3.1 SES FINALITES

Exposons les origines de la notion d'empowerment et la traduction française de ce terme, avant d'en venir aux perspectives individuelle et collective selon lesquelles cette notion peut être envisagée, et à leur articulation.

3.1.1 Les origines de la notion d'empowerment

Aux yeux de Carolyn Swift et Gloria Levin, ‘"les racines de l'idéologie de l'empowerment prennent corps dans les fondations politiques et philosophiques de la nation américaine. L'idée de démocratie et son incarnation dans nos institutions politiques reposent sur le principe que les citoyens soient en situation d'empowerment pour participer aux décisions concernant leur bien-être’ " 204 . Mais c'est au cours des années 60, marquées aux Etats-Unis par plusieurs mouvements sociaux et politiques de grande ampleur (droits civiques et féminisme) et par l'échec des coûteuses réformes mises en place par l'Etat, que le terme empowerment a été de plus en plus employé. Celui-ci a alors capté l'attention d'intellectuels de différentes disciplines et de militants de l'action sociale, provoquant l'émergence de nouvelles approches. Il en fut ainsi en psychologie avec la création d'une nouvelle discipline, la psychologie communautaire, qui " ‘se donnait comme mandat de contribuer au développement d'un système d'organisation sociale dans laquelle chacun pourrait vivre sa différence sans que cela constitue un frein à l'accès aux ressources collectives’ " 205 .

Dans les domaines de la santé mentale et de la psychologie, c'est à partir d'une critique radicale des modèles d'intervention que l'idée d'empowerment a émergé. Ceux-ci préconisaient des programmes standardisés, sans prise en compte du contexte, et reposaient sur une différence de statut très marquée entre l'intervenant, considéré comme un expert du traitement des problèmes, et la personne en situation de difficulté, placée en position de consommateur passif. La définition du changement était alors établie à partir du seul point de vue du professionnel, qui ne prenait en compte, le plus souvent, que les faiblesses de celui qui lui était confié, et en négligeait les forces et les ressources. Il n'était jamais responsable de l'échec de l'intervention.

L'intervenant qui privilégie le principe d'empowerment implique les personnes concernées, en prenant en compte leur expertise, ce qui est réalisé à travers un échange d'informations avec elles et leur réelle participation aux décisions portant sur le dispositif d'aide. L'objectif des psychologues communautaires se référant à l'empowerment est ‘"de mettre en évidence les possibilités qu'ont les personnes de maîtriser leur propre vie’ " 206 . Il s'agit également de pallier les carences des modèles opposant ou séparant l'individu et son environnement, pour considérer simultanément ces deux aspects d'une même réalité, en s'appuyant sur les ressources du contexte, et en traitant la question de l'équilibre entre besoins individuels et collectifs. Ainsi, plus qu'un sentiment et qu'une responsabilisation de l'individu, l'empowerment constitue une mise en mouvement des divers dispositifs de l'environnement. En 1987, Julian Rappaport, un des leaders de cette évolution, définit l'empowerment comme " ‘un processus, un mécanisme par lequel les personnes, les organisations et les communautés acquièrent le contrôle des événements qui les concernent’ " 207 et propose de l'adopter comme concept intégrateur de la psychologie communautaire. Au Québec, l'idée d'appropriation est apparue, en santé mentale, " ‘comme un complément important au mouvement engagé par les politiques de désinstitutionnalisation’ " 208 .

Dans le domaine du service social, ‘"toute discussion sur l'empowerment part du constat que certaines collectivités et certaines personnes ne possèdent pas, ou ont la perception de ne pas posséder, le pouvoir sur les ressources dont elles ont besoin pour assurer leur bien-être. Toute approche axée sur l'empowerment est fondée sur la croyance que les personnes, tant individuellement que collectivement, ont ou peuvent acquérir les capacités pour effectuer les transformations nécessaires pour assurer leur accès à ces ressources, voire même les contrôler’ " 209 . Il s'agit donc de soutenir les individus et les collectivités dans leurs démarches pour se procurer le pouvoir dont ils ont besoin. William A. Ninacs précise que l'approche d'empowerment proposant des rapports entre individus, y compris entre intervenants et usagers, basés sur la réciprocité, rompt avec les philosophies axées sur la bienfaisance et la charité.

