1- Portraits de joueurs

Ce chapitre est consacré à quelques portraits de joueurs. Le jeu peut conduire à la ruine, d'où les interdictions répétées. Ce risque a fait naître la représentation d'un type de joueur qui présente toujours les mêmes symptômes ou stigmates que nous définirons dans un deuxième temps. Mais la littérature ajoute une dimension psychologique progressivement dominante.

La représentation traditionnelle du joueur dans les textes de fiction est généralement très négative et tend à le disqualifier. On y trouve une sorte de mise en garde sous-jacente qui ressort, à l'évidence, de tous les textes que nous allons étudier. Nous pouvons repérer des caractéristiques communes à tous ces joueurs. Quand il n'est pas un "Dandy" flambeur, le joueur, le plus souvent, est représenté comme atteint d'une maladie ou d'une folie obsessionnelle qui le ronge, telle un mal incurable, et qui, à terme, finit par le détruire. Deux ouvrages constituent à cet égard l'archétype de l'image littéraire du joueur, celui de Dostoïevsky, Le joueur, et celui de Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme 28 .

Mais auparavant, il nous semble nécessaire de faire référence à quatre textes très différents qui préludent à cette réprobation constante 29 .

Le premier nous est fourni par l'un des Caractères de La Bruyère 30 dans le chapitre consacré aux "biens de fortune". Ce texte comporte cinq arguments distincts.

  • Le premier dénonce l'idée selon laquelle le jeu mettrait à égalité toutes les couches sociales devant le hasard. ("l'on dit du jeu qu'il égale les conditions"). Cette égalité semble à La Bruyère tout à fait monstrueuse ("‘les yeux souffrent (...) c'est comme une musique qui détonne ; ce sont comme des couleurs mal assorties, comme des paroles qui jurent et qui offensent l'oreille (...) c'est en un mot un renversement de toutes les bienséances’". Le mot est lâché : le jeu introduit un désordre social ("‘c'est peut-être aussi l'une de ces choses qui nous rendent barbares à l'autre partie du monde’").
  • Le deuxième argument est d'ordre psychologique ou comportemental ; autour d'une table de jeu, "une triste sévérité règne" ; les joueurs perdent le sens des relations sociales : "‘implacables l'un pour l'autre et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions : le hasard seul, aveugle et farouche divinité, préside au cercle et y décide souverainement’" ; le jeu modifie l'ordre des passions : "‘toutes les passions, comme suspendues, cèdent à une seule’".
  • Le troisième argument vient de ce que la fortune, modifiant brutalement la condition, fait oublier au gagnant ses origines. Là encore, c'est bien à un désordre social que le jeu conduit, sauf lorsque la fortune s'inverse : "‘il est vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les remet souvent là où elle les a pris’".
  • Le quatrième argument est que le jeu conduit fatalement à la perte : "‘l'enseigne (des brelans) est à leur porte, on y lirait presque : ici l'on trompe de bonne foi (...). Qui ne sait pas qu'entrer et perdre dans ces maisons est une même chose’".
  • Le dernier argument, dans le paragraphe, beaucoup plus célèbre, dont les premiers mots sont "Mille gens se ruinent", est consacré à la passion du jeu qui empêche le joueur de s'arrêter. Le jeu est présenté comme une passion criminelle qui pousse aux pires extrémités. L'auteur ne trouve aucune excuse au joueur, à son comportement et au fait que celui-ci dit qu'il ne peut se passer de jouer. Les mots employés sont très accusés : "désir", "désespéré", "voler", "assassiner", "consumé". Ce sont en principe des mots fortement associés au champ de la passion, de la violence et de la destruction, toutes choses incompatibles avec l'idéal classique de l'honnête homme : "‘je ne permets à personne d'être fripon ; mais je permets à un fripon de jouer un grand jeu : je le défends à un honnête homme’".

