1.2.1 Son exercice par l'adolescent, ses parents et le groupe de pairs

La première composante concerne la découverte et le développement, par l'adolescent, ses parents et ses pairs, de leur intérêt personnel respectif ou commun à s'appuyer sur le dispositif de suppléance familiale.

" ‘C'est à partir de son intérêt et de sa motivation à agir qu'une personne peut avoir, selon Gilles Gendreau, le désir de changer et de s'approprier la démarche requise pour le faire’ " 387 . Si la mise en oeuvre du dispositif de suppléance familiale peut être vécue par l'adolescent comme une punition, comme un rejet de la part de ses proches, un des rôles de l'équipe éducative consiste à lui permettre de considérer cette mesure d'aide sous un angle constructif. Dans le cadre du groupe, " ‘le spectacle des "anciens" plus avancés dans la conquête de leur autonomie, la redécouverte de leur identité et de leur histoire, constitue un puissant facteur d'émulation’ " 388 . Ainsi, l'adolescent découvre et développe l'intérêt qu'il a à tirer profit de l'organisation de la vie quotidienne dans l'institution.

Lorque l'adolescent est hébergé hors de son milieu habituel, ses parents et ses proches souffrent de sa mise à distance. L'équipe éducative les aide alors à prendre conscience qu'ils ont intérêt à s'appuyer sur cette mesure plutôt que de la subir. Elle leur permet de " ‘découvrir que l'accompagnement éducatif de leur jeune peut devenir source de satisfaction pour eux aussi et non plus un nouvel alourdissement de leurs tâches de parents comme ils l'entrevoient si souvent’ " 389 . Si les parents expriment de l'abattement, de la lassitude, du découragement, il convient de les tenir au courant de la situation de leur enfant et de leur proposer de prendre part petit à petit à l'action éducative, afin de leur permettre de dépasser ces premiers sentiments et de découvrir l'intérêt de l'organisation de suppléance. Les proches de l'adolescent sont également susceptibles d'être engagés dans une même progression.

Les adolescents accueillis dans une même institution n'ont pas choisi de vivre ensemble. Ils constituent un groupe imposé. Celui-ci devient, pour la durée de l'accueil, leur milieu de vie habituel. Si c'est l'émergence d'un intérêt commun qui détermine la naissance d'un groupe spontané, un des rôles de l'équipe éducative est de favoriser une dynamique de même nature au sein de l'institution 390 en vue d'autoriser la découverte de l'apport d'un esprit d'entraide, de soutien mutuel, par chaque membre du groupe.

La deuxième composante porte sur une participation de plus en plus intense de l'adolescent, ses parents et ses pairs, aux interventions qui les concernent.

Le processus de pouvoir d'agir est enraciné dans l'action. L'institution propose quotidiennement aux adolescents des opportunités de participation à diverses actions. L'organisation du dispositif vise également à ce que les parents retrouvent et exercent progressivement leur rôle auprès de leur enfant. En prenant part aux interventions, l'adolescent, ses parents et ses pairs sont alors, en effet, en mesure de s'attribuer une part des changements qui en découlent. La qualité de la participation et le niveau d'implication semblent, selon Yann Le Bossé 391 , primer sur l'aspect quantitatif.

La troisième composante s'intéresse au développement, par l'adolescent, ses parents et ses pairs, de compétences mises en oeuvre pour prendre des décisions, évoluer entre eux, et développer une entraide.

L'adolescent peut éprouver des difficultés pour entrer en relation avec ses proches. Dans ces situations, il ne parvient pas à éviter de fuir ou d'être violent. Les membres de sa famille connaissent éventuellement les mêmes difficultés. En acquérant et en développant certaines compétences, ils sont alors en mesure de se rencontrer dans des conditions qui leur permettent d'échanger, de négocier, de mener des actions communes.

La quatrième composante concerne le développement de l'estime de soi, par l'adolescent, ses parents et ses pairs.

Avant de s'appuyer sur un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel, l'image qu'un adolescent a de lui-même est, le plus souvent, détériorée. Son estime personnelle est faible, ce qui l'entrave dans sa vie quotidienne. Une basse estime de soi rendant laborieuse, par exemple, toute prise de décision, il en diffère l'élaboration 392 . Il est inquiet des conséquences possibles. Prendre part à la vie de l'institution le conduit à découvrir ses aptitudes. Les autres participants le confortent dans cette perception et lui renvoient une image positive. Ce processus va donc dans le sens d'un renforcement, par l'adolescent, de son estime personnelle.

