TITRE II : L’ENCADREMENT DU POUVOIR PATRONAL DE DIRECTION

82. Le droit du travail est un droit spécial qui trouve sa raison d’être dans l'inégalité de fait caractérisant les rapports de travail subordonné. Face à ce déséquilibre entre employeur et salariés, il n'était pas possible de s'en remettre à l'autonomie des volontés individuelles sous peine de détériorer la condition salariale.

L'égalité formelle, dérivée du principe de la liberté contractuelle, a donc été corrigée par un certain nombre de règles de droit dans une recherche d’une sorte d’égalité concrète par réduction ou compensation des inégalités de fait entre employeur et salarié. Le droit du travail est le droit par excellence où s'applique les deux sens du terme égalité et son édification "peut se lire tout entière comme une tentative d'englobement du principe d'égalité concrète dans un cadre juridique dominé par le principe d'égalité formelle" 327 . Afin de rééquilibrer la relation contractuelle entre employeur et salarié, le législateur a apporté de nombreuses altérations aux corollaires de l'égalité formelle. Cette finalité de protection de la partie la plus faible explique la présence de régimes différenciés dans le code du travail, comme celui de la résiliation du contrat de travail à durée indéterminée, traitée différemment selon qu'elle est imputable à l'employeur ou au salarié.

83. Aujourd'hui, influencé par le contexte économique, l'impératif de protection du droit du travail s'est étendu à la lutte contre l'inégalité devant l'emploi. Le code du travail est devenu un outil au service du retour à l'emploi, de l'insertion. Ici encore, l'égalité formelle est largement corrigée par des dispositions mettant en œuvre la politique de l'emploi. En privilégiant certaines catégories de la population, notamment les jeunes et les chômeurs de longue durée, dans le traitement social du chômage, le législateur a pour objectif de lutter contre l'exclusion. Cette politique qui tend à l'égalité par la création de mesures de compensation ne serait pas, selon certains auteurs, opportune d’un point de vue de l’économie de la règle 328 . Le risque de ces réglementations serait de glisser vers une individualisation totale des situations, ce qui ôterait toute prévisibilité quant à l’application de la règle de droit.

84. Il serait erroné de n'attribuer au droit du travail que ce caractère protecteur. Les règles juridiques ne sont pas univoques et peuvent, selon les circonstances, être utilisées en faveur soit du salarié soit de l'employeur. Cette alternance est possible eu égard à l’abstraction qui caractérise certaines règles de droit. L'ambivalence qui caractérise le droit du travail en fait donc à la fois une contrainte et un instrument permettant d'assouplir les contraintes 329 . Comme l'écrit Mr Gérard Lyon-Caen, "l'inversion de tendance économique est donc épaulée par la réversibilité des techniques juridiques" 330 .

En imposant un cadre aux employeurs dans l'exercice de leur pouvoir de direction, le droit du travail engendre une certaine contrainte. Il affecte le pouvoir de direction dans ses deux dimensions, direction des personnes et direction économique en lui imposant des normes substantielles ou procédurales.

85. Cet ensemble de limitations des modalités d’exercice du pouvoir de l’employeur est une reconnaissance indirecte de son existence. Celle-ci est fondée en partie sur le contrat de travail et par conséquent soumise aux prévisions des parties, conformément aux règles du droit des contrats. Instrument de la subordination juridique de salarié, le contrat de travail devient alors un rempart à l’exercice du pouvoir de direction. Il impose un certain nombre de bornes au delà desquelles le pouvoir patronal perd toute légitimité. Ainsi, tout comme certains soulignant le dualisme du contrat de travail 331 , pouvons-nous parler d’un dualisme de l’encadrement du pouvoir de direction. Encadré par la loi, voire par des normes professionnelles, le pouvoir de direction l’est aussi par le contrat de travail. Il est tributaire des droits et obligations générés par le contrat à la charge des contractants, un élément contractuel ne pouvant être modifié que par un nouvel accord des parties. Par conséquent, le pouvoir de direction est limité, d’une part, dans ses modalités d’exercice par la loi (chapitre I), d’autre part quant à son champ par la présence, l’assiette et les effets propres du contrat de travail (chapitre II).

Notes
327.

A. Supiot, Principe d'égalité et limites du droit du travail, Dr. soc., 1992, p.383.

328.

A. Supiot, Principe d’égalité et limites du droit du travail, op. cit., p.383.

329.

Voir la contribution d’A. Jeammaud à l’ouvrage collectif, Le droit capitaliste du travail, PUG, 1980, 3ème Partie, Les fonctions du droit du travail, pp.149 à 254 (’’Le rôle éminent que le travail joue dans la constitution et la sauvegarde des intérêts capitalistes de production commande de relativiser son intérêt pour les travailleurs, mais il n’autorise pas à le nier.’’ p.254).

330.

G. Lyon-Caen, Le droit du travail : une technique réversible, éd. Dalloz, 1995.

331.

A. Jeammaud, Les polyvalences du contrat de travail, in Les transformations du droit contemporain, études offertes à G. Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 1989, p.299, (Le contrat de travail crée des droits et obligations à la charge des deux parties et, dans le même temps, il agit à la manière d’un ’’acte-condition’’ ayant pour effet de placer le salarié sous l’autorité patronale et de l’insérer dans la collectivité du personnel de l’entreprise).