CONCLUSION GENERALE

235. Au terme de ce travail, il nous est possible d'affirmer que l’encadrement et le contrôle du pouvoir patronal de direction n'entame que fort peu la liberté de choix de l'employeur dans les faits. Il convient d'insister sur le fait, qu’en l’absence d’une contestation judiciaire, la faculté de choix de l'employeur demeure pleine et entière. Aucune instance au sein de l'entreprise n’est juridiquement habilitée à s'opposer aux décisions patronales. Et, lorsque l'exercice du pouvoir de direction est l'objet d'un litige porté devant le juge, le contrôle est limité. Certes, l'employeur doit se justifier au regard de l'intérêt de l'entreprise et convaincre de l'existence d'une cause réelle et sérieuse en matière de licenciement. Ceci étant, le juge ne s'aventure pas sur le terrain de l'opportunité, laissant à l'employeur le soin de définir l'intérêt de l'entreprise et les moyens permettant de le servir.

236. Le véritable enjeu n'est cependant pas, pensons-nous, dans une intensification du contrôle du juge sur le pouvoir de direction mais dans un réel changement des règles du jeu économique. En effet, le regroupement des capitaux consacre la suprématie de l'intérêt privé sur l'intérêt général. Les Etats sont aujourd'hui dépourvus de moyens de contrôle sur la vie économique et les politiques de l'emploi font figure de palliatifs dérisoires. La véritable question est celle de savoir comment répondre à la mutation du capitalisme engendrée par la mondialisation de l'économie. Celle-ci entraîne une insistance excessive sur le court terme. Il faut s’interroger sur cette logique et construire des stratégies pour faire face à la loi du marché. L’exclusion et les injustices vécues par un nombre croissant de personnes posent la question de l’organisation de la société, faut-il laisser à la ’’nature des choses’’, autrement dit à l’ordre du marché capitaliste, la répartition des fruits de la civilisation.

Ces enjeux, de dimension internationale, doivent recevoir une solution politique de même échelle. L’action d’un Etat isolé est vouée à l’échec dans la mesure où des règles nationales ont vocation à ne s’appliquer que sur le territoire national. Le champ spatial de validité des droits nationaux est limité et ne saisit que les rapports existant sur le territoire national. Or, l’intensification de la concurrence internationale, la transnationalisation des firmes et la globalisation financière, non seulement font échec aux dispositions nationales, mais mettent en concurrence les divers droits du travail.

Ainsi, dans l’affaire Videocolor, les emplois sont transférés de France au Brésil afin de réduire les coûts de revient des produits et ce transfert correspond à une suppression d’emploi dés lors que la délocalisation a lieu à l’étranger 872 . Ce type d’opération échappe par conséquent au droit français qui ne peut appréhender ‘’’l’effet terminal d’une opération internationale’’’ 873 .

Ces limites du droit du travail national se manifestent également dans l’application des règles relatives à la représentation du personnel dans l’entreprise. En droit français, ces règles s’imposent à ‘’’toutes les personnes et organismes assimilés qui exercent leur activités en France’’’ 874 . Au sein des entreprises transnationales, ces règles visent les activités implantées en France et de ce fait perdent de leur substance. Les règles organisant l’information des salariés d’une filiale sont ainsi dépourvues de pertinence dés lors que le véritable détenteur du pouvoir patronal de direction est situé hors du territoire national.

Consciente de la perte d’utilité du dispositif d’information des salariés dans le cadre des groupes multinationaux, la Cour de cassation a décidé que l’accès aux documents comptables devait s’étendre aux comptes des entreprises concernées par la consolidation des comptes, y compris les filiales étrangères 875 . Malgré tout, il s’avère difficile pour les salariés de connaître précisément les stratégies adoptées par le groupe. Ainsi, ‘’’en se détachant d’un emplacement national localisable, le processus de travail segmenté, réparti dans le monde entier et coordonné transcende dans le même temps les frontières d’un droit national à l’assise également nationale’’’ 876 . La concurrence entre les droits nationaux peut modifier à la baisse les normes sociales afin de favoriser les entreprises. Les pays qui assurent une protection importante aux salariés sont confrontés à ce risque de dumping social.

