§ 2: L’intérêt de l’entreprise, une appréciation souveraine de l’employeur.

217. Le juge ne se substitue pas à l'employeur pour apprécier ce qui est conforme à l'intérêt de l'entreprise 806 il n'a pas pour mission d'apprécier l'opportunité des décisions de gestion prises par l'employeur 807 . L'emprise du pouvoir judiciaire sur le pouvoir patronal se cantonne au contrôle de la réalité des faits sans remettre en cause la souveraineté de l'employeur dans la gestion de l'entreprise 808 .

Le licenciement qui est la mesure par laquelle se manifeste le plus clairement et le plus rudement, le pouvoir patronal de direction s'intègre dans une stratégie globale décidée par l'employeur seul.

Le droit ne permet pas d'apprécier l'opportunité de cette gestion et toute règle de fond destinée à encadrer le pouvoir de direction butte sur cet écueil. Le juge ne s'immisce dans la gestion de l'entreprise qu'en cas de contestation et pour s'assurer de la loyauté des rapports de travail. Les orientations économiques arrêtées par un employeur ne font pas l'objet d'arbitrages. Ainsi, les juges ne s'interrogent-ils pas sur le bien-fondé des décisions patronales entraînant la réorganisation de l'entreprise. Il n'y a pas de contrôle en amont de la décision litigieuse.

Le juge n'a pas à décider des stratégies de l'entreprise ni des moyens destinés à les mettre en œuvre. Ainsi dans l'affaire Videocolor, la Cour d'appel de Lyon démontre-t-elle que des mesures autres que les licenciements pouvaient être envisagées mais les juges se bornent à dresser ce constat sans émettre d'avis. Par là même, ils affirment l'existence pleine et entière du pouvoir patronal de direction 809 .

La censure des décisions patronales n'intervient qu'en cas d'excès avéré. Ainsi la pénurie d'emplois impose-t-elle au juge de censurer les décisions patronales sacrifiant les intérêts des salariés à une simple question d'économie financière. L'impératif de compétitivité ne saurait permettre à l'employeur d'ignorer totalement les préoccupations liées à l'emploi au regard de la situation de crise économique. Les juges sanctionnent en fait des choix moralement inadmissibles. Ils poursuivent la même finalité dans le contentieux concernant les clauses de non-concurrence lorsqu'ils vérifient que la clause insérée dans le contrat de travail est ‘"nécessaire à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise" ’ 810 et qu'elle n'étend pas exagérément la sphère de subordination du salarié.

Si le principe de la liberté contractuelle énoncé par l’article 1134 du code civil autorise l’employeur à prévoir des obligations contractuelles spécifiques à la charge du salarié, obligations pouvant mettre cause des droits et libertés fondamentaux 811 , ces clauses doivent être indispensables à la protection de l’intérêt de l’entreprise.

La Cour de cassation tente donc de ‘’’limiter les détournements de pouvoir qui résulteraient d’une contractualisation abusive des obligations du salarié’’’ 812 . L’article L.120-2 du code du travail, issu de la loi du 31 décembre 1992, impose cette recherche d’équilibre entre les intérêts légitimes de l’entreprise et ceux du salarié. Ce texte dispose que ’’nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché’’. Là encore, le critère de finalité sert de guide à l’analyse judiciaire. La Cour de cassation a appliqué récemment cet article à propos de la liberté d’expression 813 et l’on peut penser avec M. J. Y. Frouin que ce texte est fort de ’’virtualité’’ 814 et sera souvent invoqué à l’encontre des clauses contractuelles entravant les droits et libertés fondamentaux du salarié 815 .

Sous réserve de respecter la finalité de son pouvoir, l’employeur bénéficie d’une entière liberté pour adapter son entreprise aux contraintes de gestion auxquelles il doit faire face. La Cour de cassation impose aux juges de rechercher si la mesure patronale est justifiée par l’intérêt de l’entreprise mais ne les invite pas à se prononcer sur l’opportunité d’un choix de gestion 816 . Ces choix appartiennent à l’employeur.

L'intensité du contrôle judiciaire sur le pouvoir patronal de direction semble avoir atteint l’intensité maximale qu’il est possible de concevoir dans une économie de marché. Si l'argument de la carence de formation des juges en matière économique n'est guère décisif pour justifier des limites du contrôle, beaucoup plus convaincant est celui qui dénie aux juges la responsabilité de l'entreprise.

Notes
806.

Cass. Soc., 30 mai 1980, Bull. civ. V, n°473, p.357.

807.

Cass. Soc., 3 avril 1990, RJS 5/90, n°371.

808.

A. Jeammaud, M. Le Friant, A. Lyon-Caen, L’ordonnancement des relations de travail, op. cit., p.364.

809.

C. A. Lyon, 11 mai 1993, op. cit.

810.

Cass. Soc., 14 mai 1992, D. 1992, p.350, note Serra ; Dr. soc., 1992, p.967, note Corrignan-Carsin ; Cass. Soc., 18 décembre 1997, Dr. soc., 1998, obs. J. Savatier ; N. Gavalda, Les critères de validité des clauses de non concurrence en droit du travail, Dr. soc., 1999, p.582

811.

Les clauses de mobilité mettant en cause le droit au respect du domicile : Cass. Soc.,
12 janvier 1999, Dr. soc., 1999, p.287, note J. E. Ray, RJS 2/99, n°151 ; Les clauses de non concurrence mettant en cause la liberté du travail : Cass. Soc., 18 décembre 1997, op. cit.,
Cass. Soc., 14 octobre 1998, RJS 11/98, n°1362.

812.

M. C. Escande-Varniol, La Cour de cassation et l’intérêt de l’entreprise, op. cit.

813.

Cass. Soc., 14 décembre 1999, Dr. soc., 2000, p.165, concl. J. Duplat, note J. E. Ray.

814.

J. Y. Frouin, La protection des droits de la personne et des libertés du salarié, CSBP, 1998, p.123.

815.

J. Richard de la Tour, Le libre choix du domicile du salarié et le contrat de travail,
RJS 2/99, p.94.

816.

A. Jeammaud, M. Le Friant, A. Lyon-Caen, L’ordonnancement des relations de travail,
op. cit.