§ 1 : La délégation de pouvoir.

54. Que l’entreprise soit de grande dimension ou que ses activités se développent sur plusieurs sites, le mandataire social ne peut exercer seul ses prérogatives. Aussi a-t-il recours au mécanisme de la délégation de pouvoir qui lui permet d’assumer indirectement ses attributions d’autorité. Par principe, le mécanisme de la délégation de pouvoir est sans conséquence sur le question de la titularité du pouvoir. C’est l’acte par lequel l’employeur transmet, de façon non définitive, au délégataire des prérogatives qu’il avait initialement seul le droit d’exercer.

La délégation de pouvoir conduit à une diversification des titulaires concrets du pouvoir tout en préservant l’unité de direction par absence d’abandon des prérogatives transmises. L’employeur conserve l’intégralité de son pouvoir, ses décisions s’imposent au délégataire.

Les délégataires peuvent, à leur tour, déléguer une partie de leur pouvoir à d'autres cadres. De fait, plusieurs personnes, à des degrés divers, seront titulaires d'une délégation ou d'une subdélégation de pouvoir. Le mécanisme de subdélégation est admis depuis un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 8 février 1983 233 .

Ainsi, la personne ayant reçu délégation de pouvoir de l'employeur peut-elle à son tour confier à l'un de ses subordonnés l’exercice de tout ou partie du pouvoir qui lui a été délégué. Ce mécanisme permet de rationaliser l’organisation du pouvoir au sein de l'entreprise. Cependant, l'existence de subdélégations successives ne doit pas aboutir à la création d'une confusion empêchant toute détermination de la personne finalement responsable, ni déplacer la responsabilité sur un salarié dépourvu de compétence et d'autorité. Le problème se pose essentiellement sur le terrain de la responsabilité pénale. En effet, en tant que chef d'entreprise, le dirigeant peut être poursuivi pénalement pour diverses infractions 234 . S’il peut échapper à cette responsabilité en invoquant l'existence d'une délégation de pouvoir, encore faut-il que le délégataire soit en mesure d'exercer réellement les attributions qui lui sont confiées. Dans le domaine des infractions à la réglementation du travail, la responsabilité du chef d'entreprise et celle du salarié délégataire ne sont pas cumulatives.

Jusqu’en 1996, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérait que la subdélégation devait avoir été autorisée par l'employeur. A défaut, elle était sans effet et donc ne pouvait exonérer le déléguant de sa responsabilité 235 . La Chambre criminelle considérait que l'employeur pouvait autoriser le délégataire à subdéléguer ses pouvoirs à un préposé pleinement pourvu de l'autorité et de la compétence nécessaires pour remplir sa mission 2 35bis. Statuant en matière d'hygiène et de sécurité, la Chambre criminelle, dans un arrêt en date du 30 octobre 1996, a opéré au revirement de jurisprudence en n'exigeant plus, désormais, l'autorisation préalable de l'employeur en tant que condition de validité de la subdélégation de pouvoir 236 .

Cette décision assouplit les conditions de validité de la subdélégation. Cependant, en n'exigeant plus l'autorisation expresse de l'employeur, elle laisse supposer que le contrôle des conditions de compétence et d'autorité va se renforcer. L'employeur ou le chef d'entreprise doivent donc agir avec prudence lorsqu'ils délèguent leur pouvoir, étant donné que la responsabilité du délégataire qui aurait subdélégué ses pouvoirs de façon irrégulière peut être écartée.

Il convient donc que le délégataire soit pourvu de l’autorité et de l’indépendance nécessaire au bon exercice de sa mission et qu’il possède une compétence technique en rapport avec le contenu de la délégation.

Il semble que le mécanisme de la délégation de pouvoir puisse fonctionner à l’échelle d’un groupe de sociétés. En effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation a admis la validité d’une délégation de pouvoirs donnée par un dirigeant de société dominante pour l’ensemble du groupe à un de ses cadres détaché à la tête d’une filiale 237 . Dans ce contexte, la délégation de pouvoirs s’étend sur toutes les sociétés du groupe sans tenir compte de leur autonomie juridique 238 .

Dans certains domaines, l'employeur ne peut échapper à sa responsabilité en arguant de l'existence d'une délégation de pouvoir, et ce, même si le délégataire possède les compétences et l'autorité nécessaire. Ainsi, l'employeur doit-il s'assurer de la mise en œuvre de la consultation du comité d'entreprise prévu par l'article L.432-1 du code du travail. En cas de non respect de l'obligation de consultation, il verra sa responsabilité engagée conjointement avec le délégataire 239 .

L'essor des sociétés multinationales et des groupes de sociétés, conséquence de la globalisation des marchés, complexifie les conditions d’exercice du pouvoir. Depuis 1987, la croissance des groupes de société s'est considérablement accélérée 240 et ces groupes contrôlent désormais plus de 70% des emplois des entreprises de moyenne dimension 241 .

Cette concentration financière a des conséquences sur l'exercice du pouvoir de direction au sein des entreprises dans la mesure où la société mère impose, à l'intérieur de sa sphère de contrôle, des objectifs financiers qui vont déterminer les orientations des entreprises concernées. Cette forme d’organisation des entreprises conduit donc à fragmenter l'exercice du pouvoir de direction dans toutes les entreprises du groupe ou du réseau, tout en le subordonnant aux exigences imposées par la société financièrement dominante.

Notes
233.

Cass. crim., 8 février 1983, Bull. crim., n°48, Dalloz 1983, p.639, note H. Seillan.

234.

La responsabilité pénale du chef d'entreprise est engagée en cas de violation des dispositions relatives aux conditions d'hygiène et de sécurité insérées dans le livre III du code du travail.

235.

Cass. Soc., 12 janvier 1993, cité par Sem. sociale Lamy, 3 février 1997, n°825.

2.

35bis Cass. Crim., 8 février 1983, Bull. crim. n° 48 ; D. 1983, p.639, note Seillan

236.

Cass. crim., 30 octobre 1996, Bull. crim. n°389 ; D. 1997, IR. 20 ; RJS 1997, p.197, n°296.

237.

Cass. crim., 26 mai 1994, Bull. crim., n° 208 ; D. 1995, p.111, notes Y. Reinhard.

238.

Voir A. Coeuret, Infractions aux règles d’hygiène et de sécurité, délégation de pouvoir et mise en danger, Dr. Soc., 1995, p.344.

239.

Cass. crim., 3 mars 1998, Sem. sociale Lamy, 11 mai 1998, n°886, p.9.

240.

T. Coutrot, L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ?, éd. La Découverte, Paris, 1998, p.230.

241.

T. Coutrot, L’entreprise néo-libérale…, op. cit.