L'histoire des jeux de hasard, selon la plupart des auteurs à qui nous ferons référence, comporte une analyse des différentes législations car elles sont une expression normalisée des représentations dominantes d'une société. En effet, les jeux de hasard et d'argent n'ont jamais laissé indifférents ceux qui gouvernaient les pays. La réputation de vice, d'activité immorale, et l'engouement que suscitaient ces jeux, ont fait que les autorités politiques ont toujours cherché à les réglementer et à les contrôler.
L'histoire du jeu et, dans notre perspective, l'évolution de la législation sur les jeux d'argent en général et les casinos en particulier est très importante. Elle permet de comprendre pourquoi certains stéréotypes puissants se sont attachés aux jeux de casino et surtout aux joueurs. L'histoire de l'évolution des casinos est singulière par rapport à celle des autres jeux ; c'est pourquoi ils ont toujours été considérés comme ayant une existence distincte des autres lieux et types de jeux. Les casinos étaient perçus jusqu'aux années 1990 (cela subsiste encore dans l'esprit de certains) comme destinés à un public restreint et très élitiste : les gens riches. Tout a toujours été fait pour empêcher les classes défavorisées de jouer, prétendument pour leur bien. Le jeu était fréquemment réservé aux catégories sociales supérieures comme cela peut se vérifier dans toute l'évolution des jeux de hasard à travers leur histoire et les différentes lois qui se sont succédées. Cette première partie, historique, s'achève avec la loi de 1959, car c'est cette dernière qui a établi les prémices d'un nouveau type de casino légal, réglementé dans les règles de l'art. Cet historique est forcément rapide ; il a pour but d'établir le fait que dès les plus anciens textes qui les mentionnent, les jeux d'argent, puis, beaucoup plus récemment, les jeux de casino ont été associés à une image de pratique élitaire ou élitiste puisqu'elle n'engendrait de sanctions que pour ceux qui ne faisaient pas partie de l'élite au pouvoir, noble ou financière. Nous envisagerons aussi, mais plus rapidement, les loteries, leur apparition et leur développement, pour essayer de comprendre pourquoi elles ont toujours bénéficié d'une meilleure image que celle des casinos. "‘La loterie a en France un statut honorable. On s'adonne aux cartes, on ne s'adonne pas à la loterie. De plus, elle ne constitue pas vraiment un jeu (on joue aux dominos, on ne joue pas à prendre un billet de loterie)’" 3 .
Selon Marc de Smedt, Jean-Michel Varenne et Zeno Bianu dans "L'esprit des jeux", "‘tirer sa substance de la chance a toujours été considéré comme asocial. Les sociétés fondées sur la compétence n'aiment pas les caprices des coups de dés. Dès l'origine le pouvoir, quel qu'il soit, a donc cherché à maîtriser cette relation paradoxale entre le travail, noble producteur de valeurs économiques, et les jeux d'argent qui bafouent le mérite, accélérant le rythme de la richesse et de la ruine’". Ce qui a conduit les sociétés à vouloir contrôler ces pratiques ou à vouloir les éliminer.
La sacralisation ou la volonté d'entretenir les croyances magico-religieuses attachées aux jeux de hasard est aussi, dans l'antiquité, un moyen de contrôle social de ces activités. Le privilège, accordé aux prêtres, augures et haruspices, d'interpréter les signes divins, auxquels le hasard est fatalement lié, a eu en particulier pour effet l'interdiction, pour l'essentiel de la population, de se livrer à des pratiques qui reposent sur le hasard. Cette interdiction est très souvent, dans ce lointain passé, renforcée à l'attention des classes populaires. Ainsi, par exemple, en Egypte pharaonique, les jeux sont réservés aux nobles et, si un membre du peuple s'y adonne, il est passible de travaux forcés. En Judée, en Grèce (du moins à Sparte), les jeux d'argent étaient interdits. Mais nous ne disposons pas de trace dans ces pays de mention d'une représentation du jeu qui mette en cause le jeu comme maladie, alors que ce trait est attesté très fréquemment en Inde et à Rome. En Inde, le Mahabharata décrivait pour la première fois, il y a trois millénaires, l'épopée d'un joueur victime de sa passion pour les dés qui le conduisait à sa ruine, et qui, en dernier lieu, n'ayant plus rien à jouer, se jouait lui-même, ce qui est un motif littéraire repris fréquemment par la suite. D'après les traces les plus anciennes dont on dispose, la naissance des jeux d'argent coïncide avec l'invention de la monnaie, soit aux environs du 7e siècle avant Jésus-Christ. Le jeu de "pile ou face" est supposé avoir fait son apparition avec la première monnaie. Un peu plus tard, les jeux de dés et le "Pair et Impair" semblent avoir été les plus répandus notamment dans la Rome impériale.
