§ 2 : Les critères de la subordination.

34. La Cour de cassation a longtemps conçu le lien de subordination de façon extensive, afin de tenir compte de l’évolution des conditions de travail. En effet, si la subordination née du contrat de travail est évidente dans les entreprises industrielles, lorsque le travail est avant tout physique, le développement des activités du secteur tertiaire nécessite pour certains salariés une indépendance technique qui modifie la conception de la subordination. Celle-ci paraît plus légère pour les métiers intellectuels, créatifs. Les "cerveaux" demandent une liberté accrue pour effectuer leur travail. Cette autonomie propice à la créativité et à la recherche conduit à revoir les méthodes de gestion des ressources humaines ainsi que l'organisation du travail. Les nouvelles méthodes d'organisation de travail peuvent également donner le sentiment que le salarié se libère de la tutelle patronale. En effet, les innovations technologiques et les politiques de l'emploi se combinent pour développer un travail subordonné hors du cadre physique de l'entreprise. Dans certaines professions, les sociétés d'assurances en sont un exemple, l'organisation du travail privilégie les prestations de travail effectuées à l'extérieur de l'entreprise et opère la désintégration des postes de travail. Gain de place, et par conséquent d'argent, l'entreprise ne réserve plus d'espace privatif au salarié. Outre que la disparition du poste de travail, symbole d'appartenance à l'entreprise, ne peut qu'accentuer le relâchement du lien entre le salarié et son entreprise, cette évolution aboutit "à rendre le salarié plus indépendant, plus exactement à le transformer progressivement en entrepreneur" 135 .

Cette liberté dont disposent certains salariés dans l’exécution de leur prestation de travail ne supprime cependant pas leur subordination vis à vis de l’employeur. Afin que cette catégorie de travailleurs puisse bénéficier des dispositions protectrices attachées à la qualité du salarié, les critères de la subordination appliqués par les tribunaux sont relativement souples 136 .

Classiquement, est subordonné celui qui fourni un travail sous l’autorité d’un employeur qui lui donne des ordres concernant l’exécution de la prestation, en contrôle l’accomplissement et en vérifie le résultat 137 . Cette définition constante de la subordination se prête parfaitement aux situations de travail dans lesquelles le salarié ne possède aucune liberté d’organisation. Par contre, dans le cadre d’activité supposant une indépendance technique, la subordination sera moins directe. Dans ces hypothèses, les juges s’attacheront aux conditions extérieures à la prestation de travail : fourniture de moyens, sujétions administratives ou juridiques.

Dès lors que la prestation de travail est exécutée dans le cadre d’un ’’service organisé’’ 138 , la subordination juridique est caractérisée. Cette jurisprudence trouve régulièrement à s’appliquer pour les personnels du secteur médical 139 .

La loi ’’Madelin’’ du 11 février 1994 140 , en instaurant une présomption réfragable d’absence de contrat de travail est analysée comme une tentative de freiner cet élargissement du critère juridique de subordination 141 . La qualification de contrat de travail n’était retenue que si le salarié était placé dans un lien de subordination juridique permanente, ce qui avait pour effet d'exclure les travailleurs précaires ou occasionnels. Les deux premiers alinéas de l'article L.120-3, qui instituaient cette présomption, ont été abrogés par la loi du 19 janvier 2000 (loi ’’Aubry II’’) relative à la réduction du temps de travail.

L’arrêt de la Cour de cassation, en date du 13 novembre 1996 qui rappelle une fois encore que le lien de subordination n’est établi que si le travail est fourni ’’sous l’autorité d’un employeur qui a pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné’’ 142 , est cependant influencé par la loi du 11 février 1994 143 .

Ceci étant, la qualification de contrat de travail qui commande l’application de règles d’ordre public n’est pas laissée à la libre appréciation des parties. Le choix des parties ne peut s’imposer au juge 144 .

Celui-ci a le devoir d'analyser les conditions réelles d'exercice de l'activité afin de qualifier le contrat, le cas échéant, en contrat de travail. Ainsi, un ingénieur ayant conclu un contrat de travailleur indépendant avec mise à disposition d’une entreprise tiers pour l'exécution d’une prestation technique est-il en droit d'invoquer l'existence d'un contrat de travail dés lors qu’il travaillait dans les locaux de l'entreprise, participait avec d'autres salariés à des études définies par l'employeur et percevait une rémunération mensuelle 145 .

De même, le contrat de collaboration signé entre une société civile professionnelle et un avocat est requalifié en contrat de travail dès lors que ce dernier a été mis dans l’impossibilité d'avoir une clientèle 146 .

Au bénéfice de certaines professions visées par les dispositions du livre VII du code du travail, le législateur a instauré une présomption de salariat. Ainsi tout contrat conclu entre un employeur et un journaliste (article L.761-2), un artiste (article L.762-1) ou un mannequin est-il présumé être un contrat de travail. Cette présomption légale entraîne l'application des dispositions du code du travail et l’assujettissement des personnes concernées au régime général de la sécurité sociale. Elle ’’subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ou la qualification donnée au contrat par les parties’’ 147 .