L'année même de la mort de La Bruyère, Jean-François Regnard écrit la pièce de théâtre intitulée Le joueur. Cette pièce poursuit l'essentiel des thèmes de La Bruyère en accentuant le désastre familial que provoque le jeu, et, en cela, annonce le drame bourgeois du siècle suivant. La phrase qui suit est révélatrice de cette dimension familiale constitutive des valeurs de la bourgeoisie montante.

Acte I, Scène X :

‘"Acceptez pour époux un joueur,
Qui, pour porter au jeu son tribut volontaire,
Vous laissera manquer même du nécessaire".’

L'intérêt ici de cette pièce, sur laquelle nous n'insisterons pas d'avantage, est qu'elle "popularise" la dénonciation du joueur comme un danger pour sa famille. Cette idée sera un des modèles dominants du 19ème siècle bourgeois.

Plus tard, au début du XIXème siècle, c'est la passion que retient Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre tombe lorsqu'il se décrit sous l'emprise du jeu : "‘le jeu produisit sur moi une sorte d'enivrement douloureux, si cette passion m'eût atteint, elle m'aurait renversé la cervelle’". Les remords le rongent car, dit-il, poussé par le diable, il a joué une somme que lui avait remis un notaire, et qu'en outre il a laissé ce qui lui en restait dans le fiacre qui le ramenait. Il voit un signe du destin dans le fait que c'est un moine qui lui rapporte les 1500 Frs oubliés. Le jeu, figure du vice et du diable, lui a pris son argent, et le moine, figure du bien et du droit chemin, lui rend le peu qui lui reste. Ce parallèle, bien sûr, est un stratagème pour mettre en garde contre le jeu qui va à l'encontre de la morale chrétienne. Par opposition à La Bruyère, en cette période de romantisme triomphant, Chateaubriand prend au sérieux la "passion" du joueur que La Bruyère feignait de tenir pour une simple faiblesse de caractère.

A la même époque à peu près, La dame de pique de Pouchkine 31 met en scène un joueur prêt à tout pour gagner, y compris à commettre un meurtre. La victime est une vieille femme qui connaît le secret des trois cartes gagnantes qui donneront la fortune au héros. Le jeu est motivé, dans ce cas, par l'obsession de l'argent et l'appât du gain qui poussent le joueur à toute extrêmité. Au début du récit, Herman n'est pas vraiment joueur, mais à partir du moment où il entend parler de cette vieille dame qui peut lui faire gagner un fortune grâce au jeu, il devient obsédé par cette idée et n'aura de cesse d'atteindre son but. Mais encore une fois la morale triomphe car "bien mal acquis ne profite jamais". La dernière carte n'est pas la bonne, et, au lieu de l'as prédit, c'est une dame de pique qui sort. Elle ressemble étrangement à la vieille femme, et lui sourit d'un air railleur. Herman sombre dans la folie. "‘Il est à l'hôpital d'Oboukof, le n°17. Il ne répond à aucune question qu'on lui adresse, mais on l'entend répéter sans cesse : trois - sept - as ! - trois - sept - dame!’".

Comme on le voit à ces brefs exemples, la représentation du jeu et du joueur (de casino) repose sur des stéréotypes qui contribuent à construire un véritable mythe dont l'expression majeure est fournie par Dostoïevsky. Dans son roman, Le joueur, il donne un visage exemplaire à ce mythe : celui d'Alixei Ivanovitch. A travers ce personnage, nous pouvons remarquer que la représentation du jeu est centrée sur la perte et la déchéance.

Le roman de Dostoïevsky se présente comme une autobiographie où l'on trouverait le récit de son expérience personnelle. Dans ce roman, écrit à la première personne, le narrateur est le personnage du joueur. Dostoïevsky semble y assumer la responsabilité de ce que dit, de ce que fait, ou de ce que ressent son personnage principal, il est "dans sa peau". Ce roman a constitué, pour les générations suivantes, l'archétype de ce qu'est le joueur. L'emploi du pronom indéfini "le" dans le titre est évidemment une manière de dire que ce joueur est l'idéal-type du joueur ; ce roman ne concerne donc pas un joueur mais tous les joueurs.

