§ 2 : Positions des syndicats de salariés.

25. Tout comme le patronat, les syndicats de salariés refusent, de façon radicale, la notion d’entreprise-communauté. Le mouvement syndical est né dans les pays capitalistes en réponse aux conditions d’exploitation du travail dans l’industrie. La profonde mutation du système d’organisation du travail le conduit aujourd’hui à redéfinir son rôle et d’aucuns ont pu parler de véritable crise du syndicalisme 73 .

Cependant, les grandes centrales syndicales conservent un rôle de défenseur et de contre-modèle de société. Elles aspirent à réformer la société à partir d’un projet politique visant à modifier fondamentalement le rapport de force entre détenteurs de capitaux et travailleurs 74 . Certes plusieurs tendances coexistent au sein du ’’syndicalisme d’opposition’’ 75 , des plus radicales aux plus coopératives. Certains distinguent aussi trois courants doctrinaux : le mouvement anarcho-syndicaliste qui prône l’urgence révolutionnaire, le courant réformiste qui recherche des solutions de remplacement au capitalisme et enfin un courant qui, sans tenter de supprimer le système capitaliste, en combat l’arbitraire et l’injustice 76 . Au delà des différences, voire des oppositions, ces doctrines syndicales récusent le concept d’entreprise-communauté. Cette condamnation du système économique laisse place à un travail syndical dans un cadre partenarial afin d’obtenir des avantages sociaux immédiats au profit des salariés.

Ce compromis productif, qui est étroitement lié à l’organisation productive et à l’environnement économique 77 , semble aujourd’hui privilégié par les centrales syndicales CFDT et CGT au détriment d’une revendication défensive. Ce choix date des années 80 pour la CFDT et a été confirmé lors du 44 ème congrès à Lille en décembre 1998. Ainsi, ce syndicat a-t-il réaffirmé sa préférence pour un syndicalisme qui opte pour la recherche de compromis et d’équilibres entre intérêts contradictoires. Il faut se satisfaire de résultats imparfaits et non achevés au regard des objectifs mais qui ont le mérite d’être successifs.

Concernant la CGT, l’évolution est plus récente. C’est au congrès de 1995 que la centrale syndicale a officiellement abandonné l’idée de concourir à ’’la suppression de l’exploitation capitaliste par la socialisation des moyens de production’’ pour se consacrer à la seule défense des salariés. Ainsi délaisse-t-elle sa stratégie de contestation exclusive et participe aux négociations. Aujourd’hui, elle s’engage dans la négociation des 35H et lors de son 46ème Congrès, elle affirme vouloir être jugée sur sa capacité à peser sur les événements. La CGT s’est donc engagée dans une démarche de contre-propositions.

La mutation entreprise par les syndicats dans leur perception de la société industrielle a commencé dans les années 80, qui ont réhabilités l’entreprise 78 .

Ils ont adapté leurs modalités d’action à la crise économique qui rend difficile les actions purement revendicatives et défensives car, selon l’expression d’A. Bergeron, il n’y a plus de ’’grain à moudre.’’

Les réflexions sur les modalités des démarches à entreprendre, sur la conception du syndicalisme, entre radicalité et pragmatisme, sont le lot de toutes les centrales syndicales, mais elles ne modifient pas l’antagonisme existant au sein de l’entreprise entre les intérêts des salariés et ceux des apporteurs de capitaux. Ainsi, lors de son 44ème Congrès, la CFDT constate-t-elle que l’attente à l’égard des entreprises ne s’est pas concrétisée sur le terrain de l’emploi et de la situation sociale. Dans un environnement économique peu porteur et incertain, la majorité des entreprises vont aux solutions les plus simples à court terme : rechercher des gains de productivité par la compression des effectifs, les gérer au plus juste et réduire l’emploi à une variable que l’on ajuste aux fluctuations de la production. Ce syndicat note que, à l’exception de quelques entreprises qui conjuguent innovations économiques et sociales, la plupart ’’restent enfermées dans la logique étroite de leurs intérêts particuliers’’. L’économie de marché, pas plus qu’hier, n’est porteuse à elle seule de la cohérence économique, et à plus forte raison de la cohérence sociale. La CFDT réaffirme l’existence d’antagonismes fondamentaux et de logiques contradictoires, portées par des acteurs multiples. Aussi, l’action syndicale doit-elle permettre d’organiser et d’encadrer les pouvoirs de l’employeur. Quant à la CGT, si elle semble renouer avec la négociation, elle continue à dénoncer la finalité poursuivie par le capital : celle du profit et de la rentabilité maximale conçus comme critères premiers des décisions au détriment des hommes. La perspective de transformation sociale reste un enjeu pour les syndicats français, la question de fond porte sur le type de syndicalisme à développer 79 .

