2.6.1 Les ressources des relations partenariales

De sa place de juge des enfants, Catherine Konstantinovitch 167 constate que si de nombreuses institutions assurent souvent une action éducative satisfaisante auprès du mineur au quotidien, elles ne parviennent pas à élaborer des outils pour travailler avec celui-ci et sa famille, alors que le mineur fait partie d'un système familial dont l'ordonnance de placement précise les dysfonctionnements auxquels on doit tenter de remédier.

Ne pas prendre en compte la dimension familiale risque de placer le mineur dans une situation très difficile de "bouc émissaire" de ses proches. En effet, plus la famille est tenue à distance de l'adolescent, moins elle est informée de son évolution, et plus le fossé risque de se creuser entre eux. Même si l'ordonnance du juge désigne un enfant, le placement de celui-ci affecte l'ensemble de sa famille 168 et 169 .

L'adolescent est confronté à un autre risque lorsque sa famille est tenue à l'écart de la mesure d'aide : celui d'être désorienté en cas d'interventions simultanées et non coordonnées. Il advient, en effet, que plusieurs interventions éducatives se déroulent simultanément dans une famille. L'adolescent " ‘est victime de leur action simultanée, mais incohérente, parcellisée parce que discontinue, surtout improvisée par chacun en fonction d'un projet personnel ou de groupe. Sans ancrage sûr dans sa famille, l'enfant cas social est balloté de projet en projet que les travailleurs sociaux individuellement élaborent par rapport à sa situation et non par rapport à lui" ’ 170 . A l'incohérence des interventions éducatives simultanées et incoordonnées, s'ajoute celle des interventions successives : ‘"la continuité et la cohérence de l'action, qui peuvent seules permettre à l'enfant de posséder son histoire, nécessitent que soit fait, pour chaque enfant pris en charge, un projet avec lui et si possible sa famille’ " 171 .

Un troisième risque peut entraver l'intervention éducative si la famille de l'adolescent n'est pas prise en compte ; c'est celui d'accentuer le processus de rivalité inhérent à toute relation entre famille et équipe éducative 172 .

Jean-Marie Baudoin, ancien juge des enfants, présente deux conceptions opposées de cette rivalité. La première, qu'il qualifie de positive, " ‘dans laquelle la compétition inévitable, normale entre des partenaires, n'empêche pas que leurs actions respectives, singulières, convergent vers la même fin’ " 173 , constitue une garantie pour l'enfant et sa famille, en empêchant des interventions uniltérales et arbitraires. Dans la seconde, qu'il désigne comme négative, si les personnes concernées poursuivent bien, de bonne foi, la même fin, elles n'ont pas la même conception de l'esprit du jeu. Le respect du droit et la mise en commun des compétences limitent les conséquences de ce second type de rivalité.

C'est l'équipe éducative qui assure la gestion des actes quotidiens. Or, cette situation provoque la perte, par les parents, des mille "petits pouvoirs" qui se rattachent à ces moments ; or c'est à travers eux que les adultes participent au développement de l'enfant en montrant l'exemple, en posant des limites... " ‘Il ne s'agit pas, dit Dominique Legrand, magistrat, seulement de maintenir au profit des parents une autorité symbolique, mais surtout de les aider à prendre ou reprendre une place auprès de leur enfant. Comment pourrait-on prétendre oeuvrer en faveur d'un retour en famille en déchargeant les parents de toute participation concrète à la vie de leur enfant ?" ’ 174 . Si un accompagnement est mis en oeuvre, pour les familles que Marceline Gabel appelle "déficientes", il doit se faire au quotidien en vue de les épauler à restaurer l'estime qu'elles ont d'elles-mêmes et à retisser le lien avec leurs enfants 175 .

Ainsi, afin de limiter la position de substitution tenue par les membres de l'équipe éducative, et de réduire la rivalité entre eux et les parents, chaque acte quotidien doit donc être relié, à un moment ou à un autre, à ces derniers et à leur relation avec leur enfant. Cette attitude est " ‘constitutive de l'acte de placement’ " 176 . Une telle dynamique nécessite que l'institution se libère du modèle "familialiste", dans lequel elle se considère comme la solution aux difficultés rencontrées par l'adolescent et dans lequel elle tient la famille à l'écart, pour se vouloir au service de l'adolescent et de ses proches 177 .

