3.1.2 Les perspectives individuelle et collective et leurs articulations

Dans la perspective individuelle du pouvoir d'agir, l'optique est, pour Sylvie Jutras, de " ‘favoriser une meilleure prise en charge individuelle, en reconnaissant à la personne des compétences et des droits que l'on cherche à valoriser, à soutenir et à développer. Il s'agit de faire échec à la résignation acquise, de développer les capacités individuelles, de transformer des attitudes, de construire des connaissances nouvelles’ " 221 . Selon cette conception, le processus de pouvoir d'agir concerne l'individu. La volonté de changement social n'est pas une condition nécessaire.

Mais envisager de cette manière le pouvoir d'agir conduit à confondre cette notion avec les concepts de compétence personnelle, de sentiment de contrôle ou d'auto-efficacité, et à en évacuer la dimension contextuelle à laquelle elle fait nécessairement référence. Mettre l'accent sur la composante personnelle du pouvoir d'agir peut contribuer au phénomène de "victim blaming", c'est-à-dire à " ‘percevoir les personnes comme étant responsables de leurs difficultés ou de leur incapacité à se sortir des conditions de vie délétères dans lesquelles elles se retrouvent’ " 222 .

De leur côté, Marc A. Zimmerman et Julian Rappaport précisent la perspective individuelle à travers le développement d'un pouvoir d'agir qu'ils qualifient de psychologique. Celui-ci est " ‘généralement présentée comme la liaison entre un sentiment de compétence personnelle, une volonté de la développer et un empressement à la mettre en oeuvre dans le domaine public’ " 223 . Ainsi, " ‘le pouvoir d'agir psychologique fait référence au niveau d'analyse de l'individu. (...) Mettre l'accent sur le pouvoir d'agir à un niveau individuel d'analyse ne devrait pas être compris comme ne pas prendre en compte les facteurs sociopolitiques et contextuels’ " 224 . Ici, Marc A. Zimmerman 225 distingue nettement une conception individualiste du pouvoir d'agir et le pouvoir d'agir psychologique : ‘"la première traite l'empowerment comme une variable de la personnalité et néglige le contexte. La seconde réfère au niveau individuel d'analyse mais adopte une analyse contextuelle et reconnaît les liens entre les niveaux d'analyse individuel et collectif’ " 226 . Le pouvoir d'agir psychologique rend compte, d'après Sylvie Jutras, sur le plan intrapersonnel, " ‘du développement d'atouts personnels tels le sentiment d'efficacité personnelle et la motivation à exercer du contrôle’ ", et sur le plan social, du ‘"développement d'habiletés à participer aux actions collectives’ ". Il repose donc, selon ce même auteur, " ‘à la fois sur les capacités personnelles à prendre des décisions et à avoir du contrôle sur sa vie, et sur l'établissement d'une compréhension critique ou analytique du contexte social et politique dans lequel doit s'insérer l'action sociale’ " 227 .

Yann Le Bossé remarque que le qualificatif psychologique, privilégié par Marc A. Zimmerman et Julian Rappaport pour préciser cette approche du pouvoir d'agir, n'est pas le plus pertinent car les variables significatives qu'ils retiennent possèdent une forte composante sociale. Il propose de recourir à celui de personnel.

Dans la perspective collective du pouvoir d'agir, il existe une ambition politique, une volonté de favoriser le changement social. Ce processus concerne une communauté ou une collectivité, et vise une modification des caractéristiques de celle-ci, afin de permettre une nouvelle distribution du pouvoir. Pour Sylvie Jutras, il s'agit que " ‘les gens assument du contrôle et de la maîtrise sur leur vie dans leur environnement social et politique’ " 228 . Cet auteur précise que la démarche de groupe suppose " ‘comme conditions de succès un nouvel accès aux ressources, le droit de participer aux prises de décision et une influence réelle sur les résultats de la démarche’ " 229 . Parler de pouvoir d'agir collectif invite à réfléchir sur notre façon de concevoir les rapports entre l'individu et la société.

Le processus de pouvoir d'agir fait référence à ‘"une démarche à la fois personnelle, se reconnaître comme une personne pouvant détenir une place significative dans la société, et sociopolitique, aplanir les inégalités sociales à travers l'action collective et les changements structurels’ " 230 . Ne pas prendre en compte la visée sociopolitique du pouvoir d'agir présente donc un risque de galvaudage de cette notion. Le point de vue de John Lord et Francine Dufort est partagé par Claire Chamberland et ses collaborateurs 231 pour lesquels les dimensions reliées aux relations de pouvoir et à la sphère politique sont au coeur du pouvoir d'agir.

