2- Les stigmates récurrents du joueur

L'image du joueur reste désormais culturellement entachée des stéréotypes que l'on trouve chez Dostoïevsky ou Sweig. Sa description est accompagnée de traits supposés caractéristiques et constants que l'on retrouve chez tous les joueurs atteints de la maladie du jeu, c'est ce que l'on pourrait appeler des "stigmates". Nous traiterons donc ici du cas du joueur compulsif. Un joueur compulsif est, cliniquement, atteint de ludopathie ou de dépendance au jeu.

Selon Goffman 36 , "‘le mot stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu'en réalité c'est en termes de relation et non d'attributs qu'il convient de parler. [...] Un stigmate représente donc un certain type de relation entre l'attribut et le stéréotype. [...] En gros, on peut distinguer trois types de stigmates. En premier lieu il y a les monstruosités du corps — les diverses difformités. Ensuite, on trouve les tares du caractère qui aux yeux d'autrui prennent l'aspect d'un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées et rigides, de malhonnêteté, et dont on infère l'existence chez un individu parce que l'on sait qu'il est ou qu'il a été, par exemple, mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d'extrême gauche. Enfin il y a les stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d'une famille."’ Goffman distingue ensuite deux types de situations. Dans la première, le stigmate de l'individu est apparent ou sa différence est connue de tous ; dans ce cas Goffman considère le sort de l'individu discrédité. Dans la deuxième, l'individu pense que son stigmate n'est ni connu, ni visible, son sort est donc discréditable (dans le cas où son stigmate viendrait à être connu).

Le jeu rentre donc selon Goffman dans les stigmates de tares de caractères. On peut dire du joueur compulsif qu'il fait partie des deux catégories du discrédité et du discréditable selon le type de situation où il peut se trouver. Le moment où le sort du joueur (Goffman entend le statut social futur de l'individu stigmatisé) est discrédité est celui où il est dans une salle de jeu en train de jouer, car c'est à ce moment que les traits de son comportement compulsif sont le plus visibles. Certaines caractéristiques du comportement sont récurrentes et peuvent attirer l'oeil du spectateur observant les joueurs. La plus remarquée est celle de l'agitation des mains. Dans le roman de Stefan Sweig, l'héroïne, Mme C, va dans les casinos où elle se contente de regarder les joueurs, passionnée par le mouvement de leurs mains, car celles-là témoignent de toute l'excitation qui tient le joueur quand il joue. Les mains des joueurs sont souvent révélatrices de leur attitude vis à vis du jeu, la façon de miser, la manière d'appuyer sur le bouton d'une machine à sous, la façon d'attendre la donne en tapotant des doigts, la façon de tenir ses cartes, un tic avec les mains trahit souvent le jeu du joueur au poker...

Ce stéréotype du joueur compulsif a fait, depuis longtemps, l'objet d'analyses cliniques :

le trouble dominant est une hyperactivité avec déficit de l'attention. On remarque que la plupart des joueurs décrits perdent souvent le contrôle d'eux-mêmes. Des auteurs comme Zuckerman (1964) ont mis en avant le concept de "recherche pathologique de sensations" qui se mesure à l'aide du SSS (sensation seeking scale). La quête du gain correspondrait à la recherche d'un état physiologique et psychologique lié à l'excitation. 37 Les médiateurs ou objets de l'addiction (la drogue, le jeu, l'alcool...) permettent d'accéder à l'état recherché. Cette excitabilité se retrouve dans la description du stéréotype du joueur de Dostoïevsky ou des autres auteurs, les joueurs sont hors d'eux, leurs mains tremblent, ils se mettent facilement en colère, rejettent les personnes de leur entourage...

On remarque aussi que les deux joueurs principaux du roman de Dostoïevsky, Alixei et "la grand-mère", suivent la courbe d'évolution du schéma psychiatrique anglo-saxon 38 du jeu pathologique. La première phase est celle du gain, "the winning phase", où le joueur est persuadé de son habileté, ou de sa chance, parce qu'il gagne. Cela contribue à le faire augmenter ses mises, à jouer de plus en plus souvent. Ensuite il advient la phase de la perte, "the loosing phase" : même si la chance a délaissé le joueur, il croit encore qu'il va gagner. Il reste persuadé que c'est lui qui contrôle le jeu, et il trouve toujours des "excuses" ou des explications à ses défaites pour retourner jouer. Le joueur externalise toujours la cause de ses pertes (ce n'est pas la faute au jeu s'il perd, mais par exemple, c'est parce qu'il ne fait pas beau ou bien parce que ce n'est pas le bon moment ou encore parce qu'il n'a pas mis telle chemise...) . Enfin il y a la phase de désespoir, "the desesperation phase" : le joueur est épuisé physiquement et moralement, le jeu devient un acte compulsif destiné à apaiser une tension interne. La plupart des "stigmates" relevés dans le stéréotype du joueur sont en liaison avec l'évolution de la pathologie repérée par l'analyse clinique.

