Section 1 : La gestion de l'entreprise.

La gestion économique est la "chose" de l’employeur. Son pouvoir de décision économique l'habilite à faire des choix de création, suppression ou transformation d'activités, d'implantation et d'organisation de la production. Il peut également décider de contracter un emprunt ou solliciter une augmentation de capital, c'est-à-dire décider des investissements.

Ce pouvoir patronal de gestion a une valeur constitutionnelle. Du principe de la liberté d’entreprendre consacrée par la loi dite ’’du décret d’Allarde’’ en 1791, découle la liberté de gérer librement. Le Conseil constitutionnel considère la liberté d'entreprendre comme un principe reconnu par les lois de la République 250 .

En fonction de paramètres économiques, l'employeur définit les axes de sa politique. Il décide de l'affectation des investissements, des évolutions technologiques, du développement de son activité. Concernant les entreprises cotées en bourse, les employeurs sont passés d'une logique productive à une logique financière. Ils doivent répondre aux impératifs de compétitivité des marchés financiers et leurs stratégies sont guidées par la rationalisation des coûts et la maximisation des profits. Le dogme de la création de valeur pour l'actionnaire contraint les sociétés cotées à se recentrer sur les métiers les plus rentables et à réduire leurs effectifs.

"La maîtrise des effectifs est devenue un gage de performance" 251 et l'amélioration de la rentabilité des capitaux investis justifie le recours fréquents aux plans sociaux. En effet, le retour sur investissement des réductions d'effectifs est extrêmement rapide et permet à l'entreprise de satisfaire les exigences de rentabilité des actionnaires.

La caractéristique des actes de gestion de l’employeur est d’être opposable aux salariés et aux tiers. Les décisions de gestion ne peuvent faire l’objet d’un contrôle à l’initiative des salariés 252 . Ceux-ci sont des tiers par rapport aux actes de gestion. En droit, l'ampleur donnée aux bénéfices ainsi que leur destination, ne les regardent pas, sous réserve de leur participation aux résultats organisée par la loi. Seule une information préalable du Comité d’entreprise est requise par le code du travail pour les décisions concernant la marche générale de l'entreprise. Cette obligation d'information ne doit pas faire illusion : employeur et salariés ne cogèrent pas. Les analyses et les options économiques de l'employeur ne font l'objet d'aucune censure et s'imposent à la collectivité des salariés. Les appréciations économiques concernant la conjoncture, l'évolution du marché, les besoins de l'entreprise, les contraintes de la concurrence sont exclusivement du domaine de l'employeur. La participation aux résultats, rendue obligatoire par l'ordonnance du 7 janvier 1967, qui devait permettre aux salariés de devenir actionnaires et d'être davantage associés aux orientations stratégiques, est devenu un simple instrument de politique salariale.

Il faut cependant noter que l'essor de l'actionnariat salarié ainsi que le développement des rémunérations en action, comme les stock options, conduit à une situation paradoxale pour le salarié actionnaire. En tant qu'actionnaire, il ne peut que souhaiter que l'entreprise améliore ses ratios de rentabilité, mais cet objectif est atteint au prix de mesures destructrices pour l'emploi. Quant à la réglementation financière, si elle apporte des garanties d’information en cas de fusion, absorption ou scission, elle n’en repose pas moins sur le principe essentiel de la responsabilité et de la liberté de l’investisseur.

60. Ce pouvoir de gestion est consacré par les tribunaux. Ceux-ci ont affirmé pendant longtemps que l'employeur était seul juge des décisions économiques et attribuaient un caractère discrétionnaire au pouvoir de gestion 253 . Si aujourd'hui, l'employeur n'est plus présenté comme étant ’’seul juge’’, ni les salariés ni les juges ne sauraient cependant substituer leur appréciation à la sienne. Aucune mesure légale ne contraint l'employeur dans ces choix. L'utilisation des mesures de licenciements collectifs comme mode fréquent de l’adaptation de l'entreprise à son marché en est la preuve. Dans la lutte pour l'emploi, le législateur ne remet pas en cause les stratégies managériales réduisant l'emploi à une simple variable d'ajustement; il invite seulement les directions des entreprises à préserver l'emploi en soumettant des plans sociaux aux représentants des salariés 254 . La loi oblige les employeurs à penser et prévenir les conséquences humaines de leurs décisions tout en préservant leur liberté de gestion.

Certaines entreprises s'accommodent d'ailleurs fort bien de cette législation en faisant appel à des cabinets spécialisés qui préparent des plans sociaux "inattaquables" 255 .

Le choix patronal des mécanismes de gestion à mettre en œuvre reste donc discrétionnaire, le droit essayant en aval d'en atténuer les conséquences. Cette liberté de gestion se manifeste avec force lorsqu'on est en présence de firmes multinationales ou de groupes de sociétés. Ceux-ci sont en mesure de convaincre tout gouvernement à défendre leurs intérêts. Ainsi les sociétés internationalisées sont-elles devenues de précieux alliés pour les Etats en quête de remèdes face au chômage. Pour attirer les capitaux productifs, les gouvernements offrent aux firmes internationales des aides financières et des exemptions fiscales. Ces entreprises multinationales ou groupes de sociétés ne répondent de leurs actes que devant leurs actionnaires et, pour accroître leurs profits, choisissent l’environnement qui leur est le plus favorable. Elles opèrent des délocalisations d’activités nécessitant une forte main d’œuvre vers les pays en développement. La stratégie de délocalisation de ce type de production ’’combine à la fois des objectifs de réduction des coûts salariaux et de rapprochement des marchés à fort potentiel de croissance’’ 256 . De leur côtés, les pays industriels attirent les investissements étrangers intensifs en capital technologique et qui par conséquent requièrent une main d’œuvre bien formée et des sources de technologie et de financement importantes 257 .

Dans la définition de leur stratégie, ces sociétés prennent aussi en considération les système nationaux de droit du travail 258 . Le pouvoir économique et financier de ces sociétés leur confère une liberté de mouvement sans précédent.

Notes
250.

Cons. Const., 16 janvier 1982, D. 1983, p.169 ; Cons. Const., 13 janvier 2000, Les petites affiches, 19 janvier 2000, p.6, n°13 ; Pour un commentaire de la décision du Conseil Constitutionnel, voir X. Prétot, Le Conseil Constitutionnel et les trente-cinq heures, Dr. Soc., 2000, p.257.

251.

Rachel Beaujolin, Les vertiges de l’emploi,éd. Grasset/Le Monde, 1999.

252.

A. Rouast, Des droits discrétionnaires et les droits contrôlés, RTD, 1994, p.1.

253.

Cass., 31 mai 1956, Arrêt Brinon, JCP 1956, II, 9397, M.P. Eissmein ; Dr. soc., 1956,
p.489 ; D. 1958, p.21, note G. Levasseur.

254.

J. Trentesaux, La mécanique implacable des plans sociaux, Liaisons sociales, n°134,
doc. 98,p.18.

255.

Ph. Chevalier, D. Dure, Quelques effets pervers des mécanismes de gestion, Gérer et comprendre, sept. 1994, n°36, p.4 et suiv.

256.

D. Uzunidis, S. Boutiller, Le travail bradé, éd. L’Harmattan, coll. Economie et Innovation, 1997, p.79.

257.

D. Uzunidis, S. Boutiller, Le travail bradé, op. cit., p.77.

258.

A. Jeammaud, Les droits du travail à l’épreuve de la mondialisation, Dr. ouvrier, 1998, p.240.