2.2.2 Les capacités exercées selon la phase du processus décisionnel

L'adolescent et ses parents s'appuient sur plusieurs compétences pour mettre en oeuvre une démarche basée sur l'argumentation. Leur combinaison constitue, chez le premier, sa compétence à prendre une décision et, chez les seconds, leur compétence à prendre une décision concernant leur enfant. Comme l'indique le tableau suivant, selon la phase du processus décisionnel, certaines sont davantage activées que d'autres

Phase du processus décisionnel Compétences susceptibles d'être exercées par l'adolescent Compétences susceptibles d'être exercées par les parents
Elaboration de la décision (définition, information, analyse, résolution et détermination) Compétence à persuader en argumentant Compétence à faire un choix en argumentant

Mise en oeuvre
Compétence à mettre le choix en oeuvre Compétence à accompagner la mise en oeuvre du choix
Evaluation Compétence à tirer profit de l'élaboration et de la mise en oeuvre de la décision Compétence à tirer profit de l'élaboration et de l'accompagnement de la mise en oeuvre de la décision

Chacune de ces compétences est elle-même organisée à partir de la combinaison de plusieurs capacités. Les trois tableaux suivants indiquent ces combinaisons.

Compétence Capacités
Persuader en argumentant - S'exprimer
- Ecouter
- Problématiser
- S'engager dans un conflit
Faire un choix en argumentant - S'exprimer
- Ecouter
- Problématiser
- S'engager dans un conflit

L'exercice concomitant d'un pouvoir de persuasion, par l'adolescent, et d'un pouvoir de décision, par ses parents, repose sur leur compétence respective à argumenter, organisée à partir des capacités à s'exprimer, écouter, problématiser une situation, et s'engager dans un conflit.

Compétence Capacités


Mettre en oeuvre
- S'appuyer sur les forces des personnes concernées et sur les ressources de l'environnement
- Tenir compte des fragilités de ces personnes et des contraintes de l'environnement
- Modifier, si nécessaire, l'objectif visé et les moyens envisagés



Accompagner la mise en oeuvre
- Aider son enfant à s'appuyer sur les forces des personnes concernées et sur les ressources de l'environnement
- Aider son enfant à tenir compte des fragilités de ces personnes et des contraintes de l'environnement
- Aider son enfant à modifier, si nécessaire, l'objectif visé et les moyens envisagés

L'exercice de la compétence à mettre en oeuvre le choix nécessite, pour l'adolescent de s'appuyer, d'abord, sur les forces des personnes concernées par le choix et sur les ressources de l'environnement, de tenir compte, ensuite, des fragilités des premières et des contraintes du second, afin d'atteindre les objectifs jugés importants, de modifier, enfin, si nécessaire, ces objectifs et les moyens à utiliser pour les atteindre. Celui de la compétence à accompagner la mise en oeuvre du choix retenu consiste, pour les parents, à soutenir leur enfant durant cette phase du processus.

Compétence Capacités


Tirer profit de l'élaboration et de la mise en oeuvre
- Identifier les capacités mises en oeuvre et envisager leur développement
- Identifier et prendre en compte les difficultés rencontrées
- Identifier l'écart éventuel entre l'objectif visé et ce qui a été réalisé


Tirer profit de l'élaboration et de l'acompagnement de la mise en oeuvre
- Identifier les capacités mises en oeuvre et envisager leur développement
- Identifier et prendre en compte les difficultés rencontrées
- Identifier l'écart éventuel entre l'objectif visé et ce qui a été réalisé

Exercer sa compétence à tirer profit de sa participation à l'élaboration de la décision, et à sa mise en oeuvre ou à l'accompagnement de celle-ci, consiste à identifier les capacités mises en oeuvre, les difficultés vécues durant ces moments et l'écart éventuel séparant les objectifs visés de leur réalisation effective. C'est également envisager le développement de ces capacités, prendre en compte ces difficultés, et examiner cet écart éventuel.

Précisons successivement les capacités à s'exprimer, à écouter, à problématiser une situation, à s'engager dans un conflit, à s'appuyer sur les forces des personnes et les ressources de l'environnement, à tenir compte des fragilités des unes et des contraintes de l'autre, à soutenir l'enfant dans la mise en oeuvre du choix, et à développer les capacités exercées au cours de l'élaboration et de la mise en oeuvre de la décision.

