§ 1 : Le respect des droits fondamentaux dans l'entreprise.

Les droits fondamentaux de la personne ne s'effacent pas au sein de l'entreprise. Par conséquent, ils constituent autant de limites à l'autorité patronale.

A. Définition et source.

88. La notion de droits fondamentaux doit être précisée au risque de demeurer trop vague. L’expression ’’droits fondamentaux’’ a tout d’abord été employée par le Conseil constitutionnel dans une décision de 1982 pour affirmer ’’le caractère fondamental du droit de propriété 332 . Le législateur fait aussi usage de cette notion dans la loi du 29 Juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions 333 . Cette loi tend à garantir ’’l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux dans les domaines de l’emploi, du logement, de la protection de la santé, de la justice, de l’éducation, de la formation et de la culture, de la protection de la famille et de l’enfance’’. Cependant, ni le Conseil constitutionnel ni le législateur ne définissent cette catégorie de droits et l’on continue légitimement à se demander ’’si ces droits fondamentaux sont une catégorie distincte de celle des droits de l’homme ou s’il n’existe entre les deux qu’une différence terminologique ou un effet de mode’’ 334 .

Ces droits protègent le salarié en tant qu'individu et non la personne partie au contrat. En d'autres termes, il ne faut pas se situer sur le terrain du rapport contractuel employeur-salarié mais s'intéresser à "l'homme sous le salarié" 335 . Les droits fondamentaux ont pour objet la personne humaine dont ils affirment ou reconnaissent la transcendance 336 . Ainsi plusieurs catégories juridiques définies par la doctrine, les textes ou la jurisprudence 337 sont-elles susceptibles d’être qualifiées de ’’droits fondamentaux’’ dès lors qu’elles ont pour objet la protection de la personne humaine. Les droits fondamentaux ne sont pas une catégorie spécifique de droits. Ce sont tous les droits qui indiquent les limites infranchissables et parfois les directions à suivre 338 . Les droits de l’homme, au sens classique du terme constituent des droits fondamentaux. Fondés sur la dignité de la personne 339 , ils constituent le minimum incompressible de prérogatives qu’il convient de reconnaître à chaque être humain. Les notions de liberté, égalité et de dignité composent le noyau central des droits fondamentaux 340 . Les droits sociaux appartiennent aussi à cette catégorie. Ils ne sauraient être dissociés des droits de la personne humaine sous peine de ’’priver de tout effet utile les droits sociaux’’ et de ’’vider de leur contenu les droits civiques’’ 341 .

Libertés individuelles et droits sociaux, tels le droit de grève ou la liberté syndicale, sont indivisibles. Il n’y a pas de frontière étanche entre les droits individuels et le droit de la représentation collective étant donné que la protection des premiers est mieux assurée lorsque les salariés disposent d’institutions représentatives fortes.

La portée juridique des droits sociaux, pour la plupart contenus dans le préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie celui de la Constitution de 1958, est discutée par la doctrine. Pour certains, l’effectivité de ces droits est conditionnée par l’existence d’une politique publique de mise en œuvre. En l’absence d’action normative complémentaire, ces droits ne seraient que déclaration d’intention 342 . D’aucuns réfutent cette vision et s’attachent à démontrer que les droits sociaux produisent des effets juridiques attestant leur positivité 343 . Cette seconde approche, que nous partageons, conçoit les droits sociaux comme des droits substantiels pour autant qu’ils soient ’’mobilisés’’ et conduit à déstabiliser les catégories juridiques dominantes. On peut donc dire que les droits fondamentaux, droits de l’homme et droits sociaux, sont complémentaires 344 . Ils concourent au respect de la dignité de la personne humaine.

Pour cela, ils ne sauraient se confondre avec un ’’standard social minimum’’ 345 .

89. Les textes consacrant les droits fondamentaux se sont multipliés. Il n’est pas question d’en dresser la liste exhaustive mais de faire référence à ceux considérés comme essentiels. Au niveau international tout d’abord, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui n’a pas l’autorité d’une Convention internationale il est vrai, proclame les droits économiques et sociaux, auxquels l’Organisation internationale du travail donne, pour certains, un contenu précis. Ainsi la liberté syndicale est-elle l’objet des conventions n°87 et 98 de 1948 et la prohibition des discriminations fondées ’’sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion publique ou l’origine sociale’’ celui de la convention n°111.

Au niveau européen ensuite, les traités institutifs de la Communauté européenne ne mentionnent pas expressément les droits fondamentaux de la personne humaine. Cependant, la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) assure depuis longtemps la protection des droits fondamentaux au titre des principes généraux du droit communautaire 346 . Ainsi a-t-elle érigé en principe général l’égalité de traitement et l’interdiction de toute discrimination au regard du droit communautaire 347 .

Le traité d’Amsterdam signé le 2 Octobre 1997 et ratifié le 23 Mars 1999 348 modifie le traité sur l’Union européenne et les traités instituant les Communautés.

Il intègre dans son préambule les droits sociaux fondamentaux définis dans la Charte sociale du Conseil de l’Europe (1961) et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (1989). Ce traité ne dote pas l’Union européenne d’une déclaration des droits mais consolide certains principes communs aux Etats membres. Ainsi renforce-t-il le principe d’égalité entre les hommes et les femmes (art. 2; art. 3-1-i; art. 3-2; art. 141) et celui de la lutte contre les discriminations (art. 13).

Quant au droit européen non communautaire, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales élaborée par le Conseil de l’Europe, consacre les droits fondamentaux. Ce texte prohibe ’’les traitements inhumains et dégradants’’ (art. 3) et proclame des droits divers tels la liberté syndicale et la liberté d’expression. Il faut également relever que, dans la Charte sociale européenne révisée en 1996, figure la droit à la dignité au travail (art. 26) 349 .