Dans le champ de l'éducation familiale, le pouvoir d'agir signifie que " ‘l'individu est, selon Jean-Marie Bouchard, le plus apte à définir et à comprendre ses besoins, à actualiser ses ressources, à gérer son développement en partageant ses savoir-faire avec les autres et les ressources de support avec son entourage’ " 210 .

La notion d'empowerment prend en compte l'idée de conscientisation chère à Paulo Freire, qui préconise la lutte contre l'oppression en favorisant chez les populations victimes, dans un premier temps, la prise de conscience des situations d'exploitation qu'elles vivent puis, dans un deuxième temps, l'engagement dans une transformation collective des rapports sociaux. Ainsi, le développement d'une conscience critique est le produit d'une dynamique dialectique d'action et de réflexion.

Au fil des années, il s'est produit un véritable engouement à propos du terme empowerment. Si l'idée générale qu'il contient porte sur un gain de pouvoir, une prise de contrôle d'une personne ou d'une collectivité sur sa destinée, sa définition peut comporter plusieurs niveaux d'analyse (individus, voisinages, communautés, organisations 211 ) et évoque une diversité des modèles. Ceux-ci peuvent être positionnés selon un axe partant de l'empowerment individuel, source de pouvoir personnel, et allant jusqu'à l'empowerment collectif, source de pouvoir social, alors que, selon l'approche communautaire, ces deux constructions sont indissociables.

Les travaux sur lesquels nous nous basons pour envisager la mise en oeuvre de la notion d'empowerment ont été réalisés aux Etats Unis ou au Canada. La grande majorité des auteurs francophones ont adopté le terme appropriation pour traduire celui d'empowerment. Cette traduction mérite d'être précisée. En effet, ce n'est que récemment que Yann Le Bossé et Francine Dufort ont proposé l'expression pouvoir d'agir.

Le verbe empower signifie, dans sa forme transitive, " ‘accorder du pouvoir aux autres’ ", et, dans sa forme intransitive, " ‘gagner ou assumer du pouvoir’ ", indique Sylvie Jutras qui s'interroge : ‘"accorde-t-on du pouvoir aux autres ou un individu, un groupe s'approprie-t-il le pouvoir’ ?" 212 . Le verbe approprier veut dire "attribuer en propre à quelqu'un", tandis que s'approprier signifie "faire sien" 213 . Ce second verbe est pronominal. Le sujet est à la fois l'auteur et l'objet de l'action. L'"appropriation" est définie comme l'" ‘action de s'approprier une chose, d'en faire sa propriété’ " 214 . Sylvie Jutras privilégie donc les termes appropriation et s'approprier pour " ‘rendre compte de cette primauté dans la responsabilité, qu'elle soit individuelle ou collective, de la prise en charge’ " 215 . La notion d'empowerment renferme, en effet, l'idée que l'individu ou le groupe est actif, et qu'il possède la maîtrise du processus de développement et d'acquisition d'un plus grand contrôle ou pouvoir sur sa vie, même si ce processus est soutenu par des intervenants. Ce choix terminologique met en valeur la vision autodéterminée du processus. Carolyn Swift et Gloria Levin adoptent un point de vue identique : ‘"On parle souvent d'empowerment en termes d'implication des personnes ou d'autorisation à ce qu'elles participent aux décisions concernant leur bien-être. Cependant, le véritable empowerment nécessite que les personnes désappropriées ne fassent pas que participer aux prises de décisions mais les prennent réellement’ " 216 . Ellen Corin et ses collaborateurs utilisent systématiquement l'expression appropriation du pouvoir pour mettre en valeur l'idée de gain de pouvoir contenue dans la notion d'em power ment. Pour John Lord et Francine Dufort, le terme appropriation " ‘se veut le pendant positif de la notion d'expropriation utilisée par Ivan Illich en 1975 dans Némésis médicale pour décrire les effets débilitants de certains aspects de divers systèmes de santé occidentaux’ " 217 . Dans ses travaux portant sur les personnes handicapées qui ont su maîtriser leur vie, John Lord parle d'"habilitation" pour désigner " ‘un ensemble de processus par lesquels l'individu réussit à accroître le contrôle qu'il exerce sur divers aspects de sa vie et à participer en toute dignité à la vie communautaire’ " 218 .