26. Le regard porté sur le monde du travail, où la précarité impose sa loi à une grande partie de la collectivité des salariés, ne peut que confirmer cette représentation de l’entreprise, lieu de confrontation d’intérêts.

A l’heure où la main d’œuvre est devenue une variable d’ajustement face à la concurrence, l’entreprise, loin de représenter une communauté, a tendance à se réduire à une stratégie de conquête de marché, quand elle n’est pas un simple pion dans l’économie mondiale. La multiplication des ’’citoyens’’ de seconde zone dans l’entreprise par le recours de plus en plus fréquent aux contrats de travail précaires va à l’encontre de la notion d’intégration. Ces pratiques, contre lesquelles le rapport Auroux avait prétendu réagir, se sont aujourd’hui banalisées. Il semble d’ailleurs que les salariés se sentent de moins en moins concernés par les orientations de leur entreprise. Ce désengagement est régulièrement observé lors des sondages effectués dans les entreprises et concerne même les cadres 80 .

La réussite économique de l'entreprise n'a pas aujourd'hui de retombées sur le corps social. En effet, la prospérité des entreprises n'engendre pas automatiquement une diminution du chômage. L'entreprise contemporaine apparaît comme une cause de déstabilisation économique et sociale et les salariés ne peuvent se reconnaître dans cette ’’institution’’. Le sentiment d’appartenance à l’entreprise se dilue plus encore lorsque le titulaire du pouvoir de décision est difficilement repérable voire insaisissable, ce qui est le cas dans les groupes de sociétés.

La vision communautaire de l’entreprise est donc peu pertinente par rapport aux réalités. Elle est également infondée au regard du droit positif. En effet, les relations juridiques du travail au sein de l’entreprise procèdent d’un contrat de travail. Cette dimension contractuelle du rapport de travail est primordiale et s’oppose à la représentation communautaire de l’entreprise. C’est part l’effet du contrat de travail, agissant à la manière d’un ’’acte-condition’’ 81 que le salarié se trouve soumis au pouvoir patronal et non par son adhésion à l’entreprise-institution.

Notes
73.

P.Rosanvallon, La question syndicale, histoire et avenir d’une forme sociale, Paris,
Calman-Lévy, 1988.

74.

F. Pichault et M. De Coster, Les syndicats face aux défis de la participation, in Traité desociologie du travail, sous la direction des auteurs, préface d’A. Touraine, De Boeck Université,1994, p.145.

75.

A. Touraine, Sociologie de l’action, Ligugé, Aubin, 1965, p.364.

76.

F. Pichault et M. De Coster, op. cit., voir p.159.

77.

J. P. Durand, Le compromis productif change de nature !, in Le syndicalisme du futur,ouvrage collectif, ss. Dir. J. P. Durand, Paris, Syres, 1996, p.19.

78.

Voir R. Soubie, L’entreprise dans la doctrine et la pratique syndicale, Dr. soc., 1984, p.15.

79.

M. Pialoux, Les nouvelles formes de domination dans le travail, Actes de la recherche ensciences sociales, Paris, n°114, 1996 ; J. M. Pernot, Syndicats, dynamique sociale et changement du travail, in Le monde du travail, op. cit., p.391 (ces auteurs soutiennent que la reconquêtesyndicale dépendra de la capacité des syndicats à prendre en compte la question des conditions detravail des salariés, question aujourd’hui secondaire par rapport à la lutte contre les licenciements).

80.

Sondage EPSY 1993, in Le monde "initiatives" du 21 septembre 1993 ; Sondage Liaisonssociales/Manpower réalisé par CSA, juillet 1999, Liaisons sociales, Le Magazine,
septembre 1999.

81.

A. Jeammaud, Les polyvalences du contrat de travail, in Les transformations du droitcontemporain, Etudes offertes à G. Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 1989, p.299.