Paul Durning se réfère aux travaux de J. K. Whittaker 178 , "spécialiste américain de l'internat", qui mettent en évidence les deux facteurs essentiels contribuant à la réussite de la réinsertion de l'enfant dans son milieu familial après son placement : " ‘la qualité des relations entre la famille et l'enfant placé et le travail effectué auprès de la famille pendant le placement’ " 179 . Une recherche menée par une équipe britannique précise les facteurs prédicteurs de retrouvailles durables entre un enfant s'appuyant sur un accueil résidentiel et sa famille : c'est à la fois " ‘l'absence de problème familial nouveau, une coopération facile des travailleurs sociaux avec la famille, un maintien des liens entre enfants placés et famille, un placement unique et des attentes réalistes quant au retour"’ 180 . Le temps de la séparation entre l'adolescent et ses proches ne doit pas constituer une rupture de leurs relations, mais au contraire une intense mise au travail des liens qui relient chacun 181 et 182 . L'enjeu éducatif est de produire le moins de ruptures possibles entre l'enfant et sa famille. La compétence de l'éducateur réside dans sa " ‘capacité d'instaurer et de maintenir un dialogue entre l'individu et ses différents niveaux d'appartenance’ " 183 . En outre, l'accord des parents quant au retour de leur enfant dans la famille constitue un facteur de réussite important. 184 .

La rivalité entre l'institution et la famille est arbitrée par l'adolescent qui n'a pas d'autre choix que se rapprocher des éducateurs au risque de disqualifier ses proches, ou que rester "coller" à ces derniers et ne pas s'appuyer sur l'équipe. Cette situation se retourne fréquemment contre lui ; on lui attribue la responsabilité de l'échec de la mesure d'aide. La gestion, par l'adolescent, de l'alternance des modèles qui lui sont proposés risque donc de provoquer chez lui des conflits de loyauté alors que le partenariat entre famille et institution les limite et l'amène à comprendre le sens de cette bi-appartenance. Un rapport du Conseil Supérieur du Travail Social (CSTS) précise que ‘"la "toute puissance" institutionnelle a laissé place à une volonté d'appréhender l'individu dans son contexte familial en recherchant à coopérer, à comprendre, à restaurer chaque fois que cela est possible les liens avec la famille’ " 185 . Néanmoins il ne s'agit aucunement " ‘de professionnaliser les familles ni de parentaliser les éducateurs, mais de conjuguer leurs compétences respectives’ " 186 .

Nous voyons l'impérieuse nécessité d'un partenariat entre la famille et l'équipe éducative en vue de permettre le retour de l'adolescent dans son milieu de vie habituel. Les membres de l'équipe ne peuvent se passer des familles pour faire correctement leur travail 187 et 188 . Pour Jean-Marie Miron, ‘"le partenariat avec la famille implique la reconnaissance de l'expertise et des ressources de celle-ci, dans une relation égalitaire’ " 189 . Mais, ‘"le préjugé favorable à l'endroit de l'enfant, préjugé entretenu par une intervention qui est souvent déclenchée par la nécessité de protéger l'enfant, note Claude Bilodeau, a souvent amené les professionnels à prêter davantage attention aux lacunes et aux faiblesses des parents qu'à leurs forces ou à leurs capacités"’ 190 . A propos de partenariat entre éducateurs et parents dans un contexte de suppléance familiale, " ‘la compétence la plus fondamentale du professionnel réside", selon Gilles Gendreau, "dans son habileté à utiliser les situations de vulnérabilité ou d'incompétence des parents pour amener ceux-ci à les dépasser’ " 191 . Les intervenants ont à prendre appui sur les inquiétudes de la famille plutôt que d'en stigmatiser les carences 192 .

Un autre trait significatif du partenariat entre famille et équipe éducative mérite d'être précisé. Pour Paulo Freire, la seule façon de dégager le travail social de son rôle de contrôle est de travailler avec et non pas sur des personnes, de les considérer ‘"en tant que sujets, et non en tant qu'objets ou conséquences de ses actions’ " 193 . Pierre Verdier estime au contraire que, si le placement est nécessaire, il faut " ‘l'intégrer dans un projet éducatif sur et avec l'enfant, sur et avec la famille’ " 194 . Jean-René Loubat conteste cette approche et adhère au point de vue de Paulo Freire : " ‘certains conçoivent l'association des familles comme un "travail avec", ou plutôt un "travail sur" les familles. Déviation des plus dangereuses, car la famille serait à la fois objet et usager du service, sans en être expressément le demandeur. (...) Considérer la famille comme un partenaire est bien différent que de la voir comme un client, une cible thérapeutique, car dès lors toute négociation est impossible’ " 195 . Nous nous rallions à ce second point de vue, partagé également par Gilles Gendreau. Etablir une relation partenariale avec la famille consiste, pour l'équipe éducative, à travailler avec elle et non sur elle.

Ainsi, une action éducative au service de l'adolescent, se concrétise à travers un partenariat entre la famille et l'équipe éducative, qui repose sur un échange constant entre ces adultes " ‘à propos, à partir et en vue de l'accompagnement éducatif de l'adolescent’ " 196 . Une telle relation constitue une aide réciproque en vue d'un meilleur accomplissement des fonctions d'éducateurs des uns et des autres.

