2- Le Palais de la Méditerranée

En France, plusieurs affaires de tricherie ou de banditisme ont contribué à entacher la réputation des casinos. Depuis un vingtaine d'années, les opérateurs de casinos ont réussi à se démarquer de cette réputation douteuse. Et s'il existe encore des trafics et malversations liés aux machines à sous, cela se produit généralement dans des lieux de jeux clandestins 49 .

Un exemple français illustre tout à fait cette association entre le banditisme et les casinos, exemple qu'on croirait tiré du scénario d'un film de série B. En 1969, à Nice, le casino municipal, situé place Masséna, commence à sombrer dans la décrépitude. Le maire de l'époque, Jacques Médecin, ordonne sa démolition. Son but est de construire un nouveau casino dans la ville sur le modèle de ceux de Las Vegas. Ainsi naît Le Rhul. Il est situé sur La promenade des Anglais, au sous-sol de ce qui est à l'époque l'hôtel Méridien. C'est un nouveau type de construction, moderne, avant-gardiste, qui n'a plus rien à voir avec les bâtiments de l'ex-casino municipal. C'est alors que Dominique Fratoni rentre dans la partie. Il apparaît pour Jacques Médecin comme l'homme de la situation, celui qui saura gérer ce nouveau casino et lui redonner son lustre. Ex-propriétaire du Casino club à Nice, ayant appris comment gérer un casino sur le terrain, très précisément au casino de Sainte-Maxime, Dominique Fratoni est présenté devant la commission des jeux comme un véritable spécialiste de ce domaine. Il est donc autorisé à prendre en mains la gestion du tout nouveau casino, Le Rhul. Les premiers résultats sont bons : la société exploitante, la SOCRET (créée en 1973) enregistre, pour sa première saison, 41 millions de recette brute de jeux dont 65% iront à l'État et 15% à la ville de Nice, ce qui réjouit son maire et le conforte dans l'idée qu'il a fait le bon choix. Fratoni vise alors les gros joueurs. Il met sur le tapis des plaques de 500 000 Frs et double la mise à la roulette. Le Rhul se hisse à la seconde place des casinos français juste derrière le casino de Divonnes-Les-Bains et prend ainsi la place du Palm Beach de Cannes.

Jacques Médecin, dans le mensuel "l'Action Nice Côte d'Azur", ne tarit pas d'éloges : "‘Dominique Fratoni a tenu son premier pari. Celui-ci consistait à faire en sorte que Nice redevienne la capitale du jeu. Voici chose faite puisque le casino Rhul est devenu le rendez-vous des gros joueurs du monde entier’" 50 .