Comme l'alcoolique parlerait le mieux des effets de l'alcool, le joueur compulsif serait ainsi celui qui sait le mieux exprimer les sentiments, les sensations que procurent le jeu. La façon du narrateur de décrire le joueur est avant tout très subjective et dérive, semble-t-il, de la propre expérience de Dostoïevsky. La première description d'une salle de jeu commence ainsi : "‘D'abord tout me parut très sale. Malsain et sale moralement, pour ainsi dire. Et je ne parle pas de ces visages anxieux, avides, qui par dizaines, par centaines, assiègent les tables de jeu’" 32 . Elle est d'abord marquée par le moralisme : le jeu est un vice qui altère le visage des gens ainsi que leur esprit. La dégradation est certes physique, mais elle est aussi morale. Le vocabulaire employé essaie non seulement de rendre compte des tourments qu'endure le personnage principal, mais se donne pour le symbole de ce que sont le jeu, l'espace de jeu et le joueur. La description vise à provoquer l'émotion du lecteur et à le mettre en garde contre les dangers du jeu. "Le joueur" présente ainsi l'image des ravages du jeu. La dégradation extérieure de l'individu n'est ici que la marque de sa dégradation intérieure. Le roman vise à produire une contre-identification, une réaction de répulsion vis à vis du jeu. L'emploi du pronom "je" de la part du narrateur, qui normalement rend l'identification possible du lecteur au personnage principal du roman (Alixei Ivanovitch), produit ici l'effet inverse : le lecteur rejette le personnage ("Je ne peux pas être comme lui") ; il n'y a aucune identification possible.

Un autre personnage est tout à fait remarquable, celui de la "grand-mère" (riche aristocrate capricieuse dont la famille attend la mort avec impatience pour en hériter), car elle offre une première description des altérations significatives que peut entraîner la pratique du jeu. Ce qui la fascine tout d'abord, c'est un joueur à une table de jeu, un jeune homme qui est en train de gagner : "‘Il était pâle, ses yeux brillaient, ses mains tremblaient. Il en était à miser au hasard par poignées. Et il continuait à gagner et à ramasser, à gagner et à ramasser. [...], il misait au petit bonheur et ramassait toujours. Visiblement il perdait la tête’". Elle ne peut s'empêcher de lui dire de partir : "‘Elle se mit à crier au jeune homme : "Sortez ! Sortez !"", mais il ne s'arrête pas. La grand-mère s'écrie : ""Quel dommage ! Il est perdu ! Enfin, il l'a voulu, cela me bouleverse. Nigaud, va!’". Et la grand-mère détourna vite les yeux". Cette description qui fait figure de stéréotype pourrait être celle d'un malade atteint d'une fièvre incurable. Tous les termes employés ici pour décrire l'attitude du joueur la désignent comme une pathologie qui ne cessera d'être reprise par la suite. Mais l'originalité de Dostoïevsky, qui fait de ce livre un modèle inégalable, est qu'il met en évidence la déchirure du sujet, là où ses prédécesseurs mettaient plutôt en évidence le désordre social.