Selon André Neurisse, la réglementation actuelle des jeux puise ses origines dans celle qui fût établie sous l'empire romain, à la fois pour le droit civil et le droit pénal. Les jeux d'argent s'étaient en effet développés de manière inconsidérée malgré les recommandations verbales, dont on trouve des traces sous la République romaine notamment de la part du vieux Caton ("Citoyens, fuyez les jeux de hasard !" 4 ) ; la législation romaine, très répressive, donne la mesure du risque supposé.
Sous l'empire romain donc, les jeux de dés sont les jeux de hasard et d'argent les plus en vogue. Tout se joue aux dés, son argent, mais aussi sa propre carrière ; on joue sa vie sur un coup de dés. Les empereurs qui se succèdent sont aussi des joueurs invétérés, mais ils veulent éviter que le peuple ne suive le même exemple, car le jeu mettrait en péril les vertus civiques traditionnelles ; alors même que le mode de vie a prodigieusement changé, les vertus brandies sous la république continuent de constituer les références majeures ; ainsi le peuple ne doit ni se ruiner, ni s'habituer à gagner de l'argent sans travailler. Si donc, pour le peuple, il n'est pas bon de jouer, les empereurs, quant à eux, ne s'en privent guère comme en témoigne notamment "Les vies des douze Césars" de Suétone. A titre d'exemple, Suétone reproche à Auguste sa pratique de joueur qu'il associe aux rares vices, notamment sexuels, de ce souverain par ailleurs privilégié : "sa réputation de joueur ne l'effraya en aucune façon et il continua de jouer sans le moindre mystère afin de se divertir jusque dans sa vieillesse, et non seulement en décembre mais aussi durant les autres mois, les jours ouvrables comme les jours fériés". Ainsi, Suétone atteste de l'irrespect manifesté par le souverain à l'égard des règles communes. Un peu plus loin, citant une lettre d'Auguste à tibère, il insiste sur le fait que pendant qu'il joue, le joueur perd la notion du temps : "‘nous avons joué pendant tous ces jours et nous avons chauffé la table de jeu’". La même lettre d'Auguste à Tibère comporte la précision suivante : "‘durant le repas, nous avons joué comme des vieillards, soit hier soit aujourd'hui ; on jetait les dés et, chaque fois que l'un d'entre nous amenait le coup du chien ou le six, il ajoutait aux enjeux un denier par dé et celui qui faisait le coup de Vénus ramassait tout’" 5 . Pour Auguste, le but du jeu n'est pas le gain mais uniquement l'agrément. D'où une attention légère (Auguste dit "généreuse") sur les pertes et les gains. Dans une lettre à sa fille, Auguste explique avoir donné 250 deniers à chacun de ses convives : "en les priant de jouer entre eux pendant le dîner soit aux dés soit à "Pair et Impair". Le comportement de Néron capable de jouer 400 000 sesterces sur un coup de dés 6 était, on s'en doute, beaucoup plus violent et brutal. Si Rome tolère ce comportement de la part de ses souverains, elle s'est s'attaquée au jeu sur le plan pénal et civil. La cible visée est en premier lieu les maisons de jeu et, plus particulièrement, les tenanciers dont le métier est considéré comme infamant. Les joueurs perdants, quant à eux, sont protégés par une loi qui leur permet de refuser de payer les sommes dues aux gagnants ou encore de réclamer la somme perdue (Septime Sévère).
Sous Auguste, les loteries faisaient partie des jeux de cirque dont les billets étaient jetés au peuple entre deux courses. Mais les loteries font vraiment leurs débuts lors des saturnales. On distribuait gratuitement des billets qui donnaient lieu à des prix divers. Néron, lors des fêtes pour l'éternité de l'empire, lança des loteries publiques dont les billets, au nombre de mille par jour, étaient donnés sans contrepartie pécuniaire au peuple. 7 . Néron proposera même des "lots humains" c'est à dire que le gagnant pourrait emmener un esclave de sexe masculin ou féminin.