Chaque protagoniste, qui envisage, à sa façon, la situation sur laquelle porte la décision, est appelé à faire part de son point de vue avec précision, en employant un vocabulaire accessible à tous. Or, les difficultés langagières de l'adolescent et de ses proches inhibent souvent leur expression. En outre, certaines décisions sont fortement chargées émotionnellement : tel est le cas de celles qui portent sur les relations familiales. En tout état de cause, si les participants au processus décisionnel perçoivent l'effet positif produit par leur propos, ils sont encouragés à s'exprimer. L'essor de cette capacité se réalise par la prise de conscience des intérêts qu'elle présente et des facilités qu'elle apporte.

Dans son milieu de vie habituel, l'adolescent n'avait pas souvent l'occasion d'élaborer des décisions dans le calme. La fuite ou la violence constituaient ses principaux modes de relation. Il lui est difficile de changer de registre et de faire l'expérience de la sincérité, c'est-à-dire d'être capable d'exprimer à ses interlocuteurs des propos en accord avec des sentiments réels. Les décisions concernant les choix les plus anodins constituent des terrains fertiles de découverte et d'exercice de cette capacité, qui nécessite une attitude d'écoute chez les différentes personnes en présence. En effet, la situation la plus propice à l'expression de l'autre est ‘"la situation où il ne se sent ni jugé ni analysé et interprété, ni guidé par des conseils, ni manipulé ou harcelé par des questions. C'est une situation où il se sent écouté’ " 415 .

Ecouter, être attentif, consiste à participer à l'établissement d'un climat propice à la prise de parole par chaque participant, en laissant à chacun le temps d'énoncer son point de vue, en s'intéressant aux propos échangés. La circulation de l'information entre les participants n'est possible qu'à la condition qu'ils s'écoutent mutuellement, que chacun d'entre eux accepte d'être remis en cause. Ecouter les parents, c'est parfois leur donner les moyens d'écouter leur enfant 416 . Afin de favoriser un tel climat, il s'avère parfois opportun de mettre en place plusieurs lieux de parole plutôt que de regrouper des personnes qui éprouvent des difficultés à être ensemble. La construction intelligente d'une situation éducative repose sur les qualités d'"observateur" et d'"écouteur" des membres de l'équipe 417 . Il s'agit pour ceux-ci de s'appuyer sur leur capacité empathique, c'est-à-dire à " ‘vraiment se mettre à la place d'un autre, (à) voir le monde comme il le voit’ " 418 . On écoute une personne en l'amenant à se sentir comprise et reconnue comme digne d'estime.

Problématiser une situation amène à passer d'une représentation plus ou moins confuse de la situation à un questionnement et à des éléments de réponse. Cela exige :

Problématiser nécessite de disposer d'un certain nombre d'informations. A partir des travaux de Gregory Bateson, Guy Ausloos définit l'information comme " ‘une différence qui fait la différence’ ", et parle de " ‘quelque chose qui fait que l'on ne voit plus les choses comme avant, qui fait que l'on s'étonne, qui fait dire’ " ‘je n'avais jamais vu les choses comme cela’ " ou encore " ‘je ne m'étais encore jamais posé cette question’ "" 419 . Si Jacques Barbichon considère que l'information constitue le " ‘véritable carburant de la décision’ " 420 , la qualité de la décision n'augmente pas systématiquement avec la quantité d'information traitée 421 . D'où la nécessité de sélection des informations les plus riches.

Constatant, en situations éducatives‘, "une faiblesse de l'information utile et une hypertrophie de l'information non fonctionnelle’ ", Anne-Marie Favard déplore les ‘"décisions mal informées’ " 422 . Ainsi, la logique de l'information se révèle-t-elle souvent passéiste, contemplative et étiologique, au lieu d'être dynamique, situationnelle et " ‘dans l'ici et le maintenant de l'action et dans le futu’ r" 423 . Nous avons développé l'idée selon laquelle le partenariat entre famille et équipe éducative repose sur une complémentarité des rôles respectifs des uns et des autres : la connaissance que les parents ont de leur enfant conditionne la problématisation de la situation.

Problématiser une situation suppose également de mettre en cause son propre point de vue et celui des autres, en fonction de l'information échangée. La diversité des informations en présence donne une idée de la complexité de la situation, et appelle à interroger la pertinence de chacune d'entre elles. Il advient que la remise en cause d'un point de vue génère un conflit.

On s'engage dans le conflit pour explorer les divergences, pour argumenter son point de vue mis à mal par les autres participants et pour remettre en question les leurs.

Un certain nombre d'adolescents, hébergés hors de leur milieu habituel, ont adopté des comportements de fuite ou de confrontation violente à l'égard des autres. Les parents eux-mêmes ne sont pas toujours en mesure de tenir une attitude invitant au dialogue. L'absence d'échange de paroles met à mal la relation de ces adolescents avec leur famille ou leur quartier. Ainsi, " ‘un savoir-faire particulièrement utile à développer dans un bon nombre des familles de nos clients, affirme François Belpaire, est "l'habileté à gérer les relations mêmes qui y règnent’ " 424 . Les élaborations de décisions font partie de ces situations où émerge et se déploie cette capacité à se positionner autrement que par le rapport de force violent ou la fuite.

