Section 1 : La propriété.

27. Le code civil définit la propriété comme le ’’droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue. pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et règlements’’. Les régimes de propriété organisent des relations entre des intérêts qu’ils rendent antagonistes : entre bailleur et locataire, patron et salarié entre autres. S’approprier c’est pouvoir faire, faire faire, autoriser, interdire et jouir des richesses. Le droit positif s’appliquant à l’entreprise reflète cette conception traditionnelle de la propriété, en appréhendant dans l’entreprise ses éléments patrimoniaux pour entériner les prérogatives de ceux qui en ont directement ou indirectement (à travers une personne morale dont ils possèdent partie du capital), la propriété. Ainsi, en droit, même si la fonction sociale que remplit celle-ci n’est pas ignorée, cette fonction est seconde par rapport à l’impératif de mise en valeur de rentabilité des capitaux.

Cette conception, que certains voudraient croire aujourd’hui périmée, ne peut être complètement rejetée aussi longtemps que notre société attachera du prix au principe de la libre entreprise. L’évolution sociale ne peut nier cette réalité élémentaire que l’on ne peut produire si l’on ne dispose des moyens matériels nécessaires. Or, dans un système libéral, la création et le maintien de l’entreprise privée dépendent de la volonté des détenteurs de capitaux ou de ceux qui les représentent. L’entreprise capitaliste repose, par définition, sur l’appropriation privée des moyens de production et si, par la volonté des apporteurs de capitaux, les éléments patrimoniaux de l’entreprise se trouvent aliénés ou supprimés, les salariés ne peuvent juridiquement y faire obstacle. Ils n’ont aucun droit sur les composantes patrimoniales de l’entreprise et ne peuvent contraindre l’employeur à en poursuivre l’exploitation.

C’est cette conception que reflétait le fameux arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de Cassation, le 31 mai 1956, dans l’affaire des Etablissements Brinon. ’’L’employeur qui porte la responsabilité de l’entreprise est, déclarait la Cour, seul juge des circonstances qui le détermine à cesser son exploitation, et aucune disposition légale ne lui fait obligation de maintenir son activité, à la seule fin d’assurer à son personnel la stabilité de son emploi, pourvu qu’il observe à l’égard de ceux qu’il emploie, les règles éditées par le code du travail’’ 82 . Cet attendu de principe conserve, en droit, toute sa force. L'employeur propriétaire est libre de disposer de son bien, l'entreprise, sous réserve de respecter la loi.

Le renforcement des garanties accordées aux salariés et le développement des mécanismes destinés à encadrer l’exercice des prérogatives patronales ne font pas échec à cette règle. Le droit de propriété sur les biens est donc une des données du système de droit qui asseoit l'autorité de l'employeur.

Le premier attribut du pouvoir patronal de direction est la faculté d'affecter des biens à la production, de les combiner à cette fin, de les aliéner ou de les désinvestir et de profiter des gains obtenus. Ces prérogatives sont celles attachées au droit de propriété de l'article 544 du code civil : l'usus, l'abusus et le fructus.

Cette conception est assouplie par les textes qui organisent la participation obligatoire des salariés aux résultats des entreprises, leur intéressement ou la création de plan épargne-entreprise. En outre, les salariés peuvent, dans une certaine mesure, bénéficier des options de souscription ou d’achats d’actions.

Par ailleurs, l'analyse traditionnelle du droit de propriété, qui exprime une relation directe entre l'homme et la chose, caractérisant un droit réel, ne rend pas exactement compte de la manière dont sont gérés et utilisés les biens affectés à l'entreprise. En effet, dans le cadre de l'entreprise, le propriétaire, personne physique ou personne morale concède, en général, l'utilisation de ces biens à autrui. De même, il règle la présence ou les mouvements de tiers dans l'espace que son droit l'habilite à maîtriser. Le propriétaire peut, pour ce faire, procéder par voie d'injonctions ponctuelles ou par édiction de normes. Ainsi la direction des personnes se profile-t-elle dans cet attribut du propriétaire quant à l'usage de ses biens par des tiers.

Selon Mr. Jean Savatier 83 , la prérogative attachée au droit de propriété qui est devenue dominante, est le pouvoir de direction : "Le pouvoir dans l'entreprise, ce n'est pas tellement l'exercice des prérogatives traditionnelles du propriétaire (usus, abusus, fructus) c’est le pouvoir d’organiser cette unité économique… Le pouvoir d’organisation s’étend à la direction des hommes. Du droit de la propriété sur les choses, on glisse à l’autorité sur les personnes.’’

28. Il n’y a plus aujourd’hui de propriété absolue et les pouvoirs conférés par la propriété sont bornés, d’une façon générale, par l’obligation de ne pas nuire à autrui. Le juge sanctionne certains écarts du propriétaire constitutif d’un abus de droit. Les limites apportées aux droits du propriétaire, en l’occurrence de l’employeur, sont pour partie le fruit de l’évolution des rapports de forces sociaux. Face au développement de la propriété financière qui tend à prévaloir sur tout autre, faisant des marchés financiers des moyens de pouvoir beaucoup plus puissants que les outils de production, cet encadrement apparaît peu adapté. En effet, le développement des fonds de pensions crée une situation radicalement nouvelle, les pouvoirs les plus étendus n’étant plus ceux des propriétaires mais des groupes gérants ces fonds. A ce jour, aucune règle n’impose à la finance de respecter les droits des collectivités humaines, de prendre en compte des intérêts autres que les siens.

Notes
82.

Cass., 31 mai 1956, D. 1958, p.21, note Levasseur.

83.

J. Savatier, Pouvoir patrimonial et direction des personnes, Dr. soc., 1982, p.3.