§ 1 : Les différentes expressions de la doctrine de l’entreprise.

14. La théorie juridique de l’institution a été édifiée ou confortée dans les premières décennies du vingtième siècle par M. Hauriou, G. Renard et S. Romano. Pour S. Romano, ’’tout ordre juridique est une institution et, inversement, toute institution est un ordre juridique’’ 31 .

Pour M. Hauriou, une institution suppose la réunion de quatre éléments : un groupement, une mission, une structure et un ordre juridique régissant les rapports internes 32 . La doctrine de M. Hauriou a nourri la réflexion de

plusieurs auteurs travaillistes sur la nature juridique de l’entreprise dont, semble-t-il, celle de Paul Durand.

La théorie institutionnelle de l’entreprise s’est d’abord développée en Allemagne. Dès 1922, Heinz Pothoff élabora une doctrine de la ’’relation de travail’’ qui reposait sur l’engagement de la personne du salarié envers son entreprise et non sur un échange d’un travail contre un salaire. Dans cette doctrine, les membres de l’entreprise étaient considérés comme formant une association solidaire et le pouvoir de l’employeur résultait de l’adhésion à la communauté 33 .

Rejoignant cette idée de l’existence d’une communauté de travail et d’un lieu de solidarité, Paul Durand proposa une théorie institutionnelle. Il soutint que l’entreprise constituait une organisation sociale hiérarchique réunissant salariés et employeurs et mettant en œuvre des moyens de production. Tous œuvraient dans un intérêt commun, celui de l’entreprise.

Cette conception nie la lutte des classes en proposant des valeurs communes à tous les membres de l’entreprise. Responsable de la communauté, le chef d’entreprise doit disposer des pouvoirs nécessaires pour parvenir à son objectif, c’est-à-dire assurer la production et les échanges. ’’L’entrepreneur qui, dans notre organisation économique, est chargé d’assurer la production et les échanges, qui court le risque de son exploitation, et doit assurer le bien commun des membres de l’entreprise, doit disposer des pouvoirs nécessaires pour parvenir à ses fins’’ 34 . Ces pouvoirs correspondent à une fonction sociale, car ils sont exercés dans l’intérêt de l’entreprise.

Cette théorie fonde ainsi le pouvoir patronal de direction sur les responsabilités attachées à la qualité de chef d’entreprise et non sur le droit souverain du propriétaire. Ainsi, Paul Durand écrit-il que ’’ce droit de propriété, droit réel sur les choses, ne peut expliquer un pouvoir de commandement sur les personnes’’. Au droit du propriétaire, il oppose donc la recherche du bien commun de l’entreprise. En cela, il s’inspire de la théorie de l’institution d’Hauriou à propos de l’administration publique, dont les cadres sont animés par un intérêt supérieur aux intérêts individuels. Ainsi, cette analyse, empreinte de jusnaturalisme, explique-t-elle et justifie-t-elle les prérogatives de l’employeur par la nature institutionnelle de l’entreprise. Les pouvoirs patronaux ont alors un caractère nécessaire et naturel. Paul Durand a poussé sa réflexion jusqu’à établir une analogie entre l’entreprise et la société politique. Les pouvoirs patronaux, pouvoir de direction, pouvoir réglementaire et pouvoir disciplinaire, correspondraient respectivement au pouvoir exécutif, législatif et judiciaire 35 . L’analogie pourtant n’est qu’apparente. Si la théorie politique distingue effectivement trois pouvoirs, ce n’est qu’à partir de leur séparation. Or, dans l’entreprise, ces pouvoirs se trouvent réunis en une seule main. L’administrateur est également législateur et pratique une justice retenue. Aussi, cette conception métaphorique n’a-t-elle pas fait école.

15. D’autres auteurs vont s’inscrire dans le courant de la théorie institutionnelle, en reconnaissant à l’entreprise un intérêt propre et une organisation lui permettant de dégager une volonté propre.

La personnification de l’entreprise a été affirmée. Dans sa thèse, M. Despax voyait dans l’entreprise un sujet de droit naissant 36 . Au sein de l’entreprise convergeraient les intérêts des apporteurs de capitaux et des tiers. L’auteur se fondait sur la théorie de ’’la réalité des personnes morales’’ pour justifier sa position 37 . Selon cette théorie, dès lors qu’un groupement de personnes possède un intérêt permanent distinct des intérêts individuels des participants et qu’il est doté d’une organisation susceptible d’exprimer cette volonté collective, il se trouve investi, même si la loi n’en dit rien, de la personnalité juridique 38 . Ainsi la communauté d’intérêts est-elle constituée par celle des apporteurs de capitaux et des salariés. Quant à l’expression collective du groupement, M. Despax la déduisait d’un fameux arrêt de la Cour de Cassation qui reconnaissait la personnalité morale à un comité d’établissement, à une époque où la loi était silencieuse sur ce point 39 .

Sans faire référence à la personnification de l’entreprise, d’autres analyses diagnostiquent l’indépendance de la finalité de l’entreprise.

A. Brun a proposé la notion de ’’lien d’entreprise’’ pour expliquer que le pouvoir de direction n’est légitime que s’il correspond aux exigences de l’entreprise. Le lien d’entreprise a une certaine autonomie par rapport au lien contractuel. Faisant référence au principe du maintien des contrats

malgré le changement d’employeur, à la rupture des contrats à durée indéterminée dont il pensait que le motif devait correspondre aux intérêts légitimes de l’entreprise, A. Brun démontrait que le lien d’entreprise assurait la stabilité de l’emploi en prolongeant les liens contractuels. Il ne se prononçait cependant pas sur le fondement de ce lien 40 .