Au niveau national, la source première des droits de l’homme est la Constitution de 1958, notamment son préambule qui fait référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946.

En droit du travail, les lois visant à assurer la protection des droits fondamentaux du salarié sont de plus en plus nombreuses. Le texte essentiel est l'article L.122-45 du code du travail issu de la loi du 4 août 1982 et modifié à diverses reprises. Cet article dispose que "aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement, aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de sa situation de famille, de son appartenance à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses ou ..... en raison de son état de santé ou de son handicap. Aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de l’exercice normal du droit de grève…’’.

L'article L.122-45 du code du travail, texte essentiel en matière de protection des droits fondamentaux, est complété par l’article L.122-35 du code du travail selon lequel le règlement intérieur ’’ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. Il ne peut comporter de dispositions lésant les salariés dans leur emploi ou leur travail, en raison de leur sexe, de leurs mœurs de leur situation de famille, de leurs origines, de leurs opinions ou confessions, ou de leur handicap, à capacité professionnelle égale.’’ Concerne également les droits fondamentaux, l'article L.321-8 du code du travail, issu de la loi du 23 décembre 1982, qui prévoit un droit de retrait dés lors que l'intégrité physique du salarié est menacée. De même, l'article L.122-46, introduit dans le code du travail par la loi du 2 novembre 1992, dispose que "aucun salarié ne peut être sanctionné ni licencié pour avoir subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement d'un employeur .....".

Dans toutes ces hypothèses, "le rôle du droit n'est pas seulement d'interdire de réglementer des comportements potentiellement nuisibles à autrui ou à la société, mais aussi de poser des interdits au nom de valeurs considérées comme fondamentales" 350 .

Les droits fondamentaux ne peuvent donc être considérés comme de simples limites du pouvoir patronal de direction. Certes, ils encadrent le pouvoir de direction de l'employeur mais surtout leur opposabilité au sein de l'entreprise est le principe, le pouvoir patronal ne pouvant que leur apporter des restrictions étroitement finalisées. Cette primauté des droits de l'homme sur le pouvoir patronal de direction est aujourd’hui consolidée par l'article L.120-2 du code du travail, introduit par la loi du 31 décembre 1992, qui dispose que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".

Notes
332.

Cons.Const., 16 janvier 1982, Rec., p.18 ; A.J.D.A., 1982, p.377, note J. Rivéro ; D. 1983, p.169, note L. Hamon.

333.

J.O. du 31 juillet 1998.

334.

A. Jeammaud, Les droits sociaux entre affirmation et épreuve de la mondialisation, contextos, revista critica de derecho social, 1999, n°3, p.53.

335.

G. Lyon-Caen, "Les libertés et l'emploi", rapport Ministère du Travail, éd. documentation française, 1992.

336.

I. Meyrat, Droits fondamentaux et Droit du travail, Thèse 1998, Université Paris-X-Nanterre, p.24.

337.

I. Meyrat, op. cit., p.5.

338.

M. Delmas Marty, Introduction à l’ouvrage collectif ’’Libertés et droits fondamentaux’’, direction M. Delmas Marty et C. Lucas de Leyssac, éd. Seuil, point, 1996.

339.

J. M. Verdier, En guise de manifeste : le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme, in Les orientations sociales du droit contemporain, Ecrits en l’honneur du Pr. Jean Savatier, PUF, 1992, p.436.

340.

M. Buy, Libertés individuelles des salariés et intérêts de l’entreprise : un conflit de logique, in Les droits fondamentaux des salariés face aux intérêts de l’entreprise, P. U. Aix-Marseille, 1994.

341.

M. Bonnechère, La reconnaissance des droits fondamentaux comme condition du progrès social, Dr. ouvrier, 1998, p.249.

342.

F. Hayeck, Droit, législation, liberté, PUF, 1976, t.II (F. Hayeck soutient que les droits sociaux sont des créances sur des avantages particuliers auxquels tout être humain est supposé avoir droit, sans que rien n’indique sur qui pèse l’obligation de fournir ces avantages ni comment ils devront être produits).

343.

A. Jeammaud, Les droits sociaux entre affirmation et épreuve de la mondialisation, op. cit. (L’auteur identifie trois types d’effets donnant consistance aux droits sociaux : la légitimation de règles de niveau infraconstitutionnel, l’obstacle à l’introduction de certaines règles et une orientation de l’interprétation d’autres normes dans un sens favorable à la protection maximale du droit social en cause) ; M. Bonnechère, La reconnaissance des droits fondamentaux comme conditions du progrès social, op. cit.

344.

J. M. Verdier, Les droits économiques et sociaux : relance au Conseil de l’Europe ?,
Dr. soc., 1992, p.415.

345.

M. Bonnechère, La reconnaissance des droits fondamentaux comme condition du progrès social, op. cit., V., p.250.

346.

CJCE, 29 mai 1997, aff. 299/95, F. Kremzow, Dr. ouvrier, 1997, p.360. (’’Les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la cour assure le respect’’).

347.

Voir Sean Van Raepenbusch, Egalité de traitement entre hommes et femmes : jurisprudence récente de la CJCE, RJS 1/1999.

348.

Loi n°99-229 du 23 mars 1999, J.O. du 25 mars 1999

349.

Voir sur ce point M. Bonnechère, La reconnaissance des droits fondamentaux comme condition du progrès social, op. cit.

350.

D. Lochak, Les bornes de la liberté, Pouvoirs, 1998, p.84.