§ 1 : Le contenu jurisprudentiel de la notion d’intérêt de l’entreprise.

Le contenu jurisprudentiel de cette notion qui se dégage des décisions de justice fait référence à un ensemble d’indices divers et variés.

212. Concernant les licenciements pour motif personnel, l’intérêt de l’entreprise est assimilé à la bonne marche de celle-ci. La perte de confiance, la mésentente, l’inaptitude professionnelle constituent des motifs de licenciement dans la mesure la bonne marche de l’entreprise est perturbée. Ainsi, procède d’une cause réelle et sérieuse le licenciement d’une femme de chambre en raison de nombreux arrêts maladie nuisant à la bonne marche de l’entreprise 785 .

De même, est fondé le licenciement d’un chauffeur qui a provoqué une succession d’accidents en raison d’un manque de maîtrise du véhicule dans la mesure où il en est résulté une perturbation dans le fonctionnement du service 786 .

213. En matière de conditions de travail, le standard de l’intérêt de l’entreprise est aussi utilisé pour apprécier la légitimité de l’acte patronal. Concernant les horaires de travail, la Cour de cassation a estimé que ‘’’les heures supplémentaires imposées par l’employeur, dans la limite du contingent dont il dispose légalement et en raison des nécessités de l’entreprise, n’entraînent pas de modification du contrat de travail’’’ 787 . Les mesures imposant des contraintes spécifiques aux salariés, comme les fouilles des vestiaires ou le port d’une tenue vestimentaire spécifique, ne sont légales que si elles sont conformes à l’intérêt de l’entreprise 788 .

Ce critère de finalité se retrouve dans les décisions relatives à la licéité des clauses contractuelles. ‘’’La clause insérée dans le contrat n’est licite que dans la mesure où la restriction qu’elle entraîne est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise’’’ 789 . ’’Bonne marche de l’entreprise’’, ’’nécessités de l’entreprise’’ ou encore ’’bon fonctionnement de l’entreprise’’, sont autant d’expression pour qualifier la notion cadre d’intérêt de l’entreprise. L’usage de cette notion permet au juge d’exercer son contrôle du caractère réel et sérieux du licenciement ou du détournement de pouvoir.

214. Dans le cadre du contrôle des licenciements pour motif économique, la Cour de cassation fait référence à la notion d’intérêt de l’entreprise lorsque le licenciement procède d’une réorganisation de l’entreprise. La Cour de cassation a posé le principe selon lequel une réorganisation pouvait constituer une cause économique de suppression ou transformation d’emploi ou de modification substantielle du contrat de travail lorsqu’elle était décidée dans l’intérêt de l’entreprise 790 . Les décisions ultérieures sont venues préciser les caractères que doit présenter la réorganisation pour légitimer un licenciement. A la notion d’intérêt de l’entreprise est venu se substituer celle de sauvegarde de la compétitivité du secteur d’activité 791 .

Cette évolution tend à faire apprécier de façon restrictive les circonstances qui permettent à l’employeur de procéder à des licenciements pour motif économique. Cependant, la sauvegarde de la compétitivité n’impose pas que la santé économique et financière de l’entreprise soit menacée ni que l’entreprise doive faire face à des mutations technologiques. Aussi, de nombreuses incertitudes subsistent-elles sur le sens à donner aux termes ’’sauvegarde’’ et ’’compétitivité’’. Selon l’article L.321-1 du code du travail, les deux autres causes justifiant le licenciement sont les difficultés économiques et les mutations technologiques. Dans les deux hypothèses, l’employeur est contraint d’assurer la survie de l’entreprise ou son adaptation nécessaire face aux innovations technologiques.

Les difficultés rencontrées doivent avoir un degré de gravité suffisant, ce sont les circonstances qui obligent l’employeur à agir. Pour cela, une réduction des effectifs répondant à un simple souci d’économie ne constitue pas une cause économique au sens de l’article L.321-1 du code du travail 792 .

La Cour de cassation n’a recours à la notion de sauvegarde de la compétitivité qu’à défaut de difficultés économiques ou de mutations technologiques et la compréhension de cette notion jurisprudentielle est délicate. Pour exister sur le marché, une entreprise doit être compétitive. Cette recherche permanente de la compétitivité concerne deux facteurs, la qualité des produits et services et leurs coûts. C'est la recherche classique du rapport qualité-prix qui permet à l’entreprises d'être attractive et de faire face à la concurrence dans son secteur d'activité.

