1.1 UNE PRISE DE CONSCIENCE PROVOQUEE

Pierre Vermersch 439 distingue trois points de vue relatifs à la manière dont sont recueillies les informations : un "‘point de vue en première personne’ " qui est le fait de se rapporter à sa propre expérience subjective. Le chercheur se prend alors lui-même comme objet de recherche, ce qui n'autorise pas l'intersubjectivité, critère d'une démarche scientifique ; un "‘point de vue en troisième personne’ " réservé à la position d'observateur, le chercheur ne recueillant pas d'informations subjectives fournies par le sujet ; un "point de vue en seconde personne" qui désigne une méthodologie recueillant des informations subjectives, c'est-à-dire que chaque sujet s'exprime pour lui-même à la première personne. Le chercheur glane toutes les informations dont il a besoin, en utilisant, en fonction de son plan d'observation, des tâches différentes ou des sujets différents. Il est alors nécessaire, pour le chercheur, d'être clair avec sa propre expérience, pour en contrôler les effets inducteurs.

Notre recueil de données est organisé à partir de descriptions relevant d'un point de vue en seconde personne. Nous avons demandé aux sujets rencontrés de décrire le rôle que chacun a tenu, au cours du processus décisionnel.

Pierre Vermersch se réfère à la différence établie par Jean Piaget 440 entre réussir et comprendre pour énoncer que "‘l'action est une connaissance autonome (...) qu'elle existe, qu'elle fonctionne, qu'elle vise des buts et les atteint, sans nécessairement passer par une conceptualisation’ " 441 . Ainsi, pour savoir faire, nous n'avons pas besoin de savoir comment nous allons faire. La mise en oeuvre de l'action n'est pas subordonnée à un acte de la conscience réfléchie. Cet auteur extrapole le modèle de la prise de conscience de Jean Piaget à tout vécu singulier inscrit dans l'action et nous propose la modélisation suivante des étapes du passage du préréfléchi au réfléchi :

Ce modèle distingue l'acte réfléchi (réflexion) qui porte sur un vécu ayant une existence au plan de la représentation, de l'acte réfléchissant (réfléchissement) qui concerne une connaissance en acte. Il s'agit d'abord de réfléchir le vécu (réfléchissement) avant de réfléchir sur le vécu (réflexion). L'acte réfléchissant n'est pas un acte volontaire. Nous ne pouvons que produire les conditions qui vont éventuellement générer cet acte. On n'opère pas la prise de conscience, c'est celle-ci qui s'opère. Lorsque nous nous intéressons à une action, il est très fréquent que nous passions directement de la réalisation de l'action à une réflexion sur celle-ci : " ‘Pourquoi as-tu fait cela ?... Explique-moi ?...’ " Une telle façon de procéder ne prend pas en compte l'étape du réfléchissement. La personne interrogée n'a pas pris connaissance des éléments préréfléchis qui appartiennent à l'action. Les réponses apportées se fondent sur des "théories" naïves.

L'entretien d'explicitation a pour objectif de produire une description à partir du réfléchissement d'un vécu passé. Le réfléchissement crée une représentation privée déterminée par un codage sensoriel (auditif, visuel, kinésthésique, olfactif,...) dans lequel la personne a traduit son vécu. Favoriser le réfléchissement implique de guider ce codage. A ce processus succède la mise en mots du vécu de l'action. Pierre Vermersch nomme "savoir expérientiel" le produit de la thématisation opérée à partir du réfléchissement. Ainsi l'entretien d'explicitation est une prise de conscience provoquée. Il s'appuie sur la distinction entre mémoire concrète, terme emprunté à Georges Gusdorf 442 , et mémoire abstraite ou intellectuelle. La première est " ‘la mémoire du vécu dans tout ce qu'il comporte de sensorialité et le cas échéant d'émotion’ ". La seconde est ‘"basée sur le savoir sans connotation personnelle’ " 443 ; c'est la mémoire de la pensée rationnelle. Le réfléchissement est subordonné à l'activation de la mémoire concrète. Cette dernière ne concerne donc pas des éléments conscientisés mais se déclenche par la mise en route d'un élément sensoriel. Ce processus ne repose pas sur des efforts de mémoire. Il s'agit, pour l'intervieweur, de recréer des conditions pouvant le déclencher, à partir d'une impression globale de l'ordre de l'émotion ou à partir de la connaissance d'une information existante mais non encore accessible en son contenu précis. Le sujet est alors dans une position de parole qualifiée d'"incarnée", c'est-à-dire qu'au moment où il parle de l'action passée, il est davantage en contact avec celle-ci qu'avec la situation présente de l'entretien.

La position de parole incarnée n'est pas spontanée. N'ayant pas fait l'objet d'apprentissage scolaire et n'étant jamais utilisée dans la vie courante, sa mise en oeuvre nécessite un guidage actif.

Notes
439.

VERMERSCH, P. (1997). Glossaire. Expliciter, n° 18. p. 12.

440.

PIAGET, J. (1974). Réussir et comprendre. Paris : PUF. pp. 241-242.

"En un mot, comprendre consiste à dégager la raison des choses, tandis que réussir ne revient qu'à les utiliser avec succès, ce qui est certes une condition préalable de la compréhension, mais que celle-ci dépasse puisqu'elle en arrive à un savoir qui précède l'action et peut se passer d'elle".

441.

VERMERSCH, P. (1994). L'entretien d'explicitation. Paris : ESF éditeur. p. 72.

442.

GUSDORF, G. (1951). Mémoire et personne. La mémoire concrète. Tome 1. Paris : PUF. 288p.

GUSDORF, G. (1951). Mémoire et personne. Dialectique de la mémoire. Tome 2. Paris : PUF. 565p.

443.

VERMERSCH, P. (1994). op.cit. p. 100.