Pourtant il y a une ombre sur le tableau : Le palais de la Méditerranée, son rival direct. En effet, cet autre casino niçois est le 4ème casino français à l'époque (33, 6 millions de recettes pour la saison 75/76). Les actionnaires de ce casino sont divisés : 50% des parts sont la propriété de Roger Hely et Maurice Guérin et les autres 50% appartiennent à Renée Le Roux et ses quatre enfants. Si Roger Hely et Maurice Guérin ne sont pas opposés à céder leurs parts à Dominique Fratoni, Renée Le Roux, elle, l'est fermement. Le 8 juillet 1975, c'est la catastrophe pour le Palais de la Méditerranée. A la table de "30 et 40", le casino perd en une seule partie environ 5 millions de francs. Parmi les joueurs chanceux, il y a deux truands notoires du milieu : Simon Vasseur dit Gavet et Christophe Molinier dit le Blème, un proxénète de Béziers. Ce dernier était déjà un joueur "veinard" dans une partie de "30 et 40" au Sun Beach de Menton. Ce casino ne s'était pas remis de cette perte et Fratoni en avait pris le contrôle. Renée Le Roux pense qu'il ne s'agit pas d'une coïncidence et crie à la partie truquée. Mais il n'y a aucune preuve. L'un des deux protagonistes, le Gavet, est abattu devant la boite de nuit qu'il tenait à Nice et l'autre, le Blème, est arrêté pour une affaire de faux billets et nie farouchement toute tricherie dans la partie de jeu. Une semaine après cette affaire mettant en faillite la banque du Palais de la Méditerranée, son PDG, Maurice Guérin démissionne. Il est remplacé par Renée Le Roux qui refuse de céder face à Dominique Fratoni. Elle se retrouve bientôt au centre de nombreux incidents inexpliqués : inondation, incendie dans une salle du Palais ; elle est agressée à son domicile. Les propositions d'achat se succèdent dont une de Marcel Francisci, patron du cercle Hausman à Paris, qui est abattu de deux balles. Fratoni, bien évidemment, est sur les rangs avec la SOCRET qui est acquéreur à des conditions très favorables. Mais la nouvelle PDG refuse de céder. Dans le même temps, les affaires de Dominique Fratoni deviennent de plus en plus florissantes. En 1976, il crée la première école de croupier, "l'École des croupiers de Nice" qui se veut une référence en la matière. Mais une ombre arrive sur le tableau, au mois d'août 1976 : une note de la PJ, publiée par le Canard Enchaîné, révèle que Fratoni ne serait qu'un prête-nom pour une branche de la Mafia italienne, "les banquiers romains", et serait chargé de racheter tous les casinos de la Côte d'Azur pour éliminer la concurrence.

Renée Le Roux résistera jusqu'au 30 juin 1977. Au cours d'une assemblée générale du Palais de la Méditerranée, Agnès Le Roux vote contre sa mère, la mettant ainsi en minorité. Le jour même, Jean Buchet, à l'époque secrétaire général du Rhul, est élu nouveau PDG du Palais de la Méditerranée. Il nomme Dominique Fratoni conseiller technique du casino. Agnès Le Roux aurait reçu de la part de ce dernier 3 millions de francs pour prix de son vote. La jeune femme a mystérieusement disparu le 28 octobre 1977 et n'a jamais reparu depuis. Pour le Palais de la Méditerranée commence alors la descente vers la faillite avec une série de mesure prises par le nouveau comité directoire qui vont à l'encontre de toute la politique commerciale précédente : suppression des habilitations extérieures, contrôle des joueurs, refus d'escompter les chèques...

Jacques Médecin considère déjà le Palais comme hors circuit puisqu'il annonce dès juillet 1997 que celui-ci sera transformé en Palais des festivals. Les recettes chutent et le Palais de la Méditerranée dépose le bilan le 13 avril 1978.

Mais à la fin de l'année 1978 la chance tourne pour Fratoni et son équipe. Il est inculpé pour infraction à la législation sur les sociétés. Le juge Mallard lui reproche d'avoir acheté le vote d'Agnès Le Roux. Les douanes et le fisc interviennent dans cette affaire. Le juge ne circule plus qu'en voiture blindée, car la guerre des gangs fait rage sur la Côte d'Azur. Le contrôleur hôtelier du Rhul, dit Bimbo, est à son tour abattu au volant de sa voiture. Renée Le Roux continue de se battre et étale au grand jour les liens de Fratoni avec des membres présumés de la Mafia italienne comme Cesare Valsania, qui perçoit des revenus du Rhul. Le frère de ce dernier, Renato, a été impliqué dans le rapt d'une riche héritière. En outre, Dominique Fratoni est l'ami de Marcel Fransisci qui a été abattu à Paris devant son cercle. Enfin, un inspecteur des jeux prend en flagrant délit de baronnage un croupier du Rhul. 17 croupiers et leurs complices, 8 barons sont inculpés. Au final, le casino se retrouve avec 330 millions de francs de dettes réparties entre le fisc, les douanes et les pertes dues aux tricheries. Le ministre de l'Intérieur, Christian Bonnet, ordonne sa fermeture le 9 novembre 1979. Dominique Fratoni, sous le coup d'un mandat d'arrêt, prend la fuite et ne reparaîtra plus.