Ensuite c'est le clergé qui est touché par le jeu excessif. Pourtant la religion chrétienne, à l'inverse de la religion musulmane, n'émet aucune interdiction ou restriction sur les jeux d'argent ou de hasard. Il existe pourtant certains conciles, tel celui de Mayence (813) ou ceux de Latran (1215), d'Albi (1254), ou de Béziers (1255) qui interdisent le jeu aux ecclésiastiques. La référence biblique à laquelle se réfère la religion chrétienne pour réprouver le jeu est le : "‘Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front’". Or le jeu est un moyen de s'en détourner. Malgré cela, certaines loteries à visée bienfaisante sont mises en place par le clergé lui-même. C'est un paradoxe que l'on retrouvera tout au long de l'évolution des jeux d'argent.
Comme nous pouvons le constater dans un premier temps, les institutions au pouvoir ont cherché davantage à interdire totalement le jeu plutôt que de le canaliser par une législation précise. Le jeu est considéré comme une sorte de fléau qu'il faut éliminer. Sous l'antiquité comme à l'époque médiévale, ce que l'on appelle jeu de hasard concerne principalement les jeux de dés. On peut remarquer aussi que les loteries ont bénéficié, quant à elle, d'un statut particulier, du fait de l'intérêt qu'y trouve son bénéficiaire, dès le début de leur histoire 8 .
Sous les différentes monarchies, les ordonnances d'interdiction des jeux de hasard fleurissent au gré des rois. On peut constater aussi que les jeux de hasard n'étaient "officialisés" que lorsqu'ils touchaient les couches aisées de la population. Autrement, ils étaient formellement interdits. "‘Apportant fortune ou conduisant à la ruine, le jeu passe au plan philosophique pour menacer cet équilibre social fondé sur la loi du travail en détournant l'homme de sa tâche essentielle, de sa tâche originelle : on ne saurait manger son pain qu'à la sueur de son front. C'est dans cet esprit que, dans le passé, les jeux d'argent furent souvent interdits aux pauvres et réservés aux nobles’" 9 .
Au fur et à mesure que les rois se succèdent, les lois contre le jeu se renforcent. Mais on pourra remarquer aussi que, souvent, ceux qui font ces lois sont les premiers à les transgresser et leur entourage ne se prive pas non plus. En témoigne, les quelques faits suivants :
Henri III innove et crée le premier impôt sur les cartes à jouer. Les raisons invoquées sont d'ordre moral alors qu'en fait le pouvoir s'est rendu compte de la source de profit que peut représenter cet engouement pour les jeux de hasard et d'argent. Cela représente un enjeu économique important pour l'État, et constitue la source de futurs revenus non négligeables pointés par la fin de l'édit : "‘Comme chacun voit par expérience, les jeux de cartes, tarots et dés, au lieu de servir de plaisir et récréation, selon l'intention de ceux qui les ont inventés, ne servent à présent que de dommages, et font scandale public, étant jeux de hasard sujets à toutes sortes de piperies, fraudes et déceptions, et portant grandes dépenses, querelles, blasphèmes, meurtres, débauches, ruines et perditions de famille, et de ceux qui en font profession ordinaire [...] à tous jours et heures, singulièrement fêtes et dimanches, au lieu de vaquer au service de Dieu : à quoi comme en toutes choses, concernant la réformation de nos sujets [mais ne pouvant y parvenir] nous avons estimé n'estre moins raisonnable et nécessaire de tirer quelques commodités desdites cartes et dés qui se feront et vendrons dans notre dit royaume, que de celles qui se transportent hors d'iceluy’" 11 . Nous sommes ici dans les prémices d'une économie des jeux qui va perdurer jusqu'à nos jours.
Avec Henri IV, ainsi que sous le règne de tous les Rois de ce prénom, le jeu tient une place prédominante à la cour, et de nombreuses familles nobles se retrouvent ruinées . Henri IV était lui-même un joueur invétéré mais aussi un tricheur acharné. Il ruinait les nobles, non pas pour une question d'argent mais parce que cela affaiblissait leur pouvoir politique. Les riches avaient le droit de se ruiner mais les pauvres étaient interdits de jeu. Les loteries quant à elles, accusées de causer la ruine du peuple, sont supprimées. Mais le parlement ferme les yeux sur celles qui vont fonctionner par la suite, par exemple la loterie royale organisée lors du mariage de Louis XIV et Marie-Thérèse d'Autriche.
