Première partie : les jeux de casino : de la stigmatisation du joueur à la banalisation du jeu

Instinct universel, phénomène de masse, pulsion aussi
puissante que la sexualité ou l'amour, le jeu a déchaîné,
de tout temps, interdits et discussions passionnées.
Ingrid Carlander

Jusqu'à une période très récente, les jeux d'argent en général et les jeux de casino en particulier ont fait l'objet d'une désapprobation morale et sociale à peu près constante. Cette quasi-condamnation, qui affecte de façon très inégale les différentes couches sociales, est le produit d'une longue histoire où le jeu et le joueur ont nourri un imaginaire fortement marqué par des stéréotypes récurrents. Si l'association des jeux de casino avec le grand banditisme, par exemple, est d'origine récente (développement du gangstérisme dans l'Amérique des années 30), d'autres formes de stigmates sont parfaitement constantes dans toute l'histoire moderne. Il faut cependant remonter plus avant pour découvrir que deux grands modèles caractérisent l'ensemble des représentations liées au jeu et au joueur : la détérioration morale et la décrépitude physique inéluctables d'une part, et, de l'autre, l'association du jeu à diverses formes de malversations (des tripots du Palais Royal au blanchiment d'argent de la Mafia par exemple). L'évolution de l'image fortement négative du jeu est le fruit d'un long cheminement historique, législatif et psychologique. Nous ne voulons pas ici faire une histoire sociale du jeu, ni celle de l'évolution de ses formes. Notre but est plutôt de déterminer comment l'histoire de la législation du jeu a contribué à rendre possible l'évolution économique et sociale de ce secteur d'activité. Nous allons donc examiner, d'abord, la permanence dans l'histoire du jeu d'une distinction entre les classes populaires ou moyennes dans lesquelles la pratique du jeu est régulièrement flétrie, et les classes dirigeantes chez lesquelles le jeu constitue un privilège. On pourrait même dire à cet égard que le jeu d'argent constitue un élément de distinction qui sépare les classes sociales, ce qui sera particulièrement net dans le développement des casinos dont l'accès a d'abord été réservé à la seule élite aristocratique ou financière qui les fréquentait. L'examen de la littérature moderne et contemporaine indique, là encore, l'existence d'archétypes du joueur qui selon les époques se focalisent tantôt sur le caractère asocial du joueur et tantôt sur le ravage de la passion. En outre, renforçant la dévalorisation sociale du jeu, les liens supposés entre le jeu et le banditisme obligent à porter une attention toute particulière à la situation des États-Unis des années 30, d'où, quelques décennies plus tard, surgira le modèle des casinos contemporains, où le développement des machines à sous a radicalement modifié les formes du jeu d'argent et la structure du public.

La typologie des jeux établie par Roger Caillois permet de comprendre non seulement l'éventail et la place des jeux d'argent par rapport aux autres formes de jeux mais aussi de saisir la différence constitutive entre les jeux traditionnels et les machines à sous, dont la légalisation et le développement ont permis une banalisation ou plutôt une popularisation du jeu dans les casinos. Cette évolution extrêmement forte n'aurait pas pu se produire sans une modification également très forte de l'encadrement législatif des jeux d'argent. La banalisation du jeu n'a pu s'opérer que grâce à la médiatisation importante d'une toute autre catégorie de jeux qui, de la Loterie Nationale aux jeux de grattage, ont fait du jeu d'argent un élément de la vie quotidienne. Enfin, la confiance du public à l'égard des casinos, dont l'image avait été fortement altérée par des cas avérés de banditisme, supposait qu'une réglementation très précise et très sévère garantisse aux joueurs l'intégrité des jeux et des dirigeants des casinos.

Dans tous ces jeux, sans exception, le hasard tient une place fondamentale, ce qui explique que chaque société y investisse des aspects historiquement marqués de sa culture : la sacralisation ou la divinisation du hasard dans l'Antiquité n'a à cet égard aucun rapport avec la neutralité d'un programme informatique. Il reste que c'est bien toujours ce rapport fondamental au hasard qui constitue le moteur du jeu. Mais sa légitimité s'inscrit nécessairement dans des formes historiques comme le montre l'évolution tant de la législation que des formes du jeu. On pourrait dire ainsi que le hasard est totalement investi par la culture.