CONCLUSION

Nous avons défini un adolescent en situation de difficulté comme ayant peu d'estime pour lui-même, ne réussissant pas à négocier avec ses parents, et vivant souvent un processus d'exclusion sociale. De telles difficultés le mettent en danger, en compromettant son développement. L'adolescent peut, en ce cas, s'appuyer sur un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel. Il tire alors profit d'un éloignement provisoire de son milieu de vie habituel, d'une séparation entre lui et ses proches, en faisant l'expérience de nouveaux modes relationnels au sein de l'institution et en développant des compétences non activées jusqu'alors. Sa famille est également concernée par ce dispositif, dont la mise en oeuvre temporaire vise un retour de l'adolescent auprès d'elle, dès que les conditions favorables sont réunies. Si, pendant plusieurs décennies, les équipes éducatives se sont focalisées sur la fragilité de la famille et l'ont tenue à l'écart des interventions, les nouvelles lois et les stratégies actuelles se fondent sur les ressources de la famille et du réseau social de l'adolescent.

Notre approche, influencée notamment par les travaux de Carl Rogers, s'inscrit dans un courant humaniste. Nous postulons que les personnes concernées par une mesure de suppléance familiale possèdent les aptitudes nécessaires à leur épanouissement, mais que leur environnement ne leur a pas permis de les actualiser.

Au sein de sa famille, l'adolescent prend une part active dans la prise des décisions le concernant. Cette participation contribue à la formation de son identité et renforce ses liens familiaux et sociaux. Lors de ces moments, celui qui est en situation de difficulté ne parvient pas à négocier ses désaccords avec ses proches. Favoriser le recours, par l'adolescent, à des démarches décisionnelles appropriées constitue une des tâches de l'équipe éducative.

Au cours de cette recherche, nous avons tenté de mettre en évidence quelques conditions présentant un intérêt éducatif lors des décisions prises dans le cadre de l'institution, en nous référant à la notion de pouvoir d'agir, que les caractéristiques d'un accueil résidentiel nous ont incité à envisager selon une perspective personnelle. En effet, l'environnement social habituel de l'adolescent ne peut être affecté directement par les interventions de l'équipe éducative qui, en revanche, facilitent le développement d'un processus de pouvoir d'agir au sein de la famille. Nous avons donc privilégié un point de vue identique à celui adopté par John Lord dans ses travaux portant sur ‘"le processus de l'habilitation personnelle’ " 474 des personnes en situation de handicap, qui vise plus leur intégration dans la société que la mise en oeuvre d'un changement social.

Les éducateurs font en sorte que l'adolescent et les membres de sa famille, ses parents en particulier, décident dans des conditions plus favorables qu'auparavant. En effet, dans son milieu de vie habituel, l'adolescent réagit fréquemment aux situations difficiles par la fuite ou la violence. Ses proches ont alors des difficultés à garder un contact apaisé avec lui. L'acquisition et le développement de différentes compétences permettent au premier et aux seconds de négocier et de déterminer des choix dans lesquels ils s'engagent. En outre, les décisions constituent des opportunités d'affermir leur relation. Cette évolution se manifeste à travers l'amélioration de la qualité de leur dialogue et l'accroissement de leur volonté de coopérer.

S'agissant des décisions concernant leur enfant, les parents, habituels détenteurs de l'autorité parentale, portent la responsabilité de déterminer les choix et possèdent donc un "pouvoir de décision". L'adolescent est en droit de faire part de son point de vue et possède, par conséquent, un "pouvoir de persuasion". L'équipe éducative met en oeuvre les conditions susceptibles de favoriser une négociation familiale dans le respect de la législation, en exerçant un "pouvoir d'influence" sur les personnes appelées à participer au processus décisionnel.

Nous avons privilégié l'argumentation, plutôt que la séduction ou la manipulation, comme démarche de persuasion à mettre en oeuvre au cours de l'analyse, de la résolution et de la détermination des choix. Celle-ci recouvre la capacité rhétorique et la référence aux principes de respect, de réciprocité et de reconnaissance de l'identité de chacun.

La validité de l'hypothèse, initialement avancée, d'un développement synergique des ces différents pouvoirs, a été mise à l'épreuve à travers l'examen de l'organisation de quatre périodes de vacances de cinq adolescents. Or, nos résultats semblent indiquer que chacun d'entre eux développe un pouvoir de persuasion basé sur l'argumentation, indépendamment de l'éventuel exercice, par les parents, d'un pouvoir de décision fondé sur une démarche de même nature.