Mais nous pouvons nous demander si l'émergence et le développement de cette dynamique sont envisageables lors de toutes les interventions. Nous abordons donc la question des limites du partenariat.

Notes
167.

KONSTANTINOVITCH, C. (1993). Du sujet, de la place et du placement. In VAILLANT, M. (sous la responsabilité de). L'hébergement éducatif. Vaucresson : CNFE de la PJJ. p. 68.

168.

VARIGAS, M. (1992). L'approche systémique du placement. Psychologie et Education, n° 10. p. 73.

169.

LAMARCHE, C. et al. (1991). Ces familles dites dangereuses. Lille : ADSSEAD. p. 16.

170.

BAUER, M. (1981). op. cit. p. 116.

171.

VERDIER, P. (1978). op. cit. p. 92.

172.

BOUTIN, G., DURNING, P. (1994). Les interventions auprès des parents. Bilan et analyse des pratiques socio-éducatives. Toulouse : Privat. p. 111.

173.

BAUDOIN, J-M. (1996). Conditions de possibilité d'un partenariat. 131-140. In BASS, D. et PELLE, A. (sous la direction de). Pour-suivre les parents des enfants placés. Toulouse : Erès. p. 132.

174.

LEGRAND, D. (1994). L'enfant placé par décision judiciaire : droits respectifs des familles et des établissements. Sauvegarde de l'enfance,3. p. 200.

175.

GABEL, M. (1995). Enfants à risque et travail social. Lien social, 318. p. 15.

176.

FIRCHOW, T-A. (1993). op. cit. p. 137.

177.

BADET, R. (1994). Placement en internat et placement familial. Lien social, 275. p. 5.

178.

WHITTAKER, J. K. (1992). Enhancing Social Support for High Risk Youth and Their Families Following Residential Care. In J.D. Van der Ploeg & al. Vulnerable Youth in Residential Care. Leuven : Garant.

179.

DURNING, P. (1994). op. cit. p. 665.

180.

DURNING, P. (1994). op. cit. p. 666.

181.

CLEMENT, René. (1993). Parents en souffrance. Paris : Stock. p. 211.

182.

CRIVILLE, A. (1987). Parents maltraitants, enfants meurtris. Paris : Les Editions ESF. p. 45.

183.

VERDIER, P., DANANCIER, J. (1995). Les familles et les professionnels. Lien social, 303. p. 14.

184.

SIMARD, M., VACHON, J., TARD, C. (1991). La réinsertion familiale de l'enfant placé. Analyse de la perception des parents. Université Laval : Centre de recherche sur les services communautaires. p. 85.

185.

CONSEIL SUPERIEUR DU TRAVAIL SOCIAL. (1995). Travail social et éducatif en internat. Paris : document polycopié. p. 51.

186.

GARDOU, C. et al. (1996). Parents d'enfant handicapé. Le handicap en visages. Tome 2. Toulouse : Erès. p. 30.

187.

AUSLOOS, G. (1995). La compétence des familles. Toulouse : Erès. p. 163.

188.

GENDREAU, G. (1993). op. cit. p. 86.

189.

MIRON, J-M. (1998). La compétence parentale : un concept à redéfinir. Perspectives documentaires en éducation, n° 44. p. 58, se réfère à BOUCHARD, J-M., PELCHAT, D., BOUDREAULT, P. (1996). Les relations parents et intervenants : perspectives théoriques. Apprentissage et socialisation, 17 (1-2).

190.

BILODEAU, C. (1993). Ne tirez pas sur le "placeur" ! P.R.I.S.M.E, vol. 3, n° 4. p. 484.

191.

GENDREAU, G., BAILLARGEON, L., BOUCHARD, P. (1993). Comprendre la collaboration éducateur(s)-parent(s) dans un contexte de placement. P.R.I.S.M.E, vol. 3, n° 4. p. 542.

192.

HAMON, H. (1998). Vers une redéfinition du milieu ouvert. Journal du droit des jeunes, n° 176. p. 13. L'auteur est Président du Tribunal pour enfants de Créteil.

193.

FREIRE, P. (1985). The Politics of Education : Culture, Power and Liberation. Massachusetts : Bergin and Garvey Publishers, cité par LORD, J. (1991). Des vies en transition : les processus d'habilitation personnelle. Programme de participation des personnes handicapées. Hull (Québec) : Publication du secrétariat d'Etat du Canada. p. 5.

194.

VERDIER, P. (1978). op. cit. p. 94.

195.

LOUBAT, J-R. (1994). Familles contre institutions éducatives ? De la rivalité à la complémentarité. In DRASS RHONE-ALPES et CREAI RHONE-ALPES. Parents et professionnels. Une rencontre nécessaire, difficile et souhaitée. Lyon : CREAI Rhône-Alpes. p. 32.

196.

GENDREAU, G. et al. (1993). op. cit. p. 84.