Introduction

1.Le terme ’’pouvoir’’ connaît plusieurs acceptions. Il peut être entendu comme la capacité de faire quelque chose, comme le droit d’agir d’une personne sur autrui ou sur une chose. Ainsi, dans le langage courant, le pouvoir désigne-t-‘il ’’toute maîtrise de fait’’’ 1 . En sociologie, le pouvoir est conçu comme la capacité d’un individu de réaliser sa volonté ‘’’en amenant ou contraignant d’autres personnes à agir en conformité avec cette volonté ou ces désirs’’’ 2 . Les ’’ressources’’ 3 du pouvoir sont multiples, force physique, tradition, charisme, droit. Dans les sociétés modernes, le droit est sans doute le mode principal de légitimation du pouvoir.

Pour les juristes, le pouvoir est une catégorie juridique particulière. M. E. Gaillard le définit comme une prérogative juridique finalisée 4 . Ainsi, contrairement au droit subjectif, le pouvoir est orienté vers un but, il est tout entier ordonné à la satisfaction d’un intérêt qui ne se confond jamais totalement avec celui de son titulaire 5 . Selon cette définition, le pouvoir patronal devrait donc être exercé dans l’intérêt de l’entreprise.

2.Le pouvoir est au cœur du fonctionnement de l'entreprise comme de toute société. À l'heure où tant d'écrits nous invitent à reconsidérer la place du travail, il n'est pas indifférent de constater à quel point entreprise et société ont partie liée, à quel point les évolutions de l'une jouent un rôle déterminant dans les évolutions de l'autre.

S'interroger sur le pouvoir patronal conduit donc à réfléchir sur le système d'organisation de la société. Le thème du pouvoir patronal est indissociable du débat idéologique sur les valeurs qui doivent prévaloir dans celle-ci. Cet affrontement idéologique ne pourra être ignoré dans le présent travail même si celui-ci s'attache avant tout à analyser les techniques juridiques qui assurent et entourent l'exercice du pouvoir patronal.

Le pouvoir patronal est aujourd’hui un objet d'étude pour diverses disciplines. Philosophes, sociologues, historiens, économistes et juristes analysent, sous des angles différents, l'existence et les manifestations du pouvoir patronal. L'ambition de ce travail est limitée à l'approche juridique. Il s’attache plus spécialement au pouvoir patronal de direction.

3. En tant que pouvoir économique, celui-ci est aujourd'hui au centre des préoccupations de la société. Les décisions économiques des employeurs, notamment les grandes sociétés, par les conséquences sociales qu'elles peuvent avoir, sont l'objet de toutes les attentions. La presse, et pas seulement la presse spécialisée, fait un large écho aux restructurations de toutes sortes qui affectent les entreprises et qui entraînent souvent des effets néfastes pour l'emploi. Ainsi, Michelin était-il sous les feux de l’actualité au deuxième semestre de l’année 1999 avec l’annonce d’un plan social concernant 7500 salariés malgré des profits en hausse. Fusions et acquisitions sont devenues courantes et, récemment, c'est le secteur bancaire qui s’est trouvé confronté à cette éventualité avec l'offre publique d'échange lancée par la BNP. La politique de réduction des effectifs menée par des entreprises saines au nom de l'impératif de compétitivité est, soit considérée comme inéluctable face à la mondialisation de l'économie, soit décriée et combattue au nom d'une nécessaire humanisation de l'économie. Cette recherche de maximisation du profit est amplifiée par le développement des investisseurs institutionnels dont on constate aujourd’hui la montée en puissance 6 . Ceux-ci défendent la doctrine du ’’gouvernement d’entreprise’’ qui vise à restaurer le pouvoir des actionnaires au sein des sociétés. Les investisseurs institutionnels ont pour seul but l’enrichissement des actionnaires. Leur pouvoir économique est considérable.

En France, en 1998, ils détiennent environ 33% des sociétés cotées au CAC 40 7 . Ces investisseurs institutionnels, représentés notamment par les fonds de pensions, génèrent une insécurité accrue dans la gestion de l’entreprise dans la mesure où ils incitent à transférer les risques normalement supportés par l’actionnaire sur l’entreprise. L'entreprise donne mandat de gestion des fonds à différents types de gestionnaires. Ceux-ci ont l'obligation d'obtenir le rendement financier le plus élevé possible. Si le droit d'obtenir un revenu de la détention des actions est assuré, en revanche, le droit de vote dans les organes sociaux de la société revient au gestionnaire. Ainsi, le pouvoir économique appartient-il à ces gestionnaires et non aux salariés.