Si la plupart des auteurs, envisageant le pouvoir d'agir selon la perspective collective, traitent de l'individu, l'inverse n'est pas vrai. William A. Ninacs se réfère, d'une part, à L. H. Staples 232 pour affirmer que ‘"l'empowerment individuel serait un préalable pour le leadership du groupe quoiqu'il ne saurait garantir l'empowerment collectif’ " 233 . D'autre part, il s'appuie sur J-A. B. Lee 234 pour énoncer que " ‘l'empowerment de l'individu ne fait pas seulement partie intégrante de l'empowerment d'une collectivité, l'empowerment d'une collectivité doit même le favoriser. De fait, ces deux processus sont réciproques et non pas en opposition’ " 235 .

R. Labonte 236 indique que le processus de pouvoir d'agir se développe selon le continuum suivant : le pouvoir d'agir personnel, le développement de petits groupes, l'organisation communautaire, la revendication en coalition, l'action politique. Cette progression est susceptible de se dérouler si le nombre de personnes impliquées dans le processus croît.

Le pouvoir d'agir individuel peut avoir un effet négatif sur le pouvoir d'agir collectif si le développement du premier processus incite les personnes qui le vivent à quitter le groupe auquel ils appartenaient jusqu'alors. Leur départ affaiblit l'organisation communautaire. " ‘La perspective individuelle, dit Sylvie Jutras, ne se définit pas elle-même en opposition avec la perspective collective de l'appropriation et n'en rejette pas les principes’ " 237 .

Tout en remarquant que " ‘personnaliser la notion d'empowerment à l'excès risque de conduire à un appauvrissement, voire même à l'élimination de l'objectif de changement social, intrinsèquement contenu dans cette expression’ " 238 , Yann Le Bossé ne rejette pas les arguments des défenseurs d'une perspective prioritairement centrée sur la personne et accepte l'idée que le pouvoir d'agir personnel constitue un élément indispensable à toute velléité de changement collectif, et inversement.

Comment caractériser un processus de pouvoir d'agir ? Dans quelles conditions se développe-t-il ?

Notes
221.

JUTRAS, S. (1996). op. cit. p. 125.

222.

LORD, J., DUFORT, F. (1996). op. cit. p. 17.

223.

ZIMMERMAN, M. A., RAPPAPORT, J. (1988). Citizen participation, perceived control and psychological empowerment. American Journal of Community Psychology, vol. 16, n° 5. p. 746.

224.

ZIMMERMAN, M. A. (1995). Psychological empowerment : issues and illustrations. American Journal of Community Psychology, vol. 23, n° 5. pp. 581-582.

225.

ZIMMERMAN, M. A. (1990). Taking aim on empowerment research : on the distinction between individual and psychological conceptions. American Journal of Community Psychology, vol. 18, n° 1.

226.

DALLAIRE, N., CHAMBERLAND, C. (1996). op. cit. p. 89.

227.

JUTRAS, S. (1996). op. cit. p. 126.

228.

JUTRAS, S. (1996). idem.

229.

JUTRAS, S. (1996). op. cit. p. 129.

230.

LORD, J., DUFORT, F. (1996). op. cit. pp. 16-17.

231.

CHAMBERLAND, C., DALLAIRE, N., CAMERON,S. et al. (1996). Promotion du bien-être et prévention des problèmes sociaux chez les jeunes et leur famille : portrait des pratiques et analyse des conditions de réussite. Université de Montréal. Faculté des arts et des sciences. Ecole de service social. p. 16.

232.

STAPLES, L. H. (1990). Powerful ideas about empowerment. Administration in social work, vol. 14, n° 2. p. 34.

233.

NINACS, W. A. (1995). op. cit. p. 83.

234.

LEE, J-A. B. (1994). The empowerment approach to social work practice. New York : Columbia University Press.

235.

NINACS, W. A. (1995). op. cit. p. 85.

236.

LABONTE, R. (1990). Empowerment : notes on professional and community dimensions. Canadian Review of Social Policy, n° 26, cité par NINACS, W. A. (1995). op. cit. p. 78.

237.

JUTRAS, S. (1996). op. cit. p. 126.

238.

LE BOSSE, Y. (1995). op. cit. p. 129.