4.3.2 La séduction et la manipulation

Si la séduction est bien entendu légitime et même incontournable dans certains contextes, l'utilisation de ce procédé en lieu et place de l'argumentation constitue un détournement de moyens. "‘Son usage stratégique dans l'action de convaincre relève systématiquement de la tromperie. Ce n'est plus plaire pour plaire, (...), c'est plaire pour commander. Il s'agit bien d'une stratégie de détour’ " 331 , d'un détournement en quelque sorte technique des sentiments. Séduire, c'est, par exemple, s'adresser à plusieurs interlocuteurs particuliers et faire croire à chacun d'eux que l'on pense comme lui. Séduire, c'est ne pas affirmer son point de vue propre, c'est se couler dans celui d'autrui. Séduire, c'est user d'un style de parole en décalage avec le contenu du message, le "bien parlé" se substituant à l'argument lui-même. Ainsi la clarté d'un discours peut séduire, convaincre l'interlocuteur, et l'empêcher de s'intéresser aux arguments proposés. L'on pense aux éducateurs qui refusent d'exercer leur pouvoir et peuvent en arriver à s'appuyer sur une séduction bien plus dangereuse 332 .

La manipulation consiste, selon Philippe Breton, à "‘entrer par effraction dans l'esprit de quelqu'un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement sans que ce quelqu'un sache qu'il y a eu effraction’ " 333 . La première étape de toute manipulation consiste à faire croire à son interlocuteur qu'il est libre. Or, "‘la parole manipulée est une violence : d'abord envers celui sur lequel elle s'exerce, ensuite sur la parole elle-même en tant qu'elle constitue le pilier central de notre démocratie’ " 334 . Le message manipulé est conçu pour tromper, induire en erreur, faire croire ce qui n'est pas. Il convient de distinguer communiquer qui consiste à " ‘faire partager à autrui le contenu d'une opinion et par là même à lui donner les moyens de remettre en cause cette opinion’ " et manipuler, c'est-à-dire " ‘faire adhérer autrui à une opinion dont le contenu peut être ambigu ou obscur, de sorte qu'aucune réponse n'est possible’ " 335 . Le manipulateur paralyse le jugement de son interlocuteur et fait en sorte que celui-ci accepte un contenu qu'il n'aurait pas approuvé autrement. Il est possible de manipuler en intervenant sur les dimensions émotionnelle et affective de la relation ou sur la dimension cognitive du message.

Si l'argumentation, est le respect de l'autre, la manipulation, est la privation de la liberté de l'autre, c'est un manque de respect envers lui. Néanmoins " ‘argumenter relève d'un art difficile et ne séduit pas qui veut’ ", observent Robert V. Joule et Jean L. Beauvois 336 . Le rapport de force et la manipulation restent souvent les seules possibilités laissées à ceux qui n'ont pas le pouvoir d'obtenir quelque chose d'autrui, ni même celui de s'opposer à l'exercice du pouvoir d'autrui. Ce constat nous renforce dans le projet de privilégier, chez l'adolescent et les membres de sa famille, ses parents en particulier, l'apprentissage de la prise de parole, de l'argumentation et du discours pour tenter de persuader dans les situations qui le nécessitent.

Si la manipulation se distingue de l'argumentation par son caractère clandestin, ces deux procédés font partie d'un même continuum, celui des techniques pour convaincre. Les distinguer n'est pas toujours facile. Quelques indicateurs peuvent permettre cette distinction. Ainsi, indique Philippe Breton, ‘"là où l'argumentation aménage des pauses qui sont autant de respirations dans le dialogue et laisse à l'interlocuteur la possibilité de réfléchir, d'objecter, d'accepter ou de refuser, la manipulation semble avoir comme caractéristique de traquer le silence dans l'interaction afin d'emprisonner l'autre dans une séquence continue où il n'a pas d'autre choix que de se rendre’ " 337 . Tenter de distinguer argumentation et manipulation nécessite aussi de prendre en compte le contexte de l'échange. Le même énoncé adressé à deux interlocuteurs différents peut relever du premier de ces procédés dans un cas et du second dans l'autre, en fonction du degré de connaissance entre elles des personnes en relation, ou de la capacité de l'interlocuteur à décoder le message.

Si l'ascendant personnel tient une place dans ces ressources, le statut des membres de l'équipe éducative, leur appartenance à une institution, renforcent également leur pouvoir de persuasion 338 . Mais l'argument d'autorité ne constitue pas une manipulation si l'interlocuteur est réellement en mesure de mettre en cause la proposition qui lui est soumise.

Notes
331.

BRETON, P. (1997). La parole manipulée. Paris : Editions La Découverte. pp. 81 et 82.

332.

MEIRIEU, P. (1994). op. cit. p. 70.

333.

BRETON, P. (1997). op. cit. p. 26.

334.

BRETON, P. (1997). op. cit. p. 21.

335.

JOURNET, N. (1997). Communiquer ou manipuler ? Sciences humaines, hors série n° 16. p. 61.

336.

JOULE, R-V., BEAUVOIS, J-L. (1987). op. cit. p. 11.

337.

BRETON, P. (1997). op. cit. p. 27.

338.

DE ROBERTIS, C. (1981). Méthodologie de l'intervention en travail social. Paris : Le Centurion. p. 195.