En outre, concernant les mannequins et les artistes de spectacle, elle n'est pas détruite par la preuve que ceux-ci conservent leur liberté d'expression 148 . Il appartient au cocontractant qui réfute la qualité de salarié du professionnel de démontrer que celui-ci exerce son activité en toute indépendance 149 ou dans des ’’conditions impliquant son inscription au registre du commerce’’ 150 s’il s'agit d'un artiste. La présomption instituée en faveur des travailleurs à domicile est, à l'inverse, irréfragable, elle ne supporte pas la preuve du contraire (article L.721-1).

35. Le contrat de travail légitime le pouvoir de direction sur les personnes mais il n'est pas le seul vecteur de la subordination dans le travail. En effet, dans certaines situations de sous-traitance, le travailleur indépendant au sens juridique est économiquement dépendant du donneur d'ordre et connaît une subordination aussi forte que celle du salarié. Ces dérives sont accentuées par le recentrage de l'entreprise sur son métier avec, parallèlement, l'externalisation des activités secondaires. Ainsi, ’’tout autour (de l'entreprise) s’épanouissent des cercles concentriques d'emplois périphériques où, par le jeu de la sous-traitance, de l'externalisation des services et du travail indépendant, la distinction entre le travail salarié et le travail indépendant se trouve remise en cause’’ 151 .

La transformation du contrat de travail en contrat d'entreprise ou de sous-traitance permet à l'employeur de maximiser la flexibilité dans l'organisation du travail. Utiliser un travailleur indépendant, c'est s'affranchir des règles relatives au temps de repos, s'exonérer des normes d’hygiène et de sécurité et échapper aux obligations en matière de sécurité sociale. La proposition formulée par certains de substituer au contrat de travail un contrat dit d'activité tend à exclure le régime légal du salariat jugé trop contraignant.

36. Le pouvoir de direction sur les personnes est donc légitimé par l'existence du contrat de travail. La qualification de contrat de travail est d'ordre public et la volonté individuelle ne saurait y déroger. Le critère essentiel du contrat de travail est l'existence d'un lien de subordination entre les parties, le salarié, soumis, et l'employeur. Par conséquent, c'est a priori au contrat de travail qu'il convient de se référer pour connaître le titulaire du pouvoir de direction. Celui-ci désigne l’employeur en tant que partie au contrat. Plusieurs facteurs, cependant, viennent perturber le lien entre détention du pouvoir de direction et contrat de travail. La configuration de l'entreprise et l'environnement dans lequel elle évolue commandent la mise en œuvre de modes d'exercice du pouvoir particuliers, ce qui peut conduire à un éclatement des prérogatives patronales et poser des difficultés quant à la désignation du titulaire du pouvoir de direction.

Notes
135.

S. Simitis, Le droit du travail a-t-il encore un avenir ?, Dr. soc., 1997, p.658.

136.

Voir B. Boubli, ’’Le lien de subordination juridique : réalité ou commodité ? Réflexions sur la définition du contrat de travail à l’orée du XX ème siècle’’ , JSL 1999, 35-1.

137.

Cass. Soc., 11 oct. 1961, Bull. civ., IV, n°845 ; Cass. Soc., 13 nov. 1996, Dr. soc., 1996,
p.1067, D. 1996, IR, p. 268.

138.

Cass. Ass. plén., 18 juin 1976, D. 1977, p.173, note A. Jeammaud.

139.

Voir J. Savatier, L’application du droit du travail dans les établissements hospitaliers privés , Rev. Trim. Dr. sanit. et soc., 1990, p.476.

140.

article L. 120-3 du code du travail.

141.

A. Bouilloux , L’adaptabilité du contrat de travail , Dr. ouvrier, 1997, p.487.

142.

Cass. Soc., 13 nov. 1996, op. cit., (La formule de cet arrêt a été réitéré à plusieurs reprises).

143.

A. Jeammaud, M. Le Friant, A. Lyon-Caen, L’ordonnancement des relations du travail, Recueil Dalloz, 1998, Chr., p.361.

144.

Cass. Ass. plen., 4 mars 1983, D. 1983, jur., p.381, concl. J. Cabannes.

145.

C.A. Versailles, 31 juillet 1997, RJS 11/97, n°1303.

146.

Cass. Ch. Mixte, 12 février 1999, Semaine sociale Lamy, n°924 du 8 mars 1999, p.10.

147.

Cass. Soc., 25 janvier 1990, Bull. civ. V, p.23, n°36 (concernant les artistes de spectacle).

148.

Cass. Soc., 19 mai 1998, RJS 8-9/98, n°1084 (concernant les artistes de spectacle).

149.

Cass. Soc., 16 janvier 1997, RJS 1997, p.227, n°326 ; Cass. Soc., 9 février 1989,
Bull. civ. V, n°108.

150.

article L.762-1 du code du travail.

151.

C. Leroy, Les employeurs qui détestent le contrat de travail , Liaisons sociales, Le magazine, février 1999, p.27.