Cette affaire n'est que l'une des nombreuses affaires qui ont terni la réputation des casinos. D'autres casinos, comme celui de Menton convoité par la Camorra napolitaine 51 , ou celui de Chamonix 52 , seront suspectés d'avoir des liens avec la Mafia italienne ou encore celui de Beaulieu 53 . Quant aux affaires de tricherie, elles sont aussi très nombreuses, à l'exemple du Baronnage au Palm Beach en 1994 qui portait sur une escroquerie au casino de plus de douze millions 54 .

Avec tous ces épisodes qui ont dévalorisé l'image de l'industrie des casinos, ces derniers se sont vus de plus en plus associés dans l'opinion publique à des repaires de malfaiteurs. Cette conception des choses a inspiré de nombreux romans noirs, comme "La gagne" de Bernard Lenteric ou "Jackpot" de Bill Pronzini, et des films, comme "Tout feu tout flamme" illustré par Isabelle Adjani et Yves Montand. Tout cela, évidemment, n' a guère contribué à valoriser l'image des casinos dans l'esprit des gens.

Comme nous venons de le voir, c'est aussi bien l'histoire de l'évolution des jeux d'argent et de casino dont la littérature s'est inspirée ou encore les liens suspectés de cette industrie avec la Mafia qui ont fait que les casinos étaient affligés d'une image négative. Associés dans l'esprit des gens à une pratique élitaire, au joueur compulsif et au grand banditisme, ils restaient entourés d'un halo de mystère qui n'était pas fait pour attirer la clientèle autre que celle qui les fréquentait déjà. Lieux de perdition, pratique conduisant au suicide financier et physique, maladie mentale, repères de bandits et de tricheurs, tous ces qualificatifs leur étaient associés dans l'opinion. De ce fait, au moment où la crise pétrolière conduisait les gros joueurs à déserter les casinos, il a fallu modifier assez radicalement la forme des jeux et trouver un nouveau public. Mais cela a pris une bonne dizaine d'années pendant lesquelles l'activité des casinos a fortement chuté. Comme les casinos représentaient et représentent toujours de gros enjeux économiques, l'État et les villes où ils sont implantés avaient tout intérêt à les voir se rétablir. Nous allons donc examiner ce qui a contribué à changer l'image des casinos pour en faire ces espaces de jeux qu'on connaît aujourd'hui.

Notes
49.

- Duroy Lionel, "Comment Nice a perdu ses casino", Libération, 19/1/1982. Luc Bernard, "La guerre du jeu", Les Nouvelles, 21/1/1982. Interview de René Leroux, Théma sur le jeu, Arte, 1997. Chauveau Loïc, "Dix-sept ans après, "la guerre des casinos" niçois refait surface", Libération, 3/11/1994.

50.

- L'Action de Nice, mensuel, décembre 1975, cité par Lionel Duroy, "Comment Nice a perdu ses casinos", Libération, le 19 janvier 1982.

51.

- Chabrun Laurent, "Sur les traces de la Mafia en France", Le Parisien,29/1/1993.Pontaut Jean-Marie, Reverier, Jean-Loup, "Les blondes, la blanche et la lessiveuse", Le Point, 22/4/1991. J. A. R., "Menton, l'enfer du jeu", Le Figaro, 15/2/1994.

52.

- Cellura Dominique, "Comment la Mafia "blanchit" l'argent des rançons", VSD, 16/2/1994. P.B., "Golfs, immobilier, casinos : des ingrédients mafieux", l'Humanité, 28/2/1994.

53.

- Chabrun Laurent, "La Mafia voulait racheter le casino de Beaulieu," Aujourd'hui, 25-26/2/1995.

54.

- Oberlé Thierry, "Les secrets des tricheurs du Palm Beach", Le Figaro, 31/5/1994.