Par réaction, lorsque Louis XIII arrive au pouvoir, il rend deux ordonnances (30 mai 1611 et 15 janvier 1629) dans lesquelles il interdit les jeux de dés, de cartes, les brelans (maisons de jeux) et toute réunion ou maison de jeu. Le perdant quant à lui peut se retourner contre le gagnant ou le tenancier.
L'attitude de Louis XIV est assez curieuse : le jeu est toléré à la cour mais, en même temps, le roi ne cesse de faire des ordonnances et des arrêts pour l'interdire. La tolérance vis à vis des jeux varie en fonction du rang social des joueurs ; dans une de ses correspondances, il parle ainsi : "‘je vous ai mandé ce qu'il y avait à faire pour empêcher les jeux qui se tiennent chez les personnes de qualité, chez d'autres de rang inférieur et enfin chez ceux qui ne méritent aucune considération, en vous disant d'ignorer ce qui se passent chez les premières, d'avertir les secondes de cesser, et de condamner ceux de la troisième avec toute la sévérité possible’" 12 C'est à cette époque que le jeu connaît une expansion assez significative. La concentration des nobles à la cour du Roi Soleil favorise la formation d'une société vivant dans l'oisiveté et donc ayant besoin de distractions, ce qui va favoriser la croissance du jeu. La sévérité continue de régner à l'extérieur de la cour qui donne, elle, le plus mauvais exemple. Le Palais-Royal, enclave privilégiée du jeu, en est une des illustrations. La "Cour" n'est pas un espace public mais une partie de la "sphère privée" du monarque. On peut donc y tolérer des désordres qui seraient inacceptables en "public". A Versailles, les aristocrates sont entre "eux", ce qui n'est pas le cas des tripots du Palais Royal.
Selon André Neurisse, le jeu connaît en cette deuxième moitié du XVIIème siècle une expansion fort significative ; ainsi en témoigne un développement de la littérature sur ce phénomène de la part d'auteurs comme La Bruyère ou Regnard. La Fontaine se ruine au jeu et perd, non seulement son héritage familial, mais aussi les gains de ses droits d'auteur. L'abbé Choisy suit le même chemin. Selon Voltaire, un peu plus tard, Paris peut se comparer à un "immense Brelan". C'est à cette époque que se développe aussi la tricherie avec l'apparition de l'expression "chevalier d'industrie" désignant ceux qui tirent leurs revenus de la fraude au jeu. Les tricheurs sont omniprésents dans les résidences ou hôtels parisiens où se pratiquent les jeux, renforçant ainsi la mauvaise réputation de ces derniers.
Sous Louis XV, toutes les tentatives pour enrayer cette explosion des jeux restent vaines. La loi est détournée, souvent par les fonctionnaires et les magistrats qui succombent eux-mêmes à cette folie du jeu. Quand un jeu est interdit, il est rebaptisé sous un autre nom de manière à contourner la loi.
‘"L'hydre dorée ne pouvait que survivre à tous ces couperets. En effet, dans la société de l'ancien régime où, de la naissance à la mort, le destin de chacun était inscrit par son échelon social, le jeu d'argent semblait le seul moyen de faire tourner la roue de la chance pour ceux qui n'étaient pas "nés". Au XVIIIème siècle, dans les tripots du Palais Royal, les fortunes transitent par les cartes et les aventuriers sont légion. Même si, en principe, les jeux d'argent sont interdits, ceux qui édictaient ces lois ne se gênaient pas pour les transgresser. Ils cherchaient surtout à écarter les catégories les plus humbles des jeux d'argent, celles pour qui les pertes au jeu pouvaient être ressenties le plus durement" 13 .’Toujours sous Louis XV, se développe une coutume rapidement répandue qui veut que la société aisée effectue des séjours plus ou moins longs dans les villes d'eaux renommées comme Wisbaden ou Aix la chapelle. Si les gens viennent là pour une cure ils ont aussi besoin de distractions et le jeu y occupe une place de choix. Dans "les amusements d'eaux d'Aix la Chapelle" écrit par le Baron de POLLNITZ, on trouve ceci : "‘En un mot, le jeu, la bonne chère, la musique, la promenade, la conversation, et tout ce qui peut lier une aimable société sont des plaisirs qui n'y manquent jamais dans la saison’" 14 .