En effet, chaque adolescent a pris part aux différentes phases des processus décisionnels, a développé les capacités constituant sa compétence à prendre une décision et a fait prendre en compte son point de vue, lors de la détermination des choix. Il a su, d'une part, profiter du pouvoir d'influence développé à son égard par l'équipe éducative, en participant à tous les temps de réflexion qui lui ont été proposés lors de l'élaboration et de l'évaluation. Il s'est appuyé, d'autre part, sur les moyens retenus pour mettre les choix en oeuvre.

Mais, seuls les parents sollicités par l'équipe éducative pour participer à l'élaboration et à la détermination de la décision ont effectué ces tâches. Ils ont alors développé un pouvoir de décision basé sur l'argumentation, en prenant part à toutes les phases du processus décisionnel, en développant les capacités qui constituent leur compétence à prendre une décision concernant leur enfant, et en argumentant leurs choix. Ceux que les éducateurs n'ont pas mobilisés pour participer à l'élaboration et à la détermination de la décision n'ont pas contesté les choix arrêtés en leur absence. Ils ont alors exercé "par défaut" leur pouvoir de décision, accompagnant toutefois la mise en oeuvre de ces choix.

Ainsi, l'exercice, par les parents, d'un pouvoir de décision basé sur l'argumentation dépend de l'exercice, par l'équipe éducative, d'un pouvoir d'influence approprié, à leur égard. Celle-ci favorise la participation des premiers à toutes les phases du processus, soit lors de temps partagés avec l'adolescent soit lors de moments entre adultes. Elle facilite le développement de la compétence des parents à prendre une décision concernant leur enfant et contribue à la détermination argumentée de leurs choix. Tout pouvoir d'influence ne reposant pas sur ces trois composantes n'est donc pas approprié.

Quand l'équipe éducative n'a pas sollicité les parents, seul l'adolescent a profité des conditions mises en oeuvre. Malgré son intention affichée de faire en sorte que les familles collaborent à l'organisation du dispositif de suppléance, elle a adopté une attitude de substitution. Faute d'exercer pleinement son pouvoir d'influence, elle a entravé, d'une part, l'exercice, par les parents, d'un pouvoir de décision basé sur l'argumentation, d'autre part, la négociation entre ceux-ci et leur enfant. Ce qui nous conduit à la schématisation ci-après :

Envisager la dynamique entre les différents pouvoirs en termes de synergie repose sur l'idée que le développement de l'un est lié à celui des autres. A l'inverse, retenir la notion de lutte entre pouvoirs reviendrait à admettre que l'essor de l'un est lié à l'affaiblissement des autres. Ainsi, l'exercice, par l'équipe éducative, d'un pouvoir d'influence approprié a initié un développement synergique des trois pouvoirs en présence. En effet, en contribuant à l'instauration d'une négociation familiale et à la détermination du choix par les parents, l'équipe renforce sa compétence institutionnelle. A contrario, l'exercice d'un pouvoir d'influence inapproprié à l'égard des parents provoque leur mise à distance ou une lutte de pouvoir entre eux et les éducateurs.

Un partenariat entre les deux composantes du dispositif de suppléance familiale, à savoir l'institution et la "double mesure", présente un réel intérêt. Il permet à l'adolescent et à ses proches d'envisager la situation à partir de points de vue différents. L'intervenant assurant la "double mesure" leur procure un espace de réflexion dégagé des enjeux collectifs. L'articulation de ces deux composantes évite "l'émiettement" de la mesure d'aide 475 . En revanche, une indifférenciation de leurs rôles respectifs limite la problématisation de la situation et risque même de provoquer la constitution d'une coalition parfois difficilement supportable pour la famille.

Chaque équipe éducative a favorisé la prise en compte des propositions de l'adolescent concernant l'implication de son réseau social, lors de la détermination du choix. Tous les engagements pris ayant été tenus, l'évaluation de ce choix permet la mise en lumière de leurs effets bénéfiques. Alors que Michel Corbillon 476 attire l'attention sur les difficultés rencontrées par l'adolescent dans le réinvestissement de son réseau social à l'issue de la mesure de suppléance familiale, les périodes de congés sont, selon le constat que nous établissons, propices pour initier et renforcer un tel réinvestissement, malgré la distance de l'adolescent avec son milieu de vie habituel.

Le modèle de processus décisionnel, dû à Anne-Marie Favard, nous a permis de décomposer le contenu de chaque phase. Nous avons constaté le manque d'intérêt que les équipes éducatives accordent à l'évaluation, alors que sa mise en oeuvre a autorisé les participants à identifier l'intérêt éducatif de l'élaboration et de la mise en oeuvre de la décision et à en tenir compte pour modifier certaines modalités du dispositif.

La référence à la notion de pouvoir d'agir s'avère pertinente pour envisager l'organisation d'un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel : elle met en évidence les inconvénients provoqués par l'adoption d'une attitude de substitution par l'équipe éducative. Ainsi, la notion de pouvoir d'agir amène à privilégier le développement des aptitudes des personnes s'appuyant sur cette mesure d'aide plutôt que de retenir leurs fragilités et de "faire à leur place".