Revenons au texte. Malgré la vision de ce joueur et les réactions émotionnelles qu'il a suscitées en elle, la grand-mère se met à jouer et bien vite son attitude change. C'est la première étape de l'histoire : il existe un phénomène de "contagion" du jeu : comme par l'effet d'un virus, toute personne qui l'approche est touchée. La grand-mère est donc, elle aussi, saisie par la fièvre du jeu : "‘la grand-mère ne tenait plus en place. Les yeux fous, elle suivait la petite boule qui sautillait dans les alvéoles du plateau tournant. Nous perdimes le troisième frédéric. La grand-mère était hors d'elle. Lorsque le croupier annonça trente-six au lieu du zéro escompté, elle donna même un coup de poing sur la table. [...] Elle se mit à trembler d'excitation. [...] La grand-mère en tremblait, fascinée [...] La grand-mère était d'humeur impatiente et irritée. Visiblement, elle n'avait que le jeu en tête. Elle était indifférente à tout le reste et fort distraite.’". Dans le bouleversement radical du comportement du personnage, Dostoïevsky montre que l'individu, face au jeu, perd toute rationalité et le contrôle de lui-même ; mais là précisément où La Bruyère dénoncait un désordre social (perte du sens des hiérarchies), Dostoïevsky décrit le désordre de la personne : on note le réemploi du verbe "trembler", qui est le verbe le plus souvent employé par l'auteur dans la description des joueurs. La description de la grand-mère reprend le stéréotype précédent. Elle est désormais atteinte de la "maladie du jeu". Au moment précis où le zéro sort et où la grand-mère gagne, le narrateur dit : "‘A ce moment précis, je compris que j'étais un joueur. Mes mains, mes pieds tremblaient, ma tête bourdonnait’". Le changement d'attitude d'Alixei montre, à son tour, que le jeu fonctionne de façon épidémique. La suite du roman et la fin du roman montrent que le jeu n'est pas seulement contagieux, mais qu'il est aussi incurable. C'est, à la façon d'un maléfice, une puissance destructrice qui peut saisir n'importe quel individu qui rentre en contact avec lui. Alixei sera donc sa prochaine victime.

Outre la décrépitude physique et la décomposition morale du joueur, la mauvaise réputation sociale du jeu et des joueurs achève le tableau de ses méfaits ; en témoigne cette réaction du "général" (neveu de la "grand-mère") lorsque la grand-mère lui demande ce qu'il a fait de son argent et lui dit ""— Tout est là : tu ne sais pas ! Tu ne quittes pas la roulette, probablement ? Tu y as tout laissé sans doute?" Le général fut tellement ahuri que l'afflux de son émotion faillit l'étrangler. "‘A la roulette, moi ? Dans ma position... Mais vous n'y pensez pas ma tante ; vous devez être encore malade..."" Cette réaction de rejet indique le caractère infamant de la réputation d'être un joueur. Le jeu ne fait pas donc seulement l'objet d'une désapprobation qui repose sur l'altération individuelle du joueur, mais il fait aussi l'objet d'une condamnation sociale radicale. Le joueur est ici stigmatisé comme un alcoolique ou un drogué. La suite du roman fait passer le Général d'une réprobation individuelle à une autre réprobation morale qui fait intervenir le thème classique de la ruine patrimoniale. Le Général accompagné de Des Grieux demande à Alixei d'éloigner la grand-mère des tables de jeux : ""— Permettez ! vous vous chargez de, comment dirais-je... de piloter cette vieille femme, cette pauvre et terrible vieille, s'embrouillait Des Grieux, mais elle va perdre, perdre tout, jusqu'au dernier sou ! Vous avez vu vous même comment elle joue ! Si elle commence à perdre, aucune force de la nature ne pourra plus l'éloigner des tables de jeu, elle s'obstinera par méchanceté et jouera sans s'arrêter ; quand on en arrive là, on ne rattrape jamais ses pertes et alors... alors...
— Et alors intervint le général, c'est vous qui aurez été la cause de la perte de toute la famille."’". La figure du joueur qui ruine sa famille au jeu, car il laisse toute la fortune familiale sur les tapis verts, est récurrente dans la littérature. Mais, là où Regnard en fait le coeur d'un drame bourgeois, Dostoïevsky pointe le rapport entre le joueur et la mort.