Quant aux loteries, elles sont plutôt vues comme un moyen de renflouer les caisses de l'État. Sous Mazarin, elles deviennent une sorte d'impôt volontaire qui sera illustré ensuite par l'arrêt de 1700 : "‘Sa majesté ayant remarqué l'inclination naturelle de ses sujets à mettre de l'argent aux loteries particulières, et désirant leur procurer un moyen agréable et commode de se faire un revenu sûr et considérable pour le reste de leur vie et même d'enrichir leur famille en donnant au hasard... a jugé à propos d'établir à l'hôtel de ville de Paris une loterie royale de 10 millions". Sous Louis XV, les loteries se multiplient. A chaque tranche de loterie correspond un nom qui renvoie à un besoin d'argent particulier pour une bonne cause : la loterie des enfants trouvés, la loterie de l'école militaire, la loterie de piété... Elles vont permettre la réalisation de nombreux ouvrages d'intérêt public, par exemple l'achèvement de Saint-Sulpice en 1745 ou l'aménagement du Champ-de-Mars en 1757. Le 30 juin 1776 sont supprimées les loteries privées pour faire place à la loterie royale de France avec deux tirages par mois et un rapport de 10 à 12 millions’ ‘ 15 ’ ‘. Celle-ci disparaîtra pendant la révolution à la demande d'un député qui la définit comme "un fléau inventé par le despotisme pour faire taire le peuple sur sa misère, en le leurrant d'un espérance qui aggrave ses calamités’". Elle sera rétablie par le Directoire lorsqu'il restaure le monopole d'État puis à nouveau supprimée en 1836.
Sous Louis XVI, une ordonnance du 1er mars 1781 avait remplacé tous les autres textes et frappé de sanctions les jeux considérés comme présentant des chances inégales pour les parties en présence. Le roi institue des primes pour ceux qui dénoncent ces jeux et les endroits où ils se pratiquent. L'amende se répartit en trois : un tiers pour le trésor royal, un tiers pour les pauvres des hôpitaux, et un tiers pour le délateur. Mais, malgré toutes ces sanctions, le jeu persiste.
Après la révolution de 1789, c'est Bailly, maire de Paris, qui reprend le flambeau de la croisade contre le jeu. Ce sont les maisons de jeux qui sont visées. Il considère que la taxe versée par celles-ci est "un produit du vice et du désordre" 16 . Les propriétaires ou locataires de maisons de jeux sont passibles de sanctions (décret des 19-22 juillet 1791) mais pas les joueurs. Ces derniers ne se gênent donc pas et, malgré la menace des sanctions, les maisons de jeux se multiplient. Les admonestations restent inefficaces et le changement de régime n'inverse en rien le développement des jeux.
Avec le Code civil naît la première véritable réglementation qui sera appliquée et qui pose le futur cadre législatif des jeux de hasard et d'argent.
Le 15 mars 1803 sont votés les articles 1965, 1966 et 1967 sous le titre "Des contrats aléatoires". Selon ces textes, les jeux ou paris ne donnent lieu à aucune obligation juridique : "‘la loi n'accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d'un pari’" (art 1965). En revanche, "‘sont exceptés de la disposition précédente""les jeux propres à exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature qui tiennent à l'adresse et à l'exercice du corps’". En somme, la loi (art. 1966) distingue le pur jeu de hasard de ce qui lui semble être l'exercice d'une compétence ou d'une performance (en risquant cet anachronisme, le Loto, par exemple, se trouverait distinct d'un jeu comme le Loto sportif ou le PMU). Le gagnant ne peut intenter une action pour recouvrir les sommes gagnées et le perdant ne peut pas non plus intenter une action pour reprendre les sommes perdues (art. 1967) sauf en cas de "dol, supercherie ou escroquerie".
Le décret du 24 juin 1806 (et son article 4) est un renforcement réel des sanctions à l'encontre du jeu et des maisons de jeux clandestines. Il est aussi à l'origine de l'apparition et de l'essor des casinos en France (qui sont dans un premier temps des maisons de jeu ou cercles). Il stipule : "‘Notre ministre de la police fera pour les lieux où il existe des eaux minérales pendant la saison des eaux seulement, et pour la ville de Paris, des règlements particuliers sur cette partie’". Or nous venons de voir que ce sont essentiellement les catégories sociales aisées qui se rendent dans les villes d'eaux pour faire des cures.
Quatre ans plus tard il est contredit par l'article 410 du Code pénal qui classe en délit la tenue de maisons de jeux et de loteries 17 . Cet article extrêmement répressif prévoit, pour les coupables, l'interdiction de l'exercice des droits civiques, civils et de famille (art 410, §2 et art 42). L'article 411 fait obligation pour sa part de tenir un registre des prêts sur gages mentionnant avec une grande précision la nature des objets gagés et l'identité de l'emprunteur.