Tous les parents sollicités se sont mobilisés, donnant raison aux propos de Yann Le Bossé et Francine Dufort : "il est maintenant bien établi que les difficultés de participation des personnes concernées sont plus liées aux conditions associées à cette participation qu'à la volonté des personnes concernées de s'engager activement" 477 . L'équipe éducative porte la responsabilité de retenir un mode de sollicitation approprié à la situation. Cette action conditionne la participation des proches de l'adolescent et l'exercice, par ses parents, d'un pouvoir d'agir.

Ceux qui n'ont pas été sollicités n'ont pu profiter d'une telle dynamique, car les éducateurs ont adopté une attitude de substitution en décidant à leur place. Si l'intention de protéger les parents peut paraître généreuse, elle renforce leur statut d'"incapables". Les éducateurs leur donnent à penser qu'ils ne peuvent rien attendre d'eux. Aussi, ces derniers ne peuvent développer de pouvoir d'agir et se trouvent confortés dans leur résignation et leur sentiment d'impuissance. Si une telle démarche ne s'avère pas totalement défavorable à l'adolescent, elle ne favorise pas son retour dans son milieu habituel. C'est donc l'opiniâtreté de l'équipe éducative à considérer les proches de l'adolescent comme dignes d'être soutenus dans leur engagement qui autorise le partenariat avec la famille et limite tout processus de substitution.

La notion de pouvoir d'agir conduit à abandonner l'idée de passivité contenue dans l'expression prise en charge. Elle invite à privilégier celle d'une intervention circonscrite à une partie de la vie des personnes concernées par le dispositif de suppléance familiale 478 , soulignant leur rôle actif. Il n'est pas question de définir à la place de la famille ce dont elle a besoin, mais il s'agit de mettre en oeuvre les conditions favorisant la définition de ces besoins.

Si l'équipe éducative s'appuie sur la vie de groupe pour favoriser l'épanouissement des adolescents et le soutien mutuel entre eux, ses relations avec les familles sont individualisées. Introduire la référence au pouvoir d'agir selon une perspective collective, dans le cadre du conseil d'établissement, contribue à l'émergence d'une entraide entre les parents en leur proposant un lieu de réflexion au sujet de leur souffrance respective et des moyens que chacun met en oeuvre pour améliorer la relation à son enfant. Chaque participant prend alors conscience qu'il n'est pas seul à connaître une situation difficile et peut tenir compte de l'expérience des autres pour modifier sa façon de faire dans sa famille. Les parents regroupés se sentent plus forts et osent faire part à l'équipe éducative de leur point de vue sur le fonctionnement de l'institution. L'exercice de leur compétence à provoquer des changements dans le cadre de l'institution peut susciter chez eux le désir de réitérer l'expérience dans leur milieu de vie habituel, en particulier dans des associations de parents d'élèves ou d'habitants d'un quartier.

Ainsi, projet individualisé et référence à un pouvoir d'agir collectif sont non seulement conciliables mais complémentaires dans un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel. Le projet individualisé permet de prendre en compte les spécificités d'une famille et le recours à la notion de pouvoir d'agir, selon une perspective collective, est susceptible d'atténuer l'éventuel phénomène de "victim blaming" qui consiste à attribuer à la personne en difficulté la responsabilité de sa situation et de son impuissance 479 . En effet, en proposant aux parents un lieu d'exercice d'un pouvoir d'agir collectif, on permet à chacun d'entre eux de réaliser qu'il n'est pas seul à connaître ces difficultés, dont la résolution dépasse le seul cadre familial et touche à l'organisation du milieu de vie.

Au terme de notre recherche, de nombreuses questions restent en suspens. Comment, par exemple, caractériser le lien entre développement d'un pouvoir d'agir au cours d'une décision et développement d'un pouvoir d'agir dans le cadre du dispositif de suppléance familiale ? En effet, si les informations recueillies nous permettent de nous prononcer quant à certaines modalités de ce processus au cours des décisions, nous ne pouvons pas établir ce qu'il en est au niveau du dispositif en question.

Par ailleurs, nous avons travaillé uniquement sur cinq sites. La diversité de l'âge des adolescents, des mesures les concernant, de leur situation familiale et de leurs itinéraires représentent autant de variables en jeu. Qu'en est-il dans d'autres sites de la validité de nos conclusions ? En collaborant avec des adolescents volontaires, nous avons écarté de notre recueil de données ceux qui n'adhèrent pas à la mesure d'aide. En effet, aucun des cinq adolescents n'a manifesté d'opposition à l'existence du dispositif de suppléance familiale. Si certains ont traversé des périodes délicates sur le plan scolaire ou pré-professionnel, tous ont su mener leur projet respectif à son terme. Aucun n'a fugué au cours de l'année. Une autre méthode de recueil de données et un autre mode de participation des adolescents auraient-ils infléchi les résultats de cette recherche ?

