4.4.3 La problématisation de la situation

Une situation peut paraître confuse aux yeux de ceux qui la vivent parfois comme un chaos : ils ne savent pas comment aborder la situation. La première étape consiste à transformer cette représentation chaotique en un problème, en dégageant des questions.

Bertrand Saint-Sernin précise que " ‘décider ne consiste pas seulement à choisir ou à trancher entre plusieurs éventualités connues d'avance, (...) : le décideur est celui qui invente ou promeut’ " 355 . Elaborer le choix, nécessite de voir la situation autrement, de l'analyser avec un regard neuf, de traiter différemment l'information dont chacun dispose, et surtout de bousculer les habitudes. Ainsi, pour Jacques Barbichon, " ‘décider c'est voir autrement’ " 356 . D'après Jean-Louis Le Moigne, qui s'inspire de Herbert A. Simon, " ‘il faut remettre en cause l'idée selon laquelle la décision est une réponse précise à un problème donné, prédéfini. La décision est un processus où problème et réponse se construisent en même temps . (...). La première phase de la décision consiste à identifier la nature de la question à traiter. Parfois la décision conduira à changer les données du problème’ " 357 . Jean Brichaux adopte un point de vue identique, à propos des interventions éducatives : " ‘Convenons que la pratique éducative, à l'exception de quelques situations familières, s'accomode mal de solutions toutes faites. La tâche de l'éducateur est moins de résoudre un problème clairement posé que de problématiser une situation indéterminée et incertaine par essence’ " 358 . A ses yeux, le modèle actuel dominant de l'action socio-éducative est de nature réflexive. Il " ‘entend concevoir l'éducateur comme un professionnel capable d'identifier un problème et d'y apporter dans le feu de l'action une réponse acceptable sur le plan éthique et adaptée sur le plan conceptuel et ce, grâce à un savoir pratique acquis au gré des circonstances et de la réflexion dont elles ont fait l'objet’ " 359 . S'il n'est pas question de réduire la complexité qui caractérise toute situation éducative, il est envisageable d'"apprendre à l'apprivoiser" 360 . C'est ainsi qu'il est intéressant de repérer certaines contradictions et de les prendre en considération au lieu de les ignorer. Cependant, la prise en compte d'aspects contradictoires concernant une même situation, demeure malaisée. La question de loyauté d'un adolescent envers le modèle proposé par sa famille peut, par exemple, soulever des contradictions difficilement réductibles. Comment envisager la conciliation, en effet, des valeurs familiales déviantes et de celles proposées dans le cadre d'un accueil résidentiel ? Il s'avère quelquefois impossible de dépasser certaines contradictions, on ne peut que les rendre supportables.

Dans le cadre d'une décision collective, chaque personne est susceptible d'avoir sa propre lecture de la situation. Il est alors nécessaire de prendre en compte ces différents points de vue : " ‘une simple mise en correspondance des réponses individuelles est souvent impossible, tant sont multiples et de nature différente les critères de jugement à prendre en considération. Le principal travail du groupe consiste alors à redéfinir la situation, redéfinition qui suscite des confrontations et des conflits’ " 361 .

Ainsi, traiter une situation éducative nécessite de dégager un questionnement, d'en privilégier certains caractères, d'en écarter d'autres, de préciser l'idée que l'on se fait de la situation en même temps que l'on envisage des éléments de réponse. Lors d'une décision collective, chaque participant peut en écoutant les arguments des autres, être ébranlé dans ses propres certitudes. Guy Ausloos émet la proposition suivante : " ‘Si la famille était à même de donner une définition correcte du problème, elle serait à même de le résoudre’ " 362 . Les membres de l'équipe éducative aident la famille à aborder la situation. Ils ne possèdent pas la réponse, mais favorisent son émergence, en participant à la réflexion : ‘"tout ce que peut faire l'éducation, dit Olivier Reboul, est de rendre les gens responsables, de les mettre en face des vrais problèmes, des vrais choix. Le reste est conditionnement’ " 363 . C'est ce que confirme Paul Ricoeur : " ‘l'éducateur moderne n'a plus à transmettre des contenus autoritaires, mais il doit aider les individus à s'orienter dans des situations conflictuelles, à maîtriser avec courage un certain nombre d'antinomies’ " 364 . Celles-ci concernent, par exemple, l'initiation simultanée à la solitude et à la vie publique, et l'articulation entre ses propres convictions et une ouverture tolérante à d'autres positions que la sienne.

Nous devons nous prémunir contre notre éventuelle détermination éducative adossée à notre certitude d'agir dans l'intérêt de l'enfant auprès duquel nous intervenons. Nos certitudes ne l'autorisent pas à exprimer son intérêt. Nous lui imposons, en ce cas, notre point de vue. Nous décidons pour lui 365 .

Ainsi, cantonner l'adolescent et ses proches dans la mise en oeuvre d'une décision dont ils n'ont pas pris part à l'élaboration, ne leur permet pas de profiter du travail de réflexion réalisé. En revanche, leur participation au travail de définition, d'analyse et de résolution leur permet de percevoir des aspects de la situation négligés ou ignorés jusqu'alors, et d'envisager la situation sous un angle nouveau.