Mais dans l'article 410, il n'est fait aucune mention des villes thermales et de Paris, réglementés eux, par le décret de 1806, au terme duquel, la clientèle des casinos ou des cercles pait une cotisation, ce qui les met en accord avec cet article. L'article 410, qui aurait pu provoquer la suppression pure et simple de toutes les maisons de jeux, ne sera jamais invoqué, et les casinos et cercles vont continuer à se développer dans le cadre établi par la loi de 1806 18 . Des villes comme Vichy ou Deauville vont se développer, notamment, à cause de la prospérité de leur casino. Un peu plus tard, le loi du 21 mai 1836 interdit les loteries (art 1 : "les loteries de toute espèces sont prohibées"), et renvoie les contrevenants à l'article 410 du Code pénal.
A l'époque du décret de 1806, les cercles de jeux de Paris sont tenus par les frères PERRIN et leur cahier des charges, c'est à dire leurs obligations vis à vis de l'état et de la commune sur laquelle ils sont établis, stipule que l'accès des jeux est interdit au femmes, aux comptables du trésor, aux domestiques et à tout individu qui serait signalé par la police.
Les casinos qui apparaissent dans les villes thermales ont pour public surtout des personnes d'un milieu social aisé, un peu comme des clubs privés où les gens paieraient une cotisation pour entrer, ce qui est une façon de restreindre leur accès. La tenue de soirée est de rigueur et une certaine sélection du public se fait ainsi dès l'entrée. "‘Durant tout le XIXe siècle, casinos, cercles et tripots sont les seuls espaces à accueillir les joueurs. Pas les mêmes d'ailleurs. Le casino est noble. Il est "autorisé".... Il se réserve, par une série de commandements choisis, aux catégories sociales les plus élevées et abrite ceux qui ont à la fois suffisamment d'argent pour tenter la roulette, l'envie d'en gagner plus encore, et une activité qui les rend invulnérables au qu'en dira-t-on’" 19 . Le public des casinos est donc très différent de celui des tripots qui sont réservés à des individus de condition plus modeste. "‘Le public assis aux tables du trente-quatre est aristocratique. Il ne s'agit pas de roulette, mais de cartes’" 20
A partir de 1875, les villes d'eaux sont de plus en plus fréquentées. Une circulaire ministérielle précise les jeux autorisés, notamment pour renforcer le décret de 1806 qui se voit un peu mis aux oubliettes en ce qui concerne le système d'autorisation d'exploitation des casinos dans les villes d'eau. Ce sont les maires qui obtiennent le droit d'interdire le fonctionnement des jeux d'argent et de hasard sur leur commune. C'est un changement important puisqu'on passe du niveau décisionnaire national au niveau local : il y a une décentralisation de la décision. Le casino devient un élément du développement local.
En 1902, il existe 179 autorisations administratives que le Conseil d'État remet en question dans son arrêté du 18 avril 1902. Les députés s'opposent à cette décision, en mettant en avant le préjudice qui serait provoqué par la fermeture de ces établissements. La saison des jeux de 1903 se déroulent sous l'ancienne tolérance administrative. De nouveaux établissements de jeu ouvrent leurs portes sans autorisation. M. Vallé, garde des sceaux, décide alors de nommer une commission dont le but sera d'élaborer un projet de loi sur le régime de jeux.
Au début de 1907, le gouvernement, à cause du jeu nommé baccara ou "la faucheuse", ordonne aux préfets de retirer leurs autorisations de jeux aux titulaires, et interdit l'exploitation de ce jeu au tenanciers de maisons non autorisées.
Les conseils municipaux se réunissent alors et émettent les voeux suivants :
Une proposition de loi est déposée le 29 janvier 1907 par M. le député Régnier et ses collègues.
Elle donne naissance à la loi du 15 juin 1907. Celle-ci réglemente le fonctionnement des cercles et des casinos dans un cadre juridique bien défini (art. 291 et 292 du code pénal). La loi structure donc le paysage ludique en matière de jeux de hasard par dérogation à l'article 410 cité précédemment, dont le Conseil d'État a pris conscience qu'il annulait l'art 4 du décret de 1806. Le cercles et les casinos des stations balnéaires, thermales et climatiques sont placés sous un régime spécial. Ils obtiennent, après enquête et sur avis du conseil municipal, une autorisation temporaire, et fonctionnent sur la base d'un cahier des charges strict dont le non respect peut entraîner le retrait de la concession. Un prélèvement de 15% sur le produit brut des jeux, dont l'emploi est réglé par une commission spéciale nommée par le ministère de l'intérieur, est institué (indépendamment de celui des communes) au profit d'oeuvres diverses 22 . L'accès des casinos est aussi interdit aux enfants et aux employés municipaux. Il faut remarquer que ces maisons de jeux attirent plutôt une clientèle aisée venue prendre les eaux.
