4.1.2 Les limites de sa rationalité et l'imprédictibilité des conséquences du choix retenu

Lucien Sfez rappelle que, " ‘appliquée à la décision, la rationalité d'un comportement se confond avec la clarté des enchaînements de causes. Mon comportement, mon choix est rationnel si tous les moments de ma motivation à l'exécution sont clairement ordonnés, si chaque moment engendre le suivant de manière à former une chaîne de déductions transparentes à l'entendement’ " 278 . La linéarité ne constitue donc qu'un des schémas possibles et de surcroît le moins fréquent de la décision.

Une autre façon de se représenter les décisions qui concernent les situations éducatives consiste à les appréhender en termes de complexité. Si ce qui est compliqué peut être rendu simple par décomposition en éléments simples, un monde complexe est constitué de réseaux qui ne trouvent sens et dynamisme que dans leurs relations multiformes et ne se prêtent à aucune simplification. A propos de complexité il n'est donc plus question de linéarité, mais de représentations en maillage. Toute situation éducative est complexe, possède un caractère multidimensionnel. C'est ainsi qu'elle peut être abordée dans sa dimension psychologique, sociologique, éthique... Chacun de ces regards, tout en restant partiel, tente d'établir sa propre cohérence en fonction de ses propres finalités.

Pour prendre une décision, chacune des personnes impliquées dans la situation ne retient que quelques-uns de ses éléments constitutifs. Chaque point de vue possède éventuellement sa propre rationalité dans son cadre de référence. Cependant, ce dernier peut ne pas être rationnel dans la situation considérée. De plus, les différentes rationalités ne sont pas automatiquement complémentaires. Ainsi, passer, dans le cas des difficultés rencontrées par un adolescent, d'une désignation individuelle à un élargissement familial est susceptible de s'avérer réconfortant pour celui-ci, mais risque également de mettre à mal les autres membres de la famille. Celle-ci peut alors se sentir culpabilisée par une telle démarche, ne pas adhérer à cette rationalité, et conserver la sienne qui consiste à considérer son enfant comme seule personne concernée par les difficultés. La réflexion sur ces deux approches ainsi confrontées fait partie de la problématisation de la situation sur laquelle nous reviendrons.

La complexité est à l'origine de l'indétermination et de l'incertitude des conséquences du choix retenu lors de l'élaboration d'une décision portant sur une situation éducative. En effet, dans un réseau complexe de facteurs, " ‘les causes premières et les effets ultimes ne peuvent être identifiés aisément’ " 279 . Elisabeth Oberson et Denis Villepelet 280 proposent d'appréhender l'imprédictibilité résultant de la complexité comme le signe d'un jeu, au sens mécanique du terme, ce qui rend possible toutes les stratégies et toutes les décisions : " ‘l'ennemi de la décision, c'est la pensée mutilante, la pensée par principe qui opère des disjonctions définitives, intenables dans une situation de complexité’ " 281 . La complexité nous incite alors à envisager des stratégies décisionnelles moins irréversibles ou définitives, plus ouvertes à l'aléatoire, au provisoire, au jeu des possibles. Robert V. Joule et Jean L. Beauvois 282 préconisent d'apprendre à revenir sur une décision et à considérer deux décisions successives comme indépendantes, en dépassant les normes et les idéologies ambiantes incitant à être consistants, fiables, fidèles. " ‘De nombreuses manipulations, remarquent-ils, reposent sur cette propension qu'ont les gens à adhérer à leurs décisions, négligeant ainsi ce qu'il peut y avoir de nouveau dans leur situation’ " 283 . Dans cette optique, décider consiste à prendre le risque de créer de nouveaux maillages dans le jeu d'incertitude de la complexité, et " ‘devient dès lors tracer un chemin possible à un moment donné, et demeurer capable d'en modifier le tracé en fonction de décisions ultérieures’ " 284 .

Ainsi, choisir est réalisé en ne prenant en compte que quelques caractères de la situation. Le choix provoque des transformations imprévisibles sur l'ensemble des caractères. Nous ne savons pas ce que nous décidons quand nous le décidons. Accepter l'imprédictibilité consiste à être capable de rester à l'affût des conséquences des choix arrêtés et de les saisir pour envisager de nouveaux chemins : "‘vivre et décider dans la complexité, c'est prendre pour demeure la pluralité, et donc le dialogue permanent seul capable de créer du neuf, de tisser encore et toujours de nouveaux dessins dont il n'existe pas de modèles’ " 285 .

Notes
278.

SFEZ, L. (1992). Critique de la décision. Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. p. 58.

279.

SAATY, T. L. (1984). Décider face à la complexité. Paris : Entreprise moderne d'édition. p. 17.

280.

OBERSON, E., VILLEPELET, D. (1997). Gérer la décision. Christus, 173. p. 19.

281.

OBERSON, E., VILLEPELET, D. (1997). op. cit. p. 23.

282.

JOULE, R.V., BEAUVOIS, J. L. (1987). Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble. p. 222.

283.

JOULE, R.V., BEAUVOIS, J. L. (1987). op. cit. p. 221.

284.

OBERSON, E., VILLEPELET, D. (1997). op. cit. p. 21.

285.

OBERSON, E., VILLEPELET, D. (1997). op. cit. p. 22.