Lors de la mise à distance de leur enfant, les parents connaissent eux aussi, une détérioration de leur propre image et de leur estime personnelle. Ils ne savent pas comment réagir et que faire pour influencer favorablement le cours des événements. En effet, ils se considèrent, en général, responsables de ce qu'ils vivent comme un échec avec leur enfant et de leur "abandon" consécutif 393 . Le retrait de l'enfant provoque dans la famille une blessure irrémédiable : " ‘elle est aux yeux de tous, comme à ses propres yeux, montrée du doigt comme "mauvaise famille". Alors, c'est le découragement, ou la révolte’ " 394 . Conséquemment, les familles, avec leurs adolescents impossibles chez eux ou ailleurs, " ‘vont être prises dans un engrenage qui paralyse leur savoir-faire et leur compétence et où tout semble s'enchaîner pour que chacun se sente irrésistiblement pris et disqualifié’ " 395 . La participation des parents aux interventions concernant leur enfant est susceptible de les aider à dépasser leurs premières réactions de découragement et de favoriser le développement de leur estime personnelle.

Pour chaque adolescent et ses parents, cette évolution passepar l'auto-reconnaissance de la légitimité de leur identité propre et de leur propre compétence, jusqu'à la reconnaissance de cette même compétence par les autres.

La cinquième composante porte sur le développement, par l'adolescent, ses parents et ses pairs, d'une conscience critique.

A ce propos, William A. Ninacs 396 envisage une progression qui évolue de la construction d'une conscience collective (l'individu n'est pas seul à avoir un problème), à celle d'une conscience sociale (les problèmes individuels et collectifs sont influencés par la manière dont la société est organisée), et à celle d'une conscience politique (la solution de ces problèmes passe par une action de changement social). Cette progression s'opère à travers un questionnement, une remise en question.

Pour sa part, Jacques Ardoino distingue la "sensibilisation" qui désigne " ‘la connaissance des processus intéressant le développement personnel et le jeu des interactions dans le cadre micro-groupa’ l", de la "conscientisation"qui repose sur une ‘"relecture des pratiques sociales, des praxis avec une interrogation critique sur les significations économiques, idéologiques et politiques de celles-ci, dans une perspective évidemment macro-sociale’ " 397 .

Les interventions éducatives mises en oeuvre dans le cadre d'un accueil résidentiel sont principalement orientées vers une activité de sensibilisation, définie par Jacques Ardoino. La vie de groupe, qui facilite le partage des trajectoires individuelles, permet à ses membres de se rendre compte qu'ils ne sont pas seuls à connaître des difficultés. Ainsi, la mesure d'aide peut favoriser la construction d'une conscience collective. Celle d'une conscience sociale repose sur la socialisation juridique de l'adolescent que Chantal Kourilsky-Augeven présente comme " ‘le processus de construction précoce du rapport de l'individu au droit au cours de l'enfance et de l'adolescence’ " 398 . Ce processus n'est pas forcément explicite ou conscient : ‘"la socialisation juridique implicite ou inconsciente, celle dans laquelle le sujet ne sait pas qu'il s'agit de droit, semble tout aussi efficace que le premier type de socialisation juridique’ " 399 . Elle montre, à partir de recherches américaines récentes, que la conscience juridique des adultes est très fortement enracinée dans l'enfance et l'adolescence. En France, prédomine une image de la loi qui, " ‘même alors qu'elle est perçue comme impérative et fixant des contraintes, est cependant considérée simplement comme "à respecter" ou "à suivre" parce qu'elle facilite les interactions sociales’ " 400 .

Ainsi, pour un adolescent vivant une relation de confiance avec sa famille, la référence à la loi est comprise en termes de respect des autres 401 , alors que pour celui dont l'environnement est aussi peu stable que fiable, la loi le renvoie aux relations d'incompréhension connues pendant son enfance et à l'arbitraire des adultes. " ‘La loi, affirme Catherine Glon, est un espace de liberté dans la mesure où, à l'intérieur on a chacun la même existence. Là où on ne se fait pas reconnaître par la loi, c'est qu'on n'existe pas et qu'on n'appartient pas à une société. Là où on ne reconnaît pas la loi, on se met hors de la société’ " 402 . Il est essentiel de mettre en évidence que " ‘le droit et l'institution judiciaire, dans certaines situations, peuvent seuls faire prévaloir la parole sur la violence’ " 403 . Pour Yann Le Pennec, la démocratie suppose ‘"la formation de citoyens actifs, censés appréhender le fonctionnement global de la formation sociale, pour en faire des gouvernants potentiels capables de peser sur les décisions à prendre, à chaque niveau’ " 404 .