Les techniques financières utilisées pour extraire la valeur dégagée par l'activité de l'entreprise, font supporter les risques de l'actionnaire à l'entreprise. En effet, ces gestionnaires anticipent les excédents que l'entreprise devrait dégager et les actualisent pour obtenir la valeur actuelle des flux de revenus futurs anticipés. Par le rachat d'actions ou le paiement des dividendes en numéraire, les investisseurs institutionnels peuvent exiger le versement de ces excédents futurs. Pour cela, l'entreprise devra au moins réaliser le niveau d'excédents anticipés et transférera à son tour le risque sur ses sous-traitants et ses salariés. Ces investisseurs sont guidés exclusivement par une logique de profit au détriment des besoins de l’entreprise.

4.Le rôle de ces gestionnaires institutionnels et la doctrine juridique qu’ils soutiennent suscitent à une abondante littérature 8 . Cependant, la place de ces investisseurs dans la société commerciale, si elle n’est pas sans incidence sur la gestion des entreprises, ne concerne pas directement la problématique du pouvoir patronal de direction mais le pouvoir de contrôle des actionnaires sur les dirigeants.

La doctrine du gouvernement d’entreprise renouvelle le débat sur les modes de dévolution et l’exercice des pouvoirs au sein de la société mais n’affecte pas directement le régime du pouvoir patronal de direction. C’est un débat interne à la personne de l’employeur. Ce n’est donc que de manière incidente que sera abordé le rôle des investisseurs institutionnels.

Par ailleurs, l'entreprise est un lieu décisif de l'évolution des rapports sociaux. Le rapport des individus à l'emploi structure les relations au sein de la société. Aujourd’hui, les formes d’emploi se caractérisent par leur hétérogénéité. Le rapport salarial fordiste a cédé la place à une différenciation des formes d’emploi 9 . Aussi, certaines politiques patronales de direction des personnes, avec la précarisation du travail, la multiplication des statuts différents, favorisent-elles l'individualisme, la mise en concurrence des salariés et par conséquent le développement d'une société éclatée.

5. Les enjeux économiques et l'évolution des rapports sociaux qui sont au cœur de l'entreprise dépassent donc largement son cadre. Pourtant, le code du travail ne consacre pas expressément le pouvoir patronal. S'il a pour objet d’encadrer et de limiter son exercice, jamais il ne le définit. Il convient dès lors de se référer à la doctrine pour approcher cette notion. Classiquement, celle-ci reconnaît trois pouvoirs distincts à l'employeur : le pouvoir de direction, le pouvoir réglementaire et le pouvoir disciplinaire 10 .

Le pouvoir de direction est l'essence du pouvoir patronal. De ce pouvoir dérivent les pouvoirs normatif et disciplinaire. Le pouvoir normatif se traduit notamment par l'élaboration par l'employeur du règlement intérieur.

D'autres règles patronales peuvent également produire des effets sur les salariés. Il peut s'agir par exemple des dispositions unilatérales accordant un avantage dans l'entreprise. Quant au pouvoir disciplinaire, il habilite l'employeur à sanctionner un salarié qui a commis une faute. Depuis la réforme de 1982, les sanctions susceptibles d’être prononcées par l'employeur doivent figurer dans le règlement intérieur. Pouvoir normatif et pouvoir disciplinaire de l'employeur seront parfois évoqués au cours de ce travail tant ils sont imbriqués avec le pouvoir de direction. Par exemple, le pouvoir d'organisation de l'entreprise, qui est l’une des manifestations du pouvoir de direction, ne peut être abordé sans évoquer le règlement intérieur. De même, prononcer le licenciement pour faute d'un salarié participe du pouvoir de sanction de l'employeur mais également de son pouvoir de direction qui a pour finalité d'assurer la bonne marche de l'entreprise.

6.Le contenu du pouvoir de direction diffère selon les auteurs. Certains le présentent comme le pouvoir de direction des salariés 11 , un ’’pouvoir général de commandement’’ 12 alors qu’il est, pour d’autres, le pouvoir économique, la liberté d’opérer les choix économiques et technologiques 13 . Parfois pouvoir de direction des personnes et pouvoir de gestion sont liés 14 .