Arrive donc le moment où Alixei raconte sa propre expérience de sa descente en enfer. "‘Il était dix heures et quart. J'entrais au casino. Je n'avais jamais été sous l'emprise d'un tel espoir, ni d'une telle émotion [...] Fébrilement, j'avançais ce tas sur le rouge et je repris soudain conscience. Ce fut la seule fois durant mon jeu de cette soirée que le froid de la peur me saisit et fit trembler mes membres. En une seconde, je sentis avec terreur et je compris ce que signifiait perdre : j'avais misé ma vie’". Au fur à mesure, son existence bascule. Si, au début, il gagne, bien vite, il se met à perdre. Toute sa vie se concentre alors autour du jeu, il accepte de devenir domestique pour pouvoir continuer de jouer et payer ses dettes et, même quand Des Grieux vient le voir, lui parle de Pauline, la femme dont il était amoureux, et essaie de le sauver, il refuse l'aide qu'on lui offre et retourne à la roulette. "Se refaire" est devenu sa principale obsession. Sa passion du jeu est de l'ordre du faire-faire. Elle est comme une drogue qui ferait faire tout ce qu'elle veut à un individu sous son emprise. Il n'a plus conscience de rien en dehors du jeu. Des Grieux lui dit : "‘dites-moi, en dehors du jeu, vous ne vous occupez de rien ? — Non de rien. [...] Vous avez non seulement renoncé à tout objectif, hors de gagner au jeu, vous avez même renoncé à vos souvenir. [...] Vos espoirs, vos désirs les plus essentiels, actuellement, ne vont pas au-delà de pair et impair, rouge, noir, la douzaine du milieu, etc.’". Alixei oublie Pauline, qu'il croyait être sa passion, sa raison de vivre, pour ne plus se tourner que vers le jeu, comme saisi par une passion dévastatrice qui rythme sa vie au fur et à mesure des tours de la roulette. Plus rien n'existe en dehors du jeu. Il apparaît que la "manipulation" dont il était l'objet change de sujet. Alixei aimait follement Pauline tandis qu'elle ne le considérait que comme un jouet qu'elle pouvait manipuler à sa guise et au gré de ses humeurs. Comme il l'était l'objet de Pauline dans sa passion pour elle, il devient objet de sa propre passion pour le jeu, qui remplit toute sa vie et ne laisse plus de place pour rien d'autre. Comme la drogue tient un individu, le jeu tient Alixei.

Le temps de référence n'est plus le temps extérieur et autonome de l'horloge, il devient celui de sa partie de roulette ; il n'existe plus ni passé, ni avenir pour lui en dehors du jeu. Alexis oublie tout ce qui ne concerne pas le jeu. Il perd conscience de la réalité quotidienne pour s'enfoncer dans une sorte de brouillard et le seul repère qu'il conserve est le jeu, jusqu'à la fin du roman : "demain, demain, tout sera fini".

Quand il se remémore cette période, il n'arrive pas à comprendre ce qui s'est passé, "‘Jusqu'à présent je ne me comprends pas moi-même ! Et tout cela est passé comme un rêve, même ma passion. Elle était pourtant forte et sincère... mais... Où est-elle maintenant ? Vraiment, de temps à autre, une idée surgit : est-ce que je ne suis pas devenu fou alors? N'aurais-je pas passé tout ce temps dans quelque asile d'aliénés ? Peut-être y suis-je encore, en ce moment même ? Et ainsi, tout cela n'était qu'une illusion, et ce n'est toujours qu'une illusion... J'ai rassemblé et relu mes pages. Qui sait, peut-être l'ai-je fait pour savoir si je les avais écrites dans une maison de fous ? Maintenant je suis seul, tout seul’." Il semble reprendre conscience, un peu comme un malade qui sortirait du coma après avoir fait un mauvais rêve en se demandant si oui ou non son cauchemar était réel. Mais il y retombe.

Le "joueur" se trouve ainsi isolé socialement et hors du temps de référence qui rythme la société. Cette sortie hors du temps, comme on le verra, est un élément fondamental de l'organisation de jeux dans un casino. Le "joueur" de Dostoïevsky évolue dans un monde parallèle où toute référence à son milieu social ou familial d'origine est oubliée. Le jeu est ainsi traité par Dostoïevsky comme une folie qui entraîne trois types de destruction en même temps : physique, sociale, et morale. Le jeu prend le contrôle de la vie du joueur et provoque un type d'"addiction" sensitive que l'on retrouve dans le comportement du drogué, à la seule différence qu'il n'y a aucune ingestion de substance toxique. "‘La "passion frénétique du jeu" caractérise bien cet état d'agitation fébrile associée à l'activité, chaque fois recherchée, qui place le joueur dans un état "d'étrangeté", l'isole quelque temps de toute préoccupation extérieure. Le comportement devient donc alors incontrôlable, comme "téléguidé". Un joueur peut dire que dans ces moments : "je me regardais en train de jouer comme dédoublé’". "‘La passion devient fascination et abolit toute perception rationnelle de la réalité du moment.’" 33