Pour M. Paillusseau, l’entreprise est ’’la réunion d’un ensemble d’éléments affectés à une activité économique, à un but’’ 41 , ce qui lui permettait d’affirmer son unité et son individualité. Elle est un centre d’intérêts vers lequel converge les intérêts catégoriels des apporteurs de capitaux, des salariés, des créanciers. Contrairement aux thèses qui tendent à faire de l’entreprise une personne morale, l’auteur définit l’entreprise comme une ’’entité économique et sociale organisée par le droit’’ 42 . L’entreprise et la société se superposent, la seconde étant la ’’structure d’accueil’’ de la première 43 . Toujours selon cette thèse, l’intérêt social est lié à l’objet social. Par conséquent il se compose de l’ensemble des exigences économiques et sociales attachées à l’activité, c’est à dire à l’entreprise. La prospérité de l’entreprise constitue donc l’intérêt social en même temps que son but, distinct de celui des actionnaires salariés et tiers 44 .

16. Ces courants doctrinaux composent ce qu’il est convenu d’appeler ’’la doctrine’’ de l’entreprise 45 . Celle-ci reconnaît au juge le pouvoir de contrôler la gestion patronale. Les décisions de l’employeur sont appréciées au regard de l’intérêt social qui apparaît comme le fondement et la mesure des pouvoirs patronaux. Cette doctrine développe a priori des prétentions généreuses sur le plan idéologique 46 . Fondée sur le fait que les entreprises intéressent les équilibres sociaux et l’indépendance de l’Etat, elle juge leur place trop importante pour que le pouvoir soit confié exclusivement aux associés 47 . Aussi opère-t-elle ’’la symbiose entre l’intérêt social, le but social et l’objet social’’ 48 pour affirmer que la gestion des dirigeants doit être guidée par intérêt de l’entreprise, celui-ci ne reflétant pas nécessairement celui des apporteurs de capitaux.

Dans cette vision, l’entreprise apparaît comme une entité autonome poursuivant un intérêt propre et réalisant un équilibre entre les différents intérêts catégoriels. Cependant, s’interrogeant sur le caractère communautaire de l’entreprise trente cinq ans après avoir qualifié l’entreprise de ’’sujet de droit naissant’’, M. Despax constate, ’’en l’état de l’évolution des esprits, de l’économie et de notre législation que la métamorphose de l’entreprise en une communauté est en bonne voie mais qu’il s’agit pour l’heure que d’une communauté à solidarité limitée…’’ 49 .

De même, M. Paillusseau note ’’qu’on assiste aujourd’hui à un renforcement considérable de la puissance des actionnaires dans les entreprises et la question se pose de savoir si ce fait nouveau n’est pas de nature à remettre en cause cet équilibre (entre salariés et actionnaires)’’ 50 . Ainsi, ces deux partisans de la doctrine de l’entreprise reconnaissent-ils aujourd’hui la fragilité de l’entreprise-communauté. Cela étant, cette conception de l’entreprise n’est pas totalement étrangère aux règles du droit positif.

Notes
31.

Voir D. Lochak, ’’Voir Institution (Théorie juridique et sociologique)’’, in Dictionnaireencyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2ème éd., Bruxelles-Paris, LGDJ, p.305-307.

32.

M. Hauriou, La théorie de l’institution et de la fondation, Cahier de la Nouvelle Journée,1910, n°4.

33.

Voir A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, Coll. Les voies du droit, 1994.

34.

P. Durand, Traité de droit du travail, op. cit., Tome 1, n°348.

35.

P. Durand et R. Jaussaud, Traité de Droit du travail, Tome 1, op. cit., n° 348.

36.

M. Despax, L’entreprise et le droit, LGDJ, 1957, p.167 et suiv.

37.

M. Despax, L’entreprise et le droit, op. cit., p.392., n° 366.

38.

Michoud, La théorie de la personnalité morale et son application en droit français, 3ème éd.,Paris, LGDJ, 1932, p.112.

39.

Cass. civ., 28 janv. 1954, JCP 1954, II 7018.

40.

A. Brun, Le lien d’entreprise, JCP 1962, I, 1719.

41.

J. Paillusseau, La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, Sirey, 1967,
p.74.

42.

J. Paillusseau, Entreprise, société, actionnaires, salariés, quels rapports?, D. 1999, Chr.,
p.157.

43.

J. Paillusseau, D.1999, op. cit., p.157.

44.

J. Paillusseau, D.1999, op. cit., p.157.

45.

G. Lyon-Caen et A. Lyon-Caen, La doctrine de l’entreprise, op. cit., p.618.

46.

G. Lyon-Caen et A. Lyon-Caen, La doctrine de l’entreprise, op. cit., p.618.

47.

M. Despax, L’entreprise et le droit, op. cit., n°201 ; J. Paillusseau, La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, op. cit., p.200.

48.

G. Lyon-Caen et A. Lyon-Caen, La doctrine de l’entreprise, op. cit., p.618.

49.

M. Despax, L’évolution du droit de l’entreprise, in Les orientations sociales du droit contemporain, Ecrits en l’honneur de J. Savatier, Paris, PUF, 1992, p.177.

50.

J. Paillusseau, D. 1999, op. cit., p.157.