C’est cette dernière conception du pouvoir de direction que nous retiendrons. En effet, la gestion d’une entreprise conduit à reconnaître deux prérogatives distinctes à l’employeur : un pouvoir de direction économique et un pouvoir de direction des personnes. Certes, ces deux branches du pouvoir de direction sont étroitement liées dans la mesure où les décisions patronales d’ordre économique affectent souvent la situation des salariés. Ainsi, la modification des outils de production entraînera-t-elle celle des fonctions des salariés. Cependant, la direction des salariés, si elle s’inscrit dans une stratégie économique globale, se manifeste par des mesures visant directement les salariés. Il y a deux niveau de décisions : la décision stratégique générale et celle qui s’adresse à une personne ou un groupe de personnes défini. La première relève du pouvoir de gestion alors que la seconde ressortit du pouvoir de direction des personnes.

L’étude du pouvoir patronal de direction dans les ouvrages généraux de droit du travail est menée de manière indirecte, à travers celle des règles qui l’encadrent. Alors que le pouvoir de direction est le premier pouvoir de l’employeur, sa présentation est diluée dans celles des limites qui lui sont assignées. Nous proposerons, ici, une autre perspective consistant à placer le pouvoir patronal de direction au centre de la réflexion.

7.Le pouvoir de diriger une entreprise se manifeste par des choix unilatéraux de l'employeur à l’égard des biens et des personnes. L'employeur décide et les salariés lui sont subordonnés. Dans un contexte d'égalité civile, il est légitime de s'interroger sur le fondement de ce rapport inégalitaire entre employeur et salarié ainsi que sur la titularité de ce pouvoir. En d'autres termes, il faut établir l'existence du pouvoir patronal de direction, s’interroger sur ses fondements et sur la personne qui le
détient (1 ère Partie).

Parce qu'aucune prérogative ne peut s'exercer sans limite, la loi, au sens le plus général, a posé des conditions à l'exercice du pouvoir patronal de direction, qui contribuent à fixer la teneur de celui-ci (2 ème Partie).

Il importe toutefois de vérifier si le système juridique fournit aussi les moyens d’assurer que ce pouvoir, normativement borné, demeure dans les limites qui lui sont assignées. Dans une optique juridique, cela revient à s'interroger sur le contrôle exercé sur le pouvoir de direction, sur la mission d’autorités externes à l'entreprise, compétentes pour assurer le respect des règles limitant la liberté de choix de l'employeur (3 ème Partie).

Notes
1.

E. Gaillard, Le pouvoir en droit privé, Paris, Economica, 1985, p.7.

2.

J.G. Belley, J.A. Carty, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2ème édition, LGDJ, 1993, p.466

3.
4.

E. Gaillard, op. cit., p.138, n°214.

5.

E. Gaillard, op. cit., p.150, n°235

6.

Voir E. Izraclewicz, Le capitalisme zinzin, Ed. Grasset, 1999, 283 pages (L’auteur démontre notamment la prise de pouvoir des investisseurs institutionnels à Wall Street).

7.

A. Maréchal, Les critères d’investissement des grands gestionnaires de fonds internationaux dans les entreprises françaises, Bull. COB, mars 1998, p.4, n°322.

8.

A. Couret, Le gouvernement d’entreprise, La corporate governance, D. 1995, Chr., p.163 ;
P. Le Cannu, Légitimité du pouvoir et efficacité du contrôle dans les sociétés par actions,
Bull. Joly, 1995, p.637 ; N. Dion, Corporate Governance et sociétés françaises, Dr. Sociétés, 1995, p.1.

9.

J. L. Beffa, R. Boyer, J.P. Touffut, ’’Les relations salariales en France : Etat, entreprises, marchés financiers’’, note de la Fondation Saint Simon, 1999, Juin, n°107.

10.

B. Teyssié, Droit du travail, 2° éd., Paris, Litec,1993, p.176 ; G. Couturier, Droit du travail, 2° éd., PUF, 1993, Tome 2, p.49, n°16 ; G. Lyon-Caen, J. Pélissier, A. Supiot, Droit du travail, 19° éd. Dalloz, 1998, p.833 ; M.F. Mialon, Les pouvoirs de l’employeur, LGDJ, 1996, p.67.

11.

B. Teyssié, Droit du travail, op. cit., p.177 et 178 ; G. Lyon-Caen, J. Pélissier, A. Supiot, Droit du travail, op. cit., p.833.

12.

B. Teyssié, op. cit., p.176.0

13.

JC. Javillier, Manuel de droit du travail, 6° éd., LGDJ, 1998, p.183

14.

G. Couturier, Droit du travail, Tome 2, op. cit., p.51, n°17 ; M.F. Mialon, Les pouvoirs de l’employeur, LGDJ, 1996, p.67 et suiv. ; G. Lyon-Caen, J. Pélissier, A. Supiot, Droit du travail, 19° éd., op. cit., p.833, n°878.