Ce roman a a été lu comme s'il constituait un avertissement. Il rend sensibles les ravages que peuvent entraîner le jeu sur un individu. Il présente le jeu comme une maladie, ou plutôt une drogue qui altère le comportement physique et social de l'individu. Tout individu peut être atteint et mené à sa destruction. Ici, ce n'est pas le joueur qui fait le jeu, mais le jeu qui fait le joueur. Ce roman a construit un stéréotype du joueur : en associant jeu et joueur compulsif, il n'y a désormais qu'une façon d'être joueur : celle qui y est décrite. L'image du joueur, complètement négative, n'offre pas d'alternative. Le joueur est ainsi l'archétype non pas d'une réalité mais d'une peur.

‘"C'est ainsi que l'humour littéraire ou théâtral des stigmates est fait d'une ironie bien particulière. Caricature, plaisanteries, histoires traditionnelles étalent comiquement les faiblesses de personnages stéréotypés, en même temps qu'elles nous montrent ces demi-héros mouchant innocemment des normaux de haut rang" 34 .’

Le dernier exemple est tiré de la littérature du XXème siècle. C'est le joueur que décrit Stéphane Sweig dans son ouvrage Vingt quatre heures de la vie d'une femme . A la suite du décès de son mari, madame C s'ennuie et décide d'aller à Monte-Carlo. Pour s'occuper, elle va au casino et observe les joueurs ou plus particulièrement les mains de ces derniers : "‘elles révèlent, par leur façon d'attendre, de saisir et de s'arrêter, l'individualité du joueur : griffues, elles dénoncent l'homme cupide ; lâches, le prodigue ; calmes, le calculateur et, tremblantes, l'homme désespéré [...] Le jeu révèle l'homme, c'est un mot banal ; mais je dis, moi : sa propre main, pendant le jeu, le révèle plus nettement encore’". Sa rencontre avec le joueur se fait dans un premier temps avec ses mains. Ce sont celles-ci qui retiennent son attention : "‘Et je vis là (vraiment j'en fus effrayé !) deux mains comme je n'en avais encore jamais vu, une main droite et une main gauche qui étaient accrochées l'une à l'autre, comme des animaux en train de se mordre, et qui se serraient et s'opposaient farouchement d'une manière si âpre et si convulsive que les articulations des phalanges craquaient avec le bruit sec d'une noix que l'on casse’". Elles trahissent le comportement du joueur torturé qui attend, impuissant, devant le hasard. Et au moment où le croupier crie le numéro, '"‘à cette seconde, les deux mains se séparèrent soudain l'une de l'autre, comme deux animaux frappés à mort d'une balle’". L'auteur, en mettant ces mots dans la bouche de la narratrice, met l'accent sur l'émotion qu'exprime le mouvement incontrolé des mains. La violence qui caractérise le mouvement de ces mains est le reflet de la violence intérieure qui anime le joueur. Ensuite seulement, madame C découvre le visage qui va avec les mains, et, comme ces dernières, il est le reflet de la passion qui consume le joueur.