Et s’il n’est pas certain que ‘’’cette concurrence profite toujours à ceux qui subissent les plus médiocres standards sociaux ou qui acceptent, bon gré malgré, les plus spectaculaires baisses de ces standards’’’ car un certain niveau de droits et de garanties pour les salariés peut présenter ‘’’des avantages pour des capitalistes rationnels’’’ 877 , il n’en reste pas moins qu’elle exacerbe les rapports d’adversité entre les travailleurs du monde entier et soumet ces derniers aux mouvements incontrôlables du capital.

L’adaptation des systèmes de droit est donc indispensable. Un Etat isolé ne peut faire face aux contraintes que fait peser la mondialisation des échanges sur son économie. Par conséquent, du pouvoir concret que les Etats détiendront en s’associant dépend l’évolution des rapports économiques. Ce rapprochement des droits nationaux suppose une volonté politique commune de peser sur le cours des choses. Face au pouvoir démesuré des marchés, il faut replacer l’homme au centre des préoccupations et ‘faire ’’du travail le front principal des luttes contre la domination sans faille du marché’’’ 878 , il faut combattre l’hégémonie de la sphère financière qui détruit le lien social. Et, si l’entreprise vit de la coexistence du travail et du capital, ‘’’il apparaît pour le moins logique qu’on place sur le même pied d’égalité la défense des rémunérations du travail et celle du capital’’’ 879 .

Certaines solutions politiques visant à désarmer le pouvoir financier sont bien connues : taxation significative du capital, des revenus financiers et des transactions sur le marché des changes.

Le système de la taxe Tobin, du nom du prix Nobel d'économie américain, prévoit de taxer de manière modique toutes les transactions sur le marché des changes pour les stabiliser. Au taux de 0,1%, cette taxe procurerait 166 milliards de dollars par an, deux fois plus que la somme annuelle nécessaire pour éradiquer la pauvreté extrême 880 . De nombreux experts ont démontré que la mise en œuvre de cette taxe ne présentait aucune difficulté technique majeure 881 . Des campagnes d'information internationales auprès des actionnaires d'entreprises privées peuvent également être envisagées. L'association internationale Action pour la taxation des transactions financières d'aide aux citoyens (ATTAC) travaille sur ces différents thèmes.

Les investisseurs devraient être assujettis à certains devoirs, notamment le respect des normes sociales du pays d'accueil et l'obligation de réinvestir une partie des bénéfices. Des pénalités financières pourraient être prononcées à l'encontre des firmes qui délocalisent leurs activités afin de minimiser le coût du travail. M. le Professeur G. Lyon-Caen propose l'instauration d'une responsabilité sans faute. Cette responsabilité objective serait fondée sur l'idée que le coût social du licenciement est la réalisation d'un risque lié à l'exploitation de l'entreprise et l'employeur doit assumer les risques. En matière de délocalisation‘, "l'avantage économique évident que représente la faculté d'opérer sur toutes les parties du globe"’ 882 doit être contrebalancé par l'instauration d'une responsabilité sans faute à la charge de l'employeur qui doit assumer le coût social de ces décisions.

Seules des circonstances très contraignantes évaluées par le juge pourraient exonérer l'employeur de sa responsabilité. Cette responsabilité sans faute laisse pleine et entière la liberté patronale de gestion.

Ces différentes mesures ne peuvent être le fait d'un seul Etat. La Communauté européenne dispose de la puissance et de la légitimité nécessaire pour la promotion de telles réformes dans la mesure où elle s'engagerait dans un véritable projet de civilisation. D'un point de vue technique, plusieurs hypothèses sont concevables. Des règles communes à la communauté européenne peuvent être adoptées ou bien des directives communautaires peuvent imposer une harmonisation des droits étatiques 883 .