Pour traduire le terme empowerment nous optons pour l'expression pouvoir d'agir, proposée par Yann Le Bossé et Francine Dufort : elle a le mérite de bien signifier le changement par l'action et la nature fondamentale de la notion d'empowerment, le pouvoir. En référence à Julian Rappaport 219 , ces deux auteurs définissent le pouvoir d'agir comme " ‘un processus caractérisé par l'exercice d'un plus grand contrôle sur l'atteinte d'objectifs importants pour une personne, une organisation ou une communauté’ " 220 . Cette approche repose sur deux éléments distincts, la cible du changement et le moyen de provoquer ce changement. Réflexion et action étant envisagées comme indissociables, parler de pouvoir d'agir sous-entend l'existence d'un pouvoir de réfléchir.

Quelles sont les perspectives selon lesquelles on peut envisager le pouvoir d'agir ? Comment celles-ci s'articulent-elles ?

Notes
204.

SWIFT, C., LEVIN, G. (1987). Empowerment : an emerging mental health technology. Journal of primary prevention, 8. p. 72.

205.

LE BOSSE, Y. (1995). Etude exploratoire du phénomène de l'empowerment. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval : Québec. p. 8.

206.

RAPPAPORT, J. (1981). In praise of paradox : a social policy of empowerment over prevention. American Journal of Community psychology, vol. 9. p. 15.

207.

RAPPAPORT, J. (1987). Terms of empowerment/Exemplars of prevention : toward atheory for community psychology. American Journal of Community Psychology, vol. 15, n° 2. p. 122.

208.

CORIN, E., RODRIGUEZ DEL BARRIO, L., GUAY, L. (1996). Les figures de l'aliénation : un regard alternatif sur l'appropriation du pouvoir. Revue Canadienne de Santé Mentale Communautaire, vol. 15, n° 2. p. 63.

209.

NINACS, W. A. (1995). Empowerment et service social : approches et enjeux. Service social, vol. 44, n° 1. p. 70.

210.

BOUCHARD, J-M. (1988). De l'institution à la communauté. Les parents et les professionnels : une relation qui se construit. In DURNING, P. (sous la direction de). Education familiale. Un panorama des recherches internationales. Vigneux : Matrice. p. 161.

211.

DALLAIRE, N., CHAMBERLAND, C. (1996). Empowerment, crise et modernité. Revue Canadienne de Santé Mentale Communautaire, vol. 15, n° 2.

212.

JUTRAS, S. (1996). op. cit. p. 124.

213.

REY-DEBOVE, J., REY, A. (sous la direction de). (1993). Le nouveau Petit Robert. Paris : Dictionnaire Le Robert. p. 108.

214.

REY-DEBOVE, J., REY, A. (sous la direction de). (1993). op. cit. p. 108.

215.

JUTRAS, S. (1996). op. cit. p. 124.

216.

SWIFT, C., LEVIN, G. (1987). op. cit. p. 84.

217.

LORD, J., DUFORT, F. (1996). Le pouvoir et l'oppression en santé mentale. Revue Canadienne de Santé Mentale Communautaire, vol. 15, n° 2. p. 19.

218.

LORD, J. (1991). op. cit. p. 8.

219.

RAPPAPORT, J. (1987). op. cit.

220.

LE BOSSE, Y., DUFORT, F. (à paraître). op. cit.