Au fur et à mesure du récit, le joueur se révèle à travers le texte dans l'emploi d'un ton dramatique, comme si tout était perdu d'avance. Enfin quand il quitte la table de jeu sans un sou, il ne lui reste plus qu'une seule issue : la mort. Madame C, le voyant ainsi, le prend en charge et l'emmène à l'hôtel où elle passe la nuit avec lui. Et c'est au petit matin qu'elle comprend à quel point le jeu peut changer un homme. "‘Vous vous rappelez peut-être que je vous ai dit précédemment n'avoir encore jamais observé, avec autant de force et à un degré aussi violemment accusé que chez cet étranger assis à la table de jeu, l'expression de l'avidité farouche et de la passion chez un homme. Et je vous dirai à présent que jamais, même chez les enfants, qui, quand ils dorment d'un sommeil de nourrisson, ont souvent autour d'eux une lueur de sérénité angélique, je n'ai vu une pareille expression de pureté limpide, de sommeil véritablement bienheureux. Sur ce visage, tous les sentiments s'inscrivaient avec une plasticité sans pareille, et c'était maintenant une détente paradisiaque, une libération de toute lourdeur intérieure, un allégement, une délivrance’". On voit ici, dans le contraste entre la pureté angélique du joueur endormi et le comportement précédent, que le jeu est la seule cause de la mutation de cet homme en une sorte de monstre. Le jeu transforme un ange en démon. Le lendemain le joueur lui raconte comment il a été atteint par la folie du jeu et sa longue descente aux enfers : "‘il n'était plus capable de penser, de dormir en paix et encore moins de se dominer’".

On retrouve cette similitude avec le joueur de Dostoïevsky, l'être qui devient le jouet de sa propre passion pour le jeu. Le jeu agit, là encore, comme un poison qui envahit peu à peu le corps du joueur. "‘Et je reconnus avec un effroi indicible que cet homme était empoisonné par sa passion, jusque dans la dernière goutte de son sang’".

Madame C, qui se sent inutile depuis la mort de son mari, et du fait que ses enfants, assez grands, ont quitté la domicile familial, imagine qu'elle peut sauver cet homme de cette passion qui le ronge. Elle lui propose donc de lui donner de l'argent pour qu'il prenne le train et rentre chez lui. Auparavant elle lui fait prononcer un serment devant Dieu "‘Je jure que je ne prendrai jamais plus part à un jeu de hasard, de quelque nature qu'il soit, et que je n'exposerai plus ma vie et mon honneur aux dangers de cette passion’". Apparaissent là encore des traits caractéristiques aux joueurs dévorés par la passion du jeu. Le joueur prend l'argent, mais, au lieu de prendre le train, il retourne au casino. Mensonges, trahisons sont les caractéristiques récurrentes du comportement des joueurs que nous venons de voir. Ici encore, le joueur est esclave de sa passion et en oublie tout ce qui est autour de lui. Quand sa bienfaitrice le voit de nouveau au casino, elle tente de l'empêcher de jouer, mais tout ce qu'elle récolte ce sont des insultes. Tout ce que le jeune homme lui avait dit a fondu devant l'attrait du tapis. Le joueur, encore une fois, détruit les gens autour de lui et piétine leurs sentiments. Quand il est devant le tapis, plus rien ne compte. L'image du joueur est donc celle d'un joueur obsessionnel, menteur, autodestructeur, qui triche avec lui-même et avec les autres.

Dans tous les exemples qui précèdent, le joueur est présenté comme atteint d'une folie obsessionnelle : le jeu. Dans ces deux romans, on trouve une femme à ses cotés, qui est soit la cause qui le pousse à jouer (Pauline chez Dostoïevsky) soit celle qui pâtit principalement de son comportement (Madame C chez Sweig) car le joueur devient violent verbalement ou physiquement avec elle et, en outre, l'entraîne vers une ruine financière certaine 35 . La présence d'un femme à coté du joueur constitue la figure de ce que pourrait être sa vie sans le jeu : une vie où le joueur pourrait trouver l'amour et la stabilité.

"Le" joueur que produit la littérature est, encore une fois, celle du joueur "pathologique" qui combine deux aspects :

  • la "passion" (le joueur subit ce qui le ruine) ;
  • l'"exclusivité" de l'investissement affectif dans un objet, d'où la présence fréquente dans la fiction d'un figure de femme aimante ou d'amour possible dont le joueur se détourne.