A ce jour, cette Europe sociale est un objectif encore très éloigné. Le modèle dominant reste celui du Traité de Maastricht, construit sur des hypothèses libérales. Cependant, dans l'ensemble des pays européens se développe un mouvement contestataire qui dessine une autre image de l'Europe. Cette Europe devra intégrer la question sociale dans sa politique globale et non plus considérer le social comme un élément rapporté. La Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe 884 , ne doit pas être un catalogue de vœux pieux et doit aller au-delà des minima mondiaux.

La participation des salariés à la gestion des entreprises, la formation initiale et professionnelle, les droits des travailleurs sont autant de points majeurs qui doivent être valorisés. Le chantier social ne fait que s'ouvrir et construire des contenus revendicatifs communs ne sera pas simple. En effet, il existe des niveaux sociaux différents dans les pays européens et, si tous parlent de "pacte social", le contenu diffère. En outre, le projet d'une Europe sociale est d'autant plus difficile à bâtir qu'il faut la construire avec le monde entier. Il faut songer à articuler les revendications sociales européennes de façon globale sinon l'Europe demeurera toujours en difficulté. Par exemple, il faudrait intégrer dans l'Organisation mondiale du commerce des normes universelles de travail pour éviter le dumping social international et l'effritement des normes européennes, inévitable en cas de mise en concurrence des salariés.

Réduire les avantages comparatifs des coûts de main d’œuvre ne saurait être cependant le seul axe de cette ’’clause sociale’’ au niveau mondial, au risque de défavoriser plus encore les pays en voie de développement. Ce projet doit être crédible en termes de coopérations et solidarités avec les pays en voie de développement notamment sur le problème de l'utilisation des ressources. La construction sociale européenne permettra un encadrement d'autant plus efficace du pouvoir patronal de direction que les entreprises seront associées aux diverses initiatives.

Face à la mobilité des capitaux et à la liberté de gestion qui en résulte, la véritable question est donc celle des valeurs qui fondent les choix des Etats. Il faut décider ce que l'on veut protéger et faire des choix qui engagent ses valeurs. Il faut choisir de consacrer une certaine représentation de la société démocratique.

Notes
872.

Cass. Soc., 5 avril 1995, Dr. soc., 1995, p.482 ; Dr. ouvrier, 1995, p.284.

873.

G. Lyon-Caen, Sur le transfert des emplois dans les groupes multinationaux, Dr. soc., 1995, p.489.

874.

Cass. Soc., 3 mars 1988, Rev. Crit. Dr. intern. Privé, 1989, p.63, note G. Lyon-Caen.

875.

Cass. Soc., 6 décembre 1994, Dr. soc., 1995, p.40.

876.

S. Simitis, Le droit du travail a-t-il encore un avenir ?, Dr. soc., 1997, p.666.

877.

A. Jeammaud, Les droits du travail à l’épreuve de la mondialisation, op. cit.

878.

R. Castel, Le travail, front principal des luttes, Le Monde diplomatique, Manière de Voir, n°41, 1998, p.30.

879.

R. Boyer, J. P. Durand, ’’L’après fordisme’’, éd. Syros, 1993, p.120.

880.

"Rapport sur le développement humain", Paris, Economica, 1997,.

881.

Lire Le Monde Diplomatique, février 1997.

882.

G. Lyon-Caen, Sur le transfert des emplois dans les groupes multinationaux, op. cit.

883.

A. Jeammaud, Les droits du travail à l'épreuve de la mondialisation, Dr. ouvrier 1998, p.240.

884.

La Charte sociale européenne, adoptée en 1961 dans le cadre du Conseil de l’Europe a été révisée en 1996 ; L’approbation de la Charte sociale révisée est autorisée par deux lois du
10 mars 1999 (Lois n°99-173 et 99-174, J. O. du 11 mars, p.3631) ; Cette nouvelle charte porte à trente et un le nombre des droits sociaux fondamentaux alors que la Charte initiale en garantit dix neuf ; La Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (1989) adoptée par les quinze Etats de l’Union Européenne et le Traité d’Amsterdam (1997) s’y référe.