Cet objectif est, non seulement légitime, mais vital pour l'entreprise dans une économie de marché. Cependant, il ouvre également la porte à l'acceptation de toutes les justifications patronales. Sans garde-fou, la référence à la compétitivité légitime exclusivement la logique de marché, à l'exclusion de toute autre considération, sociale notamment. Dans la mesure où chaque licenciement pour motif économique améliore la rentabilité en abaissant les coûts liés à la main-d’œuvre, l'employeur peut toujours se prévaloir de l'impératif de compétitivité pour justifier ces mesures.

Afin d'éviter cet écueil, la Cour de cassation a abandonné la notion d'intérêt de l'entreprise et l’a remplacé par celle de ’’sauvegarde de la compétitivité’’ 793 . Elle a confirmé sa position à plusieurs reprises 794 et ’’l’attendu’’ de principe repris par la plupart des décisions est le suivant : ‘’’ lorsqu'elle n'est pas liée à des difficultés économiques où à des mutations technologiques, une réorganisation ne peut constituer un motif économique que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité des entreprises’’’. Cette volonté de limiter la portée des considérations de compétitivité se rencontrent également dans la doctrine qui développe une analyse restrictive de la notion de sauvegarde.

Ainsi M. Gérard Lyon-Caen écrit-il que ‘’’….. dans la sauvegarde il y a sauver. l’entreprise doit être menacée sur son marché, sa compétitivité doit avoir décliné au point de menacer sa survie …..’’ ’ 795 .

Par conséquent, ‘’’les juges devront s'assurer que la mesure prise était nécessaire pour que l'entreprise ne périsse pas sous la concurrence, pour que sa sauvegarde soit assurée’’’ 796 . Cette doctrine soutient que la notion de sauvegarde de la compétitivité implique que la survie de l'entreprise soit en cause et qu'elle ‘’’ ne permet pas de conférer aux suppressions d'emplois qui interviennent dans le cadre d'une opération qui est effectuée dans l'esprit d'une simple recherche de compétitivité, le caractère de licenciement pour motif économique’’’ 797 .

De l'appréciation par les tribunaux de la notion de sauvegarde de la compétitivité, il ressort qu'une suppression d'emploi consécutive à l'intégration d'une société dans un groupe ne suffisait pas à justifier un licenciement économique 798 , pas plus que la réorganisation dictée par le désir d'augmenter les profits et de remettre en cause une situation acquise jugée trop favorable aux salariés 799 .

Il a également été jugé qu'une modification des horaires de travail justifiée par les exigences des clients et une meilleure rentabilité ne constituait pas une réorganisation indispensable au maintien de la compétitivité de l'entreprise 800 . Il convient de relever que dans son arrêt, la Cour de cassation utilise le terme de ’’maintien’’ au lieu et place de celui de sauvegarde.

A contrario, la Cour a considéré que la modification du système de rémunération des vendeurs destinée à motiver le personnel répondait à la nécessité de sauvegarder la compétitivité 801 . La Cour de cassation refuse de réduire la sauvegarde de la compétitivité à la seule quête du profit. L'intérêt de l'entreprise peut donc s'entendre comme l'intérêt économique et financier de la société dès lors que la maximisation des profits n’est pas l'argument exclusif. Les exigences sociales sont les grandes absentes de cette notion cadre définie par l'employeur et acceptée comme telle par les juges.

C'est à cet intérêt de l'entreprise, répondant à des considérations d'opportunités économiques, que le juge se réfère pour examiner les décisions patronales dont il est saisi.

215. Le droit à l’emploi, le droit à une vie familiale normale sont autant de droits qui ne pèsent guère face aux impératifs économiques. Et, si aujourd'hui, des dispositions légales 802 invitent l'employeur à préserver les emplois, rien ne l’y contraint. Le sens de la notion de l'intérêt de l'entreprise est exclusivement économique, ne laissant aucune place à l'idée d'entreprise-communauté fusionnant les intérêts de tous ceux qui y participent.

Cette domination de l'économie et de la finance sur le social n'est pas contredite par les quelques décisions de la Cour de cassation déclarant non fondés des licenciements justifiés par la seule quête du profit 803 . Dans ces affaires, la Cour a sanctionné des mesures qui ne répondaient pas aux exigences légales concernant la cause de licenciement et qui étaient, compte tenu du contexte de crise économique, inacceptables. Elle censure la subordination d'intérêts sociaux à la recherche exclusive de la rentabilité mais ne considère pas pour autant ces intérêts comme des critères de validité des décisions économiques. L'appréciation du sérieux des motifs de licenciement se fonde sur la consistance des faits économiques sans tenir compte des aspirations des salariés.