Ce stéréotype est assez éloigné des analyses contemporaines de comportements pathologiques. Ainsi, par exemple, Marguerite Duras, confiant à Bernard Pivot dans une émission d'Apostrophes : "je suis une alcoolique qui, pour le moment, ne boit pas", exprime un tout autre point de vue selon lequel ce n'est pas la drogue (l'alcool en l'occurrence) qui fait le drogué, mais l'inverse. On dirait donc plutôt aujourd'hui, au sujet du jeu pathologique, que c'est le joueur qui fait le jeu. En témoigne l'établissement de pourcentages de joueurs potentiellement compulsifs qui semblent à peu près stables dans tous les groupes.

Il reste que ces descriptions, qui ont fortement marqué l'imaginaire collectif, indiquent que le jeu, comme une drogue, tient lieu de "tout". D'où la présence simultanée d'une exaltation démesurée et d'une solitude totale où l'individu se ruine et se détruit.

Un autre motif littéraire, qu'une lecture contemporaine rend sans doute plus visible que les lectures antérieures, tient au rapport, constant, mais moins explicite, entre le jeu et la mort. Dire qu'on joue "sa vie" - c'est un motif récurrent chez tous ces auteurs qui ont connu une expérience personnelle du jeu pathologique, de La Bruyère à Dostoïevsky - c'est pointer le fait qu'une sorte de pari existentiel est toujours présent dans le jeu : le joueur veut "voir" jusqu'où le hasard peut le favoriser ou le décevoir. Par cet aspect, le jeu de hasard s'apparente très étroitement au vertige de l"Ilinx" (Roger Caillois. cf. infra). Il y a donc ici une quasi-fascination de la mort (inscrite ou supposée dans la fiction) qui donne à ces figures de joueurs une dimension tragique.

Comme on verra plus loin, la très grande force de l'introduction des machines à sous, où le joueur peut facilement miser de faibles sommes, est de monnayer ce risque ou ce jeu avec la mort, un peu comme le sport est la figure civile du combat. Jouer plutôt que se battre, se distraire plutôt que de mettre sa vie (ou sa fortune) en jeu, c'est ce sur quoi reposent les nouvelles formes contemporaines du jeu.

Notes
28.

- Dostoïevsky Fédor, Le joueur, 1866, repris en édition de poche, 1972. Stéphane Sweig, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Bibliothèque cosmopolite Stock, 1993.

29.

- D'autres textes significatifs figurent dans le recueil de Le Tourneur Michel, Les plus beaux textes sur les jeux, le hasard et la chance, Le Cherche Midi, Paris, 1982.

30.

- La Bruyère, Les caractères, chapitre "Des biens de fortune", §71 à 75. Les citations sont extraites de l'édition de poche courante Garnier Flammarion, Paris 1965, p 184-185.

31.

- Pouchkine, La dame de pique, 1833, repris en édition poche, 1986.

32.

- Dostoïevsky, Le joueur, 1865. Toutes les citations de cette partie sont tirées de la traduction de Andronikof C, et De Couriss Alexandre, Le joueur, édition poche, Paris, 1972.

33.

- Sucquart Isabelle, Le jeu pathologique : une addiction nouvelle, Thèse de diplôme d'Etat de docteur en médecine, qualification en psychiatrie, sous la direction de J.L. Venisse, Nancy, 1993.

34.

- Goffman Erving, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Le sens commun, les éditions de minuit, Paris, 1993.

35.

- Le stéréotype se poursuit dans le littérature romanesque (les romans de Barbara Cartland par exemple) qui rengorge d'illustrations de jeunes filles contraintes de faire un "beau mariage" parce que leur père a perdu la fortune familiale au jeu ou parce qu'il les a perdues comme enjeu d'un pari... Par exemple, dans "La marque de Winfield" de Ken Follet, une mère refuse de marier sa fille à un jeune homme qui non seulement est le cousin pauvre de la famille mais dont le père, en outre, avait la réputation d'être joueur.