Dans l'analyse des processus décisionnels, nous avons privilégié l'entretien d'explicitation, qui a permis la verbalisation du savoir expérientiel et réduit les biais consécutifs aux erreurs de mémorisation, aux rationalisations ou aux justifications. Les descriptions recueillies nous ont autorisé à inférer ce qu'il en est de l'exercice et du développement d'un pouvoir d'agir, par les personnes concernées par les décisions. La qualité des informations livrées par les participants à cette recherche met en évidence leur capacité à s'exprimer sur des sujets intimes et parfois douloureux, et confirme l'intérêt de prendre appui sur ce type de participation.

Nous avons limité ce travail à l'étude des décisions relatives à l'organisation des vacances, mais l'examen d'autres contextes serait susceptible de la compléter. Nous aurions pu étudier le suivi de la scolarité. Qui reçoit les relevés de notes et les bulletins trimestriels ? Qui rencontre les enseignants ? A qui s'adressent ces derniers lorsqu'ils désirent échanger des informations ? Nous aurions pu également nous intéresser à l'organisation du suivi médical. Comment l'équipe éducative mobilise-t-elle la famille à propos des questions de santé ?

Lorsqu'un dispositif de suppléance familiale est organisé pour épauler un adolescent en situation de difficulté et sa famille, il est maintenu, en général, pendant plusieurs années, c'est-à-dire pour une durée supérieure à celle de notre recueil de données. Une recherche planifiée sur un intervalle de temps plus important aurait éventuellement permis de repérer les caractères de l'évolution des différents pouvoirs. Si la participation des parents dépend, dans les décisions étudiées, des sollicitations de l'équipe éducative, cette dynamique s'organise-t-elle différemment au-delà d'une année ?

Pour clore, nous pouvons affirmer que tout processus de reconnaissance professionnelle repose sur deux étapes : une identification systématique des savoirs et savoir-faire individuels et collectifs déjà à l'oeuvre, suivie d'une théorisation de ces pratiques 480 . En menant cette recherche, nous avons cherché à contribuer à ce processus. La mise en évidence de quelques conditions susceptibles de favoriser l'exercice d'un pouvoir d'agir par les personnes s'appuyant sur un dispositif de suppléance familiale en accueil résidentiel permet de spécifier la prise de décision, une des tâches essentielles de l'éducateur spécialisée.

Les repères proposés ici visent prioritairement à favoriser "la solidarité comme pouvoir partagé" 481 , voire une fraternité 482 , entre toutes les personnes concernées par le processus décisionnel. C'est ce qui se réalise lorsque leurs pouvoirs respectifs se développent selon un mode synergique. Au cours de tels moments, chacun parvient à un mieux-être en s'ouvrant aux autres.

Notes
474.

LORD, J. (1991). op. cit.

475.

LEPOT-FROMENT, C. (1991). Education spécialisée. Recherches et pistes d'action. Bruxelles : De Boeck Université. p. 173.

476.

CORBILLON, M. (1998). La suppléance familiale. In BONTE, M-C. et COHEN-SCALI, V. (coordonné par). Familles d'accueil et institutions. Paris : L'Harmattan. p. 46.

477.

LE BOSSE, Y., DUFORT, F. (à paraître). op. cit.

478.

FORGET, J. (1990). La relation d'aide. Aider les adolescents et les adolescentes en difficulté. Québec : Les Editions Logiques. p. 12.

479.

LORD, J., DUFORT, F. (1996). op. cit. p. 17.

480.

PEZET, V., VILLATTE, R., LOGEAY, P. (1993). op. cit. pp. 189-190.

481.

CHAPPUIS, R. (1994). Les relations humaines. La relation à soi et aux autres. Paris : Editions Vigot. p. 45.

482.

SANCHEZ, J-L. (2000). La fraternité comme fondement d'une nouvelle réponse en faveur de l'enfant. In GABEL, M., JESU, F., MANCIAUX, M. (sous la direction de). Bientraitances. Mieux traiter familles et professionnels. Paris : Editions Fleurus. p. 103.

Jean-Louis Sanchez recourt au concept de fraternité pour exprimer l'idée que, tout le monde étant potentiellement en difficulté, chacun s'ouvre aux autres avec effectivement le sentiment que cette écoute de l'autre pourra être réciproque. Ce concept dépasse alors celui de solidarité dans lequel il est question d'une demande unilatérale, du soutien, par la société, de personnes en difficulté.