Une autre situation dans laquelle les stigmates du joueur sont apparents est celle des périodes d'abstinence. La réaction du joueur est comparable à une crise de manque chez le drogué ou l'alcoolique. Nervosité, irritabilité, perte du sommeil, et autres troubles physiques apparaissent à ce moment là. Si les dommages physiques ne sont pas aussi apparents que dans les addictions avec substance (le visage rouge de l'alcoolique, les bras piqués pour le drogué), le résultat final est le même : c'est une longue descente vers l'enfer, le dernier recours du joueur étant le suicide, ou la guérison qui passe par la phase d'abstinence partielle ou totale. Voici le témoignage d'un joueur ayant des antécédents alcooliques ‘: "Lorsque j'ai cessé de jouer, brutalement du jour au lendemain, je me souvient avoir autant souffert physiquement et psychiquement qu'à l'arrêt de l'alcool : des angoisses, des sueurs, des tremblements... C'était très dur, peut-être encore plus dur que le manque d'alcool.’" 39

Un autre symptôme lié au jeu compulsif est la volonté de "se refaire". Le joueur cherche à récupérer ses pertes en jouant encore, il est sûr que la chance va tourner et qu'il va se remettre à gagner. Il fait preuve d'un grand optimisme vis à vis du jeu (il est toujours sûr qu'il va gagner) alors que celui-là ne lui amène que des ennuis. Il se ment à lui-même et se met à mentir aux autres. Le joueur pathologique est souvent un menteur pathologique. Il cache ses pertes, ment pour obtenir de l'argent pour jouer. Il lui est difficile de dire la vérité sur tout ce qui concerne le jeu, le temps qu'il y passe, les sommes engagées ou gagnées. Cela ouvre sur le deuxième type de stigmate qui rend le sort du joueur discréditable. Souvent les gens de son entourage ignorent son "problème avec le jeu". Lorsqu'il est en dehors d'une salle de jeu, il est très difficile de reconnaître un individu qui a un "problème avec le jeu", d'où la question que soulève Goffman de la "visibilité" du stigmate. Ce qui veut dire qu'il est très difficile dans la vie quotidienne de voir les symptômes du jeu compulsif. On peut distinguer trois situations : une première où la famille de l'individu n'est pas au courant, une deuxième où la famille est au courant, mais cherche par tous les moyens à cacher les faits aux gens extérieurs, et une troisième où seul le conjoint est au courant mais pas les enfants. Le jeu est un stigmate aisé à dissimuler aux relations extérieures au foyer et même aux enfants, sauf dans les situations financières extrêmes. Ce stigmate fait partie de ceux dont on a pas envie qu'il soit dévoilé à des inconnus. En effet, le jeu et le joueur ont mauvaise réputation. Dans le cas où le conjoint est au courant, il peut avoir de graves retentissements sur le bon fonctionnement du couple notamment au niveau de la confiance, du stress et parfois aussi de la sexualité. C'est à ce moment qu'apparaît le concept de faux-semblant, c'est à dire la dissimulation par le sujet de son stigmate aux autres. L'individu devient discréditable dans le cas où son secret viendrait à être connu par les personnes auxquelles il ment. Pour les femmes de joueur qui ne veulent pas que ça se sache, le tribut à payer est souvent très lourd (obligation de travailler pour payer les dettes du mari, mensonges aux enfants, angoisses...).

Ce que l'on peut remarquer aussi, c'est la mise en évidence du caractère solitaire du joueur. Le joueur est seul avec le jeu. Comme on voit dans le roman de Dostoïevsky ou celui de Sweig, le joueur rejette peu à peu son entourage, même quand celui-ci veut l'aider. S'il n'a pas le désir de s'en sortir, il finit nécessairement seul et parfois se suicide. Le joueur voit dans cette dernière solution la seule manière d'échapper au contrôle qu'exerce sur lui sa passion pour le jeu.