De même depuis 1920, pour préserver les ouvriers parisiens, aucun casino ouvrant des salles de jeux ne peut s'établir à moins de 100 kms de Paris. A l'époque cette mesure est prise de façon à restreindre l'accès des casinos aux couches populaires, car en travaillant, elles n'auraient pas le temps de faire le trajet aller-retour dans la journée 23 . Selon W. R. Eadington, "‘L'histoire montre que les casinos ont toujours été situés à distance des grands centres urbains. La raison en est, que les casinos, avec leur réputation de "voracité" sont considérés comme représentant un danger pour la classe ouvrière. [...] Même quand le jeu était autorisé, il semblait préférable qu'il soit réservé à ceux qui avaient les moyens de jouer pendant leur temps libre, à l'écart des préoccupations de la vie quotidienne. Dans de nombreux cas, les casinos étaient situés dans des lieux dotés d'attraits touristiques et ciblaient les classes sociales qui pouvaient se permettre d'y aller en villégiature’" 24 .
Selon Pierre CHAZAUD, maître de conférence à l'université Lyon 1, et à l'institut supérieur de management du patrimoine : "‘Les casinos ont pendant longtemps tenu une place à part dans les loisirs. Les palaces et les casinos ont les équipements emblématiques d'une certaine classe sociale et d'un style de vie, notamment dans les grandes stations à la mode des années 1920 aux années 1960. Les pouvoirs publics ont longtemps adopté à leur égard une attitude de réserve. Pour certains, ces lieux de loisirs suscitent encore bien des réticences."’ ‘ 25 ’
Pendant longtemps, le public des casinos est resté très "sélect" avec une tenue vestimentaire très recherchée. "‘Rose CORMON se souvient de son premier casino comme s' il s'agissait de son premier bal. C'était à Uriage, l'été 1947. Rose n'avait pas joué ce jour là. Mais elle avait découvert un univers insoupçonné, fantastique, où les messieurs en smoking et les dames en robe de soirée se disaient des politesses tout en maniant des cartes à jouer et en brassant des jetons et des plaques miroitant comme des émaux ou des coraux dans la clarté sous-marine de la salle de jeux’". 26
En France, le terme "casino", pour désigner les maisons de jeu, n'est apparu qu'au XIXème siècle : auparavant celles-ci s'appelaient des brelans. Étymologiquement, casino, diminutif de Casa en italien, renvoie à un lieu de réunion dans lequel se pratique le jeu, la danse et où l'on mange. Ce terme "casino" va être juridiquement défini en France par un arrêté du 23 décembre 1959 qui est un prolongement de la loi du 15 juin 1907. "‘Art. 1er. Un casino est un établissement comportant trois activités distinctes : le spectacle, la restauration et le jeu, réunies sous une direction unique sans qu'aucune d'elles puisse être affermée’" 27 .
Cette loi de 1959 est à l'origine de ce que sont devenus les casinos aujourd'hui : des espaces de jeu, mais aussi souvent de restauration et d'animation pour les villes qui les accueillent. Nous verrons par la suite comment, à partir de cette loi et de l'évolution de la législation, notamment avec l'apparition des machines à sous, les casinos tendent à se rapprocher de plus en plus de cette définition de l'espace "casino". Ce sera l'objet de la deuxième et troisième partie de cette thèse.
- Varenne Jean-Michel, Bianu Zeno, De Smedt Marc, L'esprit des jeux, Albin Michel, Paris, 1990., p. 143
- Tite Live cité par Neurisse André, Les jeux d'argent et de hasard, Hermé, Paris, 1991.
- Suétone, Vies des douzes césars, § LXXI. Les dés étaient marqués seulement sur quatre faces ; on jouait avec quatre dés. le coup de Vénus ou coup royal avait lieu lorque les dés marquaient chacun un nombre différent. le coup du chien se produisait lorsque les dés marquaient tous le même nombre (explication de Henri Ailloud, traducteur de Suétone, Paris, Les Belles Lettres, 1961).