Problématiser, c'est prendre de la distance par rapport à la situation, être capable d'écouter les paroles des autres personnes concernées par la situation. Ecouter l'adolescent et les membres de sa famille, c'est accepter, pour l'éducateur, d'être remis en question par leur parole. A travers la problématisation d'une situation, le rôle de l'éducateur ne consiste pas à arbitrer des litiges, mais à inciter les personnes concernées par la situation à la considérer sous un angle nouveau. Etre capable de se décentrer de son point de vue, acquérir des capacités d'empathie et de réciprocité constituent des évolutions pouvant se développer en problématisant des situations. Problématiser permet de distinguer l'essentiel de l'accessoire : " ‘la solution d'un problème dépend de la manière dont il aura été défini. (...) C'est, selon Michel Crozier et Ehrard Friedberg, une lutte sur la définition du problème, c'est à dire sur la rationalité qui s'appliquera. Car les partenaires savent trop bien qu'une fois cette définition imposée, l'orientation de la décision aura déjà été très fortement structurée’ " 366 .

La qualité des relations établies entre les membres de l'équipe éducative et les adolescents accueillis dans l'institution joue un rôle lors des élaborations de décisions. Le sujet sur lequel porte celles-ci provoque des émotions plus ou moins marquées chez chacun des partenaires. Guylaine Lehoux, qui a étudié les influences réciproques entre les émotions et les processus cognitifs en jeu au cours des interventions en situation de crise, conclut que l'état d'excitation intense peut rétrécir le champ d'investigation des moyens envisageables, en particulier sur le plan de la perception et de l'encodage des éléments de la situation. Elle propose, en conséquence, la supervision de groupe comme moyen susceptible de faciliter l'utilisation des ressources cognitives en contexte de crise : " ‘La supervision de groupe, en permettant un partage des perceptions, des connaissances, des interprétations, ainsi que des choix de moyens de chacun des participants, peut permettre l'exercice de ces capacités de façon à les rendre plus familières et plus aisément utilisables par la suite’ " 367 . Jean-Paul Lavergne rejoint ce point de vue : " ‘un double effort de clarification et de cohérence, écrit-il, peut nous conduire à mieux maîtriser nos processus de pensée et de choix’ " 368 .

Décider consiste à faire un choix et à le mettre en oeuvre. Aussi, est-il nécessaire, pour les membres de l'équipe éducative, de ne pas espérer tout connaître, tout comprendre et tout interpréter de la situation sur laquelle porte la décision. Le moment venu, on doit trancher avec les informations disponibles. Dans le cadre d'une démarche visant à l'empowerment, Yann Le Bossé 369 propose aux intervenants d'être attentifs aux questions suivantes :

- Qu'est ce qui pose problème ? Autrement dit, " ‘qu'est-ce qui justifie qu'une réalité soit considérée comme un "problème" ? (...) Qu'est-ce qui conduit à intervenir ? Cette question est très importante dans une perspective d'empowerment parce qu'elle permet de mettre en évidence les prémisses (philosophiques, économiques, politiques, etc) qui sont à l'origine de l'intervention’ ".

Deux autres questions portent sur l'aspect communautaire de la démarche :

Ainsi, la prise d'une décision portant sur une situation éducative constitue une suite d'actions complexes. Le processus repose sur la mise en oeuvre de plusieurs capacités. Dans le cadre d'une décision collective, la négociation permet l'échange des points de vue en présence. L'argumentation est le mode de persuasion basé sur la démonstration. Elle favorise le dialogue entre participants. Prendre part à une décision autorise l'apprentissage de la responsabilité. Les phases de définition, d'information et de résolution du processus offrent l'opportunité de considérer la situation sous un angle nouveau. Le développement de la compétence à prendre une décision renforce le pouvoir d'agir.

Dans la partie suivante, nous envisagerons un "modèle" des conditions susceptibles de permettre, aux personnes s'appuyant sur le dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel, l'exercice de cette compétence.

Notes
355.

SAINT-SERNIN, B. (1979). op. cit. p. 1.

356.

BARBICHON, J. (1990). op. cit. p. 49.

357.

LE MOIGNE, J-L. (1993). L'apport de Herbert A. Simon aux sciences de la décision. Sciences Humaines, hors série n° 2. p. 48.

358.

BRICHAUX, J. (1993). Le savoir de l'éducateur ou quand éduquer c'est savoir s'y prendre. Sauvegarde de l'enfance, n° 3. p. 215.

359.

BRICHAUX, J. (1993). op. cit. p. 215.

360.

GENDREAU, G. et al. (1995). op. cit. vol. 2. p. 16.

361.

MOSCOVICI, S. (Sous la direction de). (1994). op. cit. p. 257.

362.

AUSLOOS, G. (1995). op. cit. p. 74.

363.

REBOUL, O. (1992). Les valeurs de l'éducation. Paris : PUF. p. 99.

364.

RICOEUR, P. (1996). In HOCQUARD, A. Eduquer, à quoi bon ?Paris : PUF. p. 94.

365.

MEIRIEU, P. (1996). op. cit. p. 28.

366.

CROZIER, M., FRIEDBERG, E. (1977). op. cit. p. 364.

367.

LEHOUX, G. (1994). L'intervention en situation de crise. Une analyse des processus cognitifs impliqués. Revue canadienne de psycho-éducation, vol. 23, n° 2. p. 103.

368.

LAVERGNE, J-P. (1983). op. cit. p. 7.

369.

LE BOSSE, Y. (1995). op. cit. pp. 136 à 139.