" ‘Négocier, écrit Roger Launay, c'est coopérer en utilisant le conflit’ " 425 . A ce titre, l'action éducative vise l'apprentissage, par l'adolescent et ses parents, de la capacité à s'engager dans un conflit : ‘"l'appropriation ne peut faire l'économie des conflits, car les éducateurs professionnels ont à s'approprier leur rôle par rapport à un jeune mais aussi à respecter, en complémentarité, les façons originales dont certains parents s'approprient leur rôle d'éducateur et qui ne correspondent pas toujours aux attentes des professionnels’ " 426 . Saul Alinsky estime que le conflit constitue un élément dynamisant et moteur car "tout conflit doit conduire à la négociation" 427 . Pour Gilles Gendreau, " ‘découvrir qu'il peut y avoir des solutions, voilà qui permet de relativiser les tensions inhérentes à tout conflit’ " 428 .

Ainsi, l'élaboration d'une décision constitue un moment privilégié pour laisser émerger des conflits permettant l'expression de points de vue divergents et débouchant sur des choix constructifs.

Lors de la mise en oeuvre du choix, l'adolescent prend appui sur les forces des personnes impliquées et tient compte de leurs fragilités. Il sollicite ces personnes, de manière appropriée. Il ne leur demande pas de s'engager dans des charges qu'elles ne peuvent assumer. Il s'informe au fur et à mesure de la pertinence de la démarche privilégiée et prend en compte les remarques émises. Il modifie le plan arrêté lors de la détermination de la décision, que ce soit au niveau des objectifs ou des moyens, si cela lui semble nécessaire. Il utilise les ressources de l'environnement et tient compte des contraintes. Il n'envisage pas de recourir à des moyens indisponibles.

Les parents aident leur enfant à mettre en oeuvre le choix en se tenant au courant du déroulement de cette phase. Eventuellement, ils le guident vers les moyens disponibles pour atteindre les objectifs visés, et l'avertissent des points faibles de l'organisation en place. Ils sont susceptibles d'intervenir spontanément pour envisager une éventuelle modification du choix retenu ou peuvent se tenir en retrait et attendre les sollicitations de leur enfant.

Lors de l'évaluation de la décision, l'identification des capacités exercées au cours des phases précédentes permet d'envisager leur développement. Prendre conscience que l'on est capable d'effectuer une opération que l'on ne parvenait pas à réaliser jusqu'alors, est valorisant. L'identification des difficultés rencontrées au cours de l'élaboration et de la mise en oeuvre du choix autorisera leur prise en compte au cours des décisions à venir. Repérer l'écart éventuel entre les objectifs visés et ceux qui ont été atteints permet de s'interroger sur la pertinence des premiers. La critique des moyens mis en oeuvre est faite en vue des élaborations à venir.

Notes
415.

ABRIC, J-C. (1996). Psychologie de la communication. Théories et méthodes. Paris : Armand Colin. p. 40.

416.

TREMINTIN, J. (1996). op. cit. p. 6.

417.

HADJI, C. (1992). Penser et agir l'éducation. Paris : ESF éditeur. p. 141.

418.

KINGET, G-M. (1962) In ROGERS, C. et KINGET, G-M. Psychothérapie et relations humaines : théorie et pratique de la thérapie non-directive, Vol. 1. Louvain : Publications universitaires. p. 98.

419.

AUSLOOS, G. (1991). Collaborer c'est travailler ensemble. Des parents-clients aux parents-collaborateurs. Thérapie familiale, vol. 12, n° 3. p. 242.

420.

BARBICHON, J. (1990). op. cit. p. 51.

421.

CADET, B. (1997). Les prises de décision en situation d'interface pédagogique : espérance ou expérience ? Les Sciences de l'Education, 30, 4-5. p. 15.

422.

FAVARD, A-M. (1992). op. cit. p. 27.

423.

FAVARD, A-M. (1992). idem.

424.

BELPAIRE, F. (1994). Intervenir auprès des jeunes inadaptés sociaux. Québec : Privat-Méridien. p. 146.

425.

LAUNAY, R. (1990). op. cit. p. 8.

426.

GENDREAU, G. et al. (1993). op. cit. p. 153.

427.

ALINSKY, S. (1976). op. cit. p. 46.

428.

GENDREAU, G. et al. (1995). op. cit. Vol. 2. p. 37.