- Suétone, ibid.
- Les cahiers espaces, Casinos et tourisme, n°38, Octobre 1994.
- Ibid. Note page 74. Le droit Canon, en son article 138, maintient toujours l'interdiction faite aux clercs de se livrer aux jeux de hasard (sauf si la mise est peu importante et si le jeu est utile).
- Ibid.
- Lloansi Bernard, "Regard sur l'histoire des rapports du jeu et de l'Etat", Les cahiers espaces, Casinos et tourisme, n°38, Octobre 1994.
- Seguin Jean-Pierre, Le jeu de carte, Hermann, Paris, 1968, p. 164. Cité par Lhôte Jean-Marie, Histoire des jeux de société, Flammarion, Paris, 1994.
- Cité par Guillaume Marc, "tu ne joueras point", Traverses n°23, novembre 1981. p. 18.
- Varenne Jean-Michel, Bianu Zeno, De Smedt Marc, L'esprit des jeux, Albin Michel, 1990, Paris, p. 138.
- Centre aixois d'études et de recherches sur le XVIIIe siècle, Le jeu au XVIIe siècle, colloque d'Aix-en-Provence, 30 avril, 1 et 2 mai 1971, Edisud, 1976.
-Voir à ce sujet l'article de Lloansi Bernard, Regard sur l'histoire des rapports du jeu et de l'Etat, Les cahiers espaces, Casinos et tourisme, n°38, Octobre 1994.
- Cité par Varenne Jean-Michel, Bianu Zeno, De Smedt Marc, L'esprit des jeux, Albin Michel, 1990, p. 138.
- Art 410 du code pénal : "ceux qui auront tenu une maison de jeux de hasard, et y auront admis le public, soit librement, soit sur la présentation des intéressés ou affiliés, les banquiers de cette maison, tous ceux qui auront établi ou tenu des loteries non autorisées par la loi, tout administrateur, préposé ou agent de ces établissements seront punis d'un emprisonnement de deux mois au moins et de six mois au plus, et d'une amende de 100 F à 6 000 F."
- Voir à ce sujet l'article de Bernard Lloansi, "Regard sur l'histoire des rapports du jeu et de l'Etat", Les cahiers espaces, Casinos et tourisme, n°38, Octobre 1994.
- Cotta Alain , La société du jeu, Grasset, Paris, 1980, p. 186.
. Dostoïevsky Fédor, Le joueur, 1866, repris en édition de poche, 1972.
- Ibid.
- "Art- 1 : Par dérogation à l'article 410 du code pénal, il pourra être accordé aux casinos des stations balnéaires, thermales ou climatiques, sous quelque nom que ces établissements soient désignés, l'autorisation temporaire d'ouvrir au public des locaux spéciaux, distincts et séparés où seront pratiqués certains jeux de hasard sous les conditions énoncées dans les articles suivants [...]
Art- 2 : Les stations dans lesquelles la disposition qui précède est applicable ne pourront en bénéficier que sur l'avis conforme du conseil municipal. Les autorisations seront accordées après enquête, et en considération d'un cahier des charges établi par le conseil et approuvé par le ministre de l'intérieur. L'arrêté d'autorisation fixe la durée de la concession : il détermine la nature des jeux de hasard autorisés, leur fonctionnement, les mesures de surveillance et de contrôle des agents de l'autorité, les conditions d'admission dans les salles de jeux, les heures d'ouverture et de fermeture, le taux et le mode de perception du prélèvement prévu à l'article 4. [...]. Recueil des textes relatifs à la réglementation des jeux dans les casinos, Travaux de recherches et mise à jour effectués sous la direction de Maître Laurence Lichtmann, Avocat à la cour de Paris, éditions a.m.i., décembre 1987.
- R. Eadington Wiliam, "Le développement des casinos dans le monde", Les cahiers espaces, Casinos et tourisme, n°38, Octobre 1994.
- Ibid.
- Chazaud Pierre, "Faut-il repositionner l'offre des casinos", Les cahiers espaces, n°38, oct 1994.
- Brasey Edouard, La république des jeux, Laffont, Paris, 1992. p. 187.
- Recueil des textes relatifs à la réglementation des jeux dans les casinos, Travaux de recherches et mise à jour effectués sous la direction de Maître Laurence Lichtmann, Avocat à la cour de Paris, éditions a.m.i., décembre 1987.