1- La Française des Jeux a conduit, par le biais d'une forte médiatisation de ses produits, à la banalisation des jeux d'argent.

En 1933, en pleine période de crise, est née la très fameuse "Loterie Nationale" sous l'égide du président LEBRUN ; elle est le descendant de la "loterie royale" de Louis XIV, supprimée en 1836 par la monarchie de Juillet. En effet, depuis cette dernière, aucune loterie n'avait été autorisée en France (sauf une seule, reconnue d'utilité publique, pour envoyer des chercheurs d'or en Californie en 1851). Le premier gagnant, Gaston BONHOURE (BONHEUR à deux lettres près), est un artisan coiffeur ; il réalise le rêve de millions de français de condition modeste : devenir millionnaire en un tirage. Les gagnants sont supposés pouvoir garder l'anonymat, mais ce n'est pas vraiment le cas, car tout le monde sait ce qu'ils font de leurs gains (achat de voiture, de maison....), et cela entretient le "mythe" : si un tel a gagné, pourquoi pas moi 96 . En fait le plus gros gagnant