Selon Goffman, les gens qui présentent les mêmes stigmates ont tendance à "se rassembler en petits groupes sociaux". L'association des "joueurs anonymes" propose aux gens qui le souhaitent de remplir un questionnaire. Celui-ci permet, à partir de 20 questions, de déterminer si une personne est susceptible d'avoir un "problème avec le jeu". C'est une manière de se reconnaître comme un membre possible de cette association. En effet, ce questionnaire met en évidence tous les stigmates que peut présenter une personne joueuse et classe les joueurs selon le degré d'atteinte de la pathologie (joueur social sans risque, joueur à risque, joueur compulsif). Il propose un répertoire des stigmates possibles qui, en catégorisant un certain type d'individu, le mettent en marge de la normalité, mais il permet aussi aux individus atteints d'un même mal de se regrouper et de partager leur expérience personnelle du jeu. C'est un moyen pour l'individu de sortir de l'affrontement d'une communication interpersonnelle (avec sa famille par exemple) pour entrer dans une communication sociale. En effet par le biais de son appartenance à un groupe, le joueur n'est plus tout seul, il est un parmi les autres (indistinct). La différence qui le marquait dans sa relation interpersonnelle n'apparaît plus puisque tous les autres participants sont comme lui. L'indistinction que procure le groupe permet "un retour à la normalité" de la communication, car les membres connaissent son stigmate mais ne le mettent pas en marge puisqu'il sont affligés du même (ils sont tous pareils), ce qui provoque la disparition de la barrière qu'il y avait entre l'individu "normal" et lui.

"‘Ainsi il arrive qu'ils disposent d'un comité ou d'un groupe de pression qui défend leur cause devant la presse ou le gouvernement selon que, tels les sourds, les aveugles, les alcooliques et les juifs, ils s'appuient sur des gens de leur sorte, des "semblables" qui savent ce que c'est, ou, au contraire, à la façon des anciens délinquants et des débiles mentaux, sur des personnes de l'autre bord’" 40 . Ces individus qui se sont "débarrassés" de leur stigmate sont le reflet d'un retour à la normalité qui empêche de penser que leur situation antérieure est irréversible. Le comportement face au jeu a été reconnu comme une "entité pathologique" à part entière avec la publication du DSM III (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), par l'association américaine de psychiatrie sous le terme "jeu pathologique" en 1980. Les critères d'évaluation du "jeu pathologique" ressemblent fort à ceux qui sont pris en compte pour des toxicomanies comme l'alcool ou la drogue. Il est à remarquer que les traitements sont souvent les mêmes pour le jeu que ce type d'addiction. 41 "‘Le terme d'addiction doit d'abord être compris comme une notion descriptive qui désigne un champ : celui des conduites caractérisées par des actes répétés dans lequel prédomine la dépendance à une situation , ou un objet matériel, qui est recherché et consommé avec "avidité". Toutefois certains auteurs comme Peel’ ‘ 42 ’ ‘ fournissent des critères un peu différents en stipulant que dans l'addiction, la personne se détourne de tous ses autres centres d'intérêts, avec incapacité de choisir de ne pas réaliser le geste addictif qui ne constitue d'ailleurs pas une expérience agréable. Le terme d'addiction peut être entendu de façon élargie et son "champ d'application" ne peut se limiter à l'alcoolisme ou à la toxicomanie : la boulimie, la toxicophilie, le jeu ("gambling"), l'autoagression, certaines conduites sexuelles, peuvent aussi faire partie de ce champ’." 43

Dans le domaine du jeu, il reste encore à définir quelles sont les limites entre le normal et le pathologique. Quand peut-on dire d'un individu qu'il est passé d'un jeu normal à la maladie du jeu ?

Pour Jay Livingstone "sans entrer dans les détails, jouer de façon compulsive signifie jouer plus souvent et perdre plus d'argent qu'une personne ne le voulait ou en avait l'intention." 44 Pour Richard. J. Rosenthal, cela va beaucoup plus loin que la question du temps de jeu ou des sommes engagées, ce n'est pas non plus la malchance ou une mauvaise gestion de l'argent, mais plutôt le fait qu'un individu est obsédé par le jeu ; il y pense quand il travaille ou quand il devrait se concentrer sur autre chose. Il augmente ses paris et prend beaucoup plus de risques qu'il ne le devrait. Il prend des maux d'estomac, des palpitations, transpire des mains quand il joue. 45