Viser ce but nécessite un apprentissage pragmatique, un exercice concret des droits, sur les divers lieux fréquentés par les adolescents. Le recours au droit permet de poser la question de l'autorité dans ses fondements juridiques et de ne plus privilégier le rapport de forces et de pouvoir ; " ‘l'institution n'est plus considérée exclusivement comme le cadre rassurant qui contient et soutient, ni comme la chape de contention qui aliène et opprime, mais comme la structure légale autorisée qui légitime’ " 405 . Ce point de vue exige le respect de la législation, par l'équipe éducative, dans le cadre de toutes ses interventions. Une telle dynamique contribue à l'assimilation de la loi, par l'adolescent, ses parents et ses pairs, et au développement de leur conscience critique.

Les composantes du processus de pouvoir d'agir interagissent : le renforcement d'une d'entre elles contribue au développement des autres, alors que la non prise en compte d'une de ces composantes risque de réduire ou d'annuler la portée de ce processus. Selon les forces et les fragilités du sujet, l'émergence d'un pouvoir d'agir nécessite de se centrer plus sur la réalisation d'une composante que sur celle d'une autre.

C'est ainsi, par exemple, qu'une participation de plus en plus intense aux interventions permet à l'adolescent de découvrir et développer son intérêt à s'appuyer sur le dispositif, d'acquérir diverses compétences susceptibles de favoriser l'amélioration de ses relations familiales et sociales, et d'accroître son estime personnelle et sa conscience critique.

Notes
387.

GENDREAU, G. et al. (1995). op. cit. Vol. 2. p. 52.

388.

BRUEL. A. (1993). A propos de l'hébergement. In VAILLANT, M. (sous la responsabilité de). L'hébergement éducatif. Vaucresson : Centre National de Formation et d'Etudes de la PJJ. p. 44.

389.

GENDREAU, G. et al. (1995). op. cit. Vol. 2. p. 30.

390.

LEMAY, M. (1975). Les groupes de jeunes inadaptés. Paris ; PUF. p. 19.

391.

LE BOSSE, Y. (1995). op. cit. p. 116.

392.

ANDRE, C., LELORD, F. (1999). op. cit. p. 35.

393.

CAPUL, M., LEMAY, M. (1996). De l'éducation spécialisée. Toulouse : Erès. pp. 247-248.

394.

VERDIER, P. (1978). L'enfant en miettes. Toulouse : Privat. p. 60.

395.

BOURQUIN, M. (1989). Délinquance et travail avec les familles. In VAILLANT, M. et al. Les adolescents difficiles. Vaucresson : CFEES. p. 186.

396.

NINACS, W. A. (1995). op. cit. p. 78.

397.

ARDOINO, J. (1980). Education et relations. Paris : Gauthier-Villars. p. 27.

398.

KOURILSKY-AUGEVEN, C. (1997, a). Socialisation juridique et conscience du droit : le point de vue de l'individu sur le droit. In KOURILSKY-AUGEVEN, C.(sous la direction de). Socialisation juridique et conscience du droit. Paris : L.G.D.J. p. 4 .

399.

KOURILSKY-AUGEVEN, C. (1997, b). Socialisation juridique et modèle culturel. In KOURILSKY-AUGEVEN, C.(sous la direction de). Socialisation juridique et conscience du droit. Paris : L.G.D.J. p. 13.

400.

KOURILSKY-AUGEVEN, C. (1997, b). op. cit. p. 24.

401.

JEAMMET, P. (1997). "L'adolescent face à la loi"... mais quelle loi ? In COUPEY, P., LERAY, J-M. (coordonné par). Adolescents et lieux d'écoute. Actes des premières rencontres nationales sur les lieux d'écoute et d'accueil pour adolescents, Paris : Fondation de France / Centre départemental de l'enfance du Morbihan. p. 145.

402.

GLON, C. (1997). La loi est un espace de liberté. In COUPEY, P., LERAY, J-M. (coordonné par). Adolescents et lieux d'écoute. Actes des premières rencontres nationales sur les lieux d'écoute et d'accueil pour adolescents, Paris : Fondation de France / Centre départemental de l'enfance du Morbihan. p. 150. L'auteur est avocate spécialisée dans le droit des enfants.

403.

LE PENNEC, Y. (1997). Une éducation pour la démocratie. Journal du droit des jeunes, n° 170. p. 9.

404.

LE PENNEC, Y. (1997). idem.

405.

VAILLANT, M. (1998). Les anges gardiens. Journal du droit des jeunes, n° 176. p. 44.