Ainsi, dans l'affaire Videocolor, la Cour d'appel de Lyon a examiné les options qui s'offraient à l'entreprise pour faire face à l'aggravation de la concurrence mondiale mais le sérieux des motifs n'a pas été apprécié au regard de leur incidence sociale 804 . La protection des droits fondamentaux des salariés requerrait l'utilisation de la technique du bilan qui conduit le juge à peser les intérêts en présence.

Dans un arrêt en date du 20 octobre 1988 805 , la Cour de cassation a fait usage de cette technique pour décider que l'intérêt de l'entreprise pouvait justifier qu'un salarié travaillant depuis quatorze ans en région bordelaise soit muté sur un chantier à Lille en raison d'un manque de travail dans le sud-ouest. Mais la perturbation que ce transfert causait dans la vie familiale du salarié donnait un caractère particulièrement légitime à son refus et cela permit de considérer que le licenciement prononcé suite à ce refus était dépourvu de cause réelle et sérieuse, bien qu'il fût apparemment conforme à l'intérêt de l'entreprise : ce raisonnement demeure cependant marginal.

216. L'acceptation par le juge judiciaire de la définition économique de l'intérêt de l'entreprise ne ferait, malgré tout, pas obstacle au développement d'un contrôle d'opportunité des choix de gestion. Le juge pourrait, en effet, apprécier la qualité de ces choix par rapport à la situation économique telle qu'elle ressort du débat judiciaire et éventuellement proposer d'autres mesures susceptibles de satisfaire l'intérêt de l'entreprise. La lecture des décisions de justice démontre au contraire que le juge ne substitue pas son appréciation à celle de l'employeur.

Et, si la formule de "l'employeur seul juge" n'est plus usitée, tout au moins par la Cour de cassation, cela n'altère pas, en matière de gestion d'entreprise, la plénitude du pouvoir patronal.

Notes
785.

Cass. Soc., 10 mars 1998, JSL, 19 mai 1998, n°14.

786.

Cass. Soc., 11 juin 1981, Bull. civ. V, p.394.

787.

Cass. Soc., 18 juin 1996, RJS 8-9/96, n°963 ; Cass. Soc., 9 mars 1999, RJS 4/99, n°524.

788.

Cass. Soc., 18 février 1998, RJS 4/98, n°461.

789.

Cass. Soc., 14 mai 1992, RJS 6/92, n°735 ; Cass. Soc., 19 novembre 1996, RJS 12/96, n°1266.

790.

Cass. Soc., 1er avril 1992, Bull. civ. V, n°223.

791.

Cass. Soc., 5 avril 1995, Bull. civ. V, n°123 ; D. 1995, p.503, note M. Keller ;
A. Lyon-Caen, Le contrôle par le juge du licenciement pour motif économique, Dr. ouvrier, 1995, p.281.

792.

Cass. Soc., 26 janvier 1994, Dr. ouvrier, 1994, p.240.

793.

Cass. Soc., 5 avril 1995, Videocolor, op. cit.

794.

Cass. Soc., 9 juillet 1997, Sem. Soc. Lamy 1997, n°852.97, p.6.

795.

G. Lyon-Caen, Sur le transfert des emplois dans les groupes multinationaux, Dr. soc., 1995, p.489.

796.

M. Keller, note sous 5 avril 1995, D. 1995, p.503.

797.

A. Philibert, Le droit prétorien du licenciement économique, Dr. soc., 1998, p.35.

798.

Cass. Soc., 9 juillet 1997, cité par Sem. Soc. Lamy du 8 septembre 1997, n°852, p.6.

799.

Cass. Soc., 30 septembre 1997, RJS 11/97, n°1297.

800.

Cass. Soc., 2 octobre 1997, JSL, n°1.2, 10 novembre 1997.

801.

Cass. Soc., 2 avril 1996, RJS 5/96, n°525.

802.

Article L.321-4-1 du code du travail.

803.

Cass. Soc., 16 mars 1994, RJS 5/94, n°530 ; Cass. Soc., 7 octobre 1998, RJS 11/98, n°1350.

804.

C. A. Lyon, 11 mai 1993, op. cit.

805.

Cass. Soc., 20 octobre 1988, RJS 2/89, n°1971.