"D'une façon générale, les normes de l'identité sociale entrent dans le domaine des répertoires, des types de rôles qui nous paraissent autorisés à un individu donné, et qui composent ce que Lloyd Warner appelait "sa personnalité sociale. Nous ne nous attendons pas à ce qu'un joueur de billard professionnel soit un agrégé de lettres classiques". Concernant cette remarque de Goffman, une remise à jour est aussi à faire concernant les femmes. En effet, dans la littérature et au cinéma, très peu de femmes sont représentées comme "addict" au jeu. Aujourd'hui, elles représentent pourtant un tiers des joueurs pathologiques 46 . Leur histoire du jeu est sensiblement différente de celle des hommes. Elles jouent le plus souvent seules et à des jeux où seul le hasard domine et non le savoir-faire. D'ailleurs dans les salles des machines à sous des casinos, elles sont très peu nombreuses à jouer aux vidéo poker et préfèrent les machines à rouleaux.

En conclusion on pourrait reprendre cette définition de Goffman : " ‘Le maniement du stigmate n'est qu'un rameau d'une activité fondamentale dans la société, à savoir, le stéréotypage, le "profilage" de nos attentes normatives quant à la conduite et au caractère d'autrui’".

La littérature, la première, a mis en avant des traits caractéristiques de la passion du jeu. Ces traits ont été interprétés comme des symptômes, lorsque les cliniciens ont commencé à s'intéresser au jeu pathologique, pour finalement l'insérer dans la catégorie des troubles mentaux reconnus par le DSM en 1987. Par la suite, ces symptômes sont devenus des stigmates, pour Erving Goffman, ou des signes de reconnaissance d'un type de population, qui font des joueurs un sous-ensemble d'une catégorie en sociologie (ce que Goffamn appelle les tares de caractère). Mais nous pouvons remarquer que, quels que soient les termes employés, ils font toujours référence au même stéréotype : Celui du joueur asocial et autodestructeur. Il est singulier de constater qu'alors même que le jeu n'a cessé de constituer une activité ludique, parfaitement répandue, ce n'est pas le "divertissement" que la littérature a retenu, mais sa pathologie. Cette activité de jeu a longtemps été associée non seulement à un comportement déviant mais en plus à d'autres activités malhonnêtes comme la corruption, la tricherie,... qui n'ont fait que contribuer à dévaloriser cette image déjà négative du jeu et des joueurs.

Notes
36.

- Goffman Erving, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Le sens commun, les éditions de minuit, Paris, 1993.

37.

- J. Rosenthal Richard, Some causes of pathological gambling, Gambling behavior and problem gambling, edited by William R Eadington and Judy A. Cornelius, Institute for the study of gambling and commercial gaming, University of Nevada, Reno, 1993.

38.

- Custer, R profile of the pathological gambler, Journal of clinic psychiatry, n°45, p. 35-38, 1984.

39.

- Sucquart Isabelle, Le jeu pathologique : une addiction nouvelle, Thèse de diplôme d'Etat de docteur en médecine, qualification en psychiatrie, sous la direction de J.L. Venisse, Nancy, 1993.

40.

- Goffman Erving, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Le sens commun, les éditions de minuit, Paris, 1993.

41.

- Achour-Gaillard Armelle, Les joueurs dépendants : une population méconnue en France, Collection des rapports, CREDOC, Avril 1993.

42.

- Sucquart Isabelle, Le jeu pathologique : une addiction nouvelle, Thèse de diplôme d'Etat de docteur en médecine, qualification en psychiatrie, sous la direction de J.L. Venisse, Nancy, 1993.

43.

- Pedinielli J.L, Statut clinique et épistémologique du concept d'addiction : intérêts et limites, Les nouvelles addictions, Sous la direction de J. L. Venisse, Masson, Paris, 1991.

44.

- Livingstone Jay, Compulsive gamblers, observations on action and abstinence, harper torchbooks, New York, 1974.

45.

- J. Rosenthal Richard, Some causes of pathological gambling, Gambling behavior and problem gambling , edited by William R Eadington and Judy A. Cornelius, Institute for the study of gambling and commercial gaming, University of Nevada, Reno, 1993.

46.

- Sucquart Isabelle, Le jeu pathologique : une addiction nouvelle, Thèse de diplôme d'Etat de docteuren médecine, qualification en psychiatrie, sous la direction de J.L. Venisse, Nancy, 1993.