TITRE I : LES FONDEMENTS DU POUVOIR PATRONAL DE DIRECTION

9.S’interroger sur les fondements du pouvoir patronal de direction c’est, d’une part, se demander ce qui légitime ce pouvoir dans un contexte d’égalité civile, et, d’autre part, rechercher les mécanismes juridiques auxquels il se rattache. L’entreprise est un objet de recherche pour les diverses sciences sociales, droit, sociologie, économie, histoire et des ’’jalons pour un dialogue interdisciplinaire’’ 16 sont posés. Dans ces différentes disciplines, les auteurs alimentent le débat sur la question classique des fondements du pouvoir de direction. Aussi, avant d’analyser la nature des rapports de pouvoir au sein de l’entreprise, faut-il s’interroger sur la notion même d’entreprise. En effet, le terme entreprise peut revêtir plusieurs sens qu’il convient de préciser.

10. Donner une définition de l’entreprise est chose ardue 17 et la tâche première est d’essayer de clarifier le vocabulaire. Le mot entreprise peut s’entendre comme l’ensemble des biens aménagés en vue de produire des richesses, comme lieu de travail, mais il peut aussi désigner la personne de l’employeur 18 .

Dans les théories sociologiques, l’entreprise est conçue comme une organisation au sens large, c’est-à-dire une unité d’actions et de décisions. A cette définition répondent tous les lieux où s’effectue un travail concret : usine, administration, hôpital, etc….. M. Weber définit l’entreprise capitaliste comme une ’’unité économique de profit orientée en fonction des chances d’opération marchande, et ce dans un but de tirer bénéfice de l’échange’’ 19 . C’est l’objectif de rentabilité financière qui définit ici l’entreprise, ce qui permet à un auteur d’écrire que celle-ci ’’n’est donc pas véritablement instituée comme interaction d’acteurs aux objectifs différents, voire contradictoires, à savoir les propriétaires et les salariés, mais aussi les clients et les fournisseurs, les dirigeants et les pouvoirs publics’’ 20 .

Le chômage structurel et la politique de ’’dégraissage’’ de certaines entreprises sont des phénomènes qui renouvellent le débat entre sociologues sur la place de l’entreprise dans la société 21

L’approche juridique de la notion d’entreprise est indécise. Chaque règle légale saisit l’entreprise d’une façon partielle en vue d’un certain objectif. Ainsi, les règles relatives aux droits collectifs des salariés s’intéressent-elles à la dimension de l’entreprise ou de l’établissement alors que les normes en matière d’hygiène et de sécurité font référence à la nature de l’activité.

Pour la Cour de Justice des Communautés européennes constitue une entreprise, au sens du droit communautaire de la concurrence, ’’toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de fonctionnement’’. Ne répondent pas à cette définition les organismes français de sécurité sociale dans la mesure où ils assument ’’une fonction de caractère exclusivement social … dépourvu de tout but lucratif’’ 22 . La Cour de Cassation retient une définition plus large du terme ’’entreprise’’. Dans le cadre de l’article L.122-12 al. 2 du code du travail, relatif à la modification dans la situation juridique de l’employeur, la Cour, afin de procurer une portée maximale à cette règle protectrice, reconnaît la qualification d’entreprise à toute entité assurant une activité économique sociale, culturelle ou sanitaire 23 . En matière de droit syndical et de représentation des travailleurs, l’entreprise s’entend comme toute unité économique et sociale en vertu de l’article L.431-1 du code du travail. Ainsi, dans le langage même du droit, la polysémie caractérise-t-elle le terme ’’entreprise’’ 24 .

Il ressort de ces exemples que la catégorie ’’entreprise’’ est à la fois complexe et très étendue. Au regard du droit de travail, elle recouvre les entreprises du secteur marchand, celles du secteur social, telles que les associations gestionnaires de services sociaux, et les entreprises dites de tendance. Tout au plus peut-on dire que le terme ’’entreprise’’ désigne un ensemble de personnes sous l’autorité d’une direction et participant à une activité commune.

11. A la diversité des acceptations du terme lorsqu’il désigne un objet de droit positif répond celle de l’entreprise comme élément de la réalité socio-économique. Depuis la seconde guerre mondiale, les entreprises ont connu une évolution considérable tant d'un point de vue technologique qu’économique. Les machines et méthodes de travail se sont renouvelées et les échanges de biens et services se sont intensifiés à l’échelle planétaire. Un puissant courant de concentration a donné naissance à des firmes géantes et transnationales qui cohabitent avec des petites et moyennes entreprises. Aujourd’hui, la constitution d’immenses conglomérats diversifiés n’est plus de mise. Les grandes firmes se recentrent sur les métiers qu’elles maîtrisent le mieux et externalisent les autres activités. Ce phénomène de déconcentration productive s’accompagne d’une accélération de la concentration financière 25 . Ainsi, la réalité de la diversité des entreprises ne correspond-elle pas à celle des affaires 26 .

En effet, les petites et moyennes entreprises, nées de ou entretenues par la politique d’externationalisation menée par les sociétés multinationales, restent sous la dépendance économique et financière de celles-ci.

On ne peut, par conséquent, aborder de façon univoque les problèmes liés à l’entreprise, tant celle-ci reflète des réalités différentes. Aujourd’hui, le paysage des entreprises est marqué par la diversité. Toutes n’ont pas les mêmes besoins ni les mêmes pratiques. Selon leur taille, leur degré d’autonomie, leur secteur d’activité, la place du travail dans l’entreprise et les modes d’exercice du pouvoir varient.

Au delà de cette diversité, deux représentations générales de l’entreprise se dégagent (chapitre 1). Celle-ci est présentée, soit comme une communauté de travail, soit comme un lieu d’intérêts divergents. L’analyse des assises normatives du pouvoir patronal de direction conforte cette seconde théorie (chapitre 2).

Notes
16.

A. Jeammaud, ’’L’entreprise’’ selon le droit et les pouvoirs juridiques, Jalons pour un dialogue interdisciplinaire, in Entreprise, institution et société, Rapport de recherche, ouvrage collectif, Maison Rhône-Alpes des sciences de l’homme, 1996, p.17.

17.

N. Catala, L’entreprise, in traité de droit du travail, sous dir. G. H. Camerlynck, Paris, Dalloz, 1980, Tome IV, avant propos, p.VI.

18.

G. Lyon-Caen, L’entreprise dans le droit du travail, travaux et recherches, IDC, Paris,
Ed. Cujas, 1966, p.323.

19.

M. Weber, Histoire économique, Paris, Gallimard, 1991.

20.

H. Jacot, Les figures de l’entreprise, in Le monde du travail, ouvrage collectif, J. Kergoat,
J. Boulet, H. Jacot, D. Linahrt, Paris, éd. La Découverte, 1998, p.436.

21.

Ph. Bernoux, L’entreprise dans ses rapports à la société, Une problématique sociologique nouvelle, in Entreprise, institution et société, rapport de recherche, 1996, op. cit., p.7, voir p.8.

22.

CJCE, arrêt Poucet et Pistre, 17 février 1993, Recueil de la jurisprudence de la Cour de justice, 1993, partie I.

23.

A. Jeammaud, Th. Kirat, M.C. Villeval, Les règles juridiques, l’entreprise et son institutionnalisation : au croisement de l’économie et du droit, Rev. Int. de dr. éco., Janvier 1996, p.99.

24.

A. Jeammaud, ’’L’entreprise’’ selon le droit et les savoirs juridiques. Jalons pour un dialogue interdisciplinaire, op. cit., p.38.

25.

T. Coutrot, L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ?, Paris,
éd. La Découverte, 1998, p.229.

26.

Voir F. Caron, Histoire économique de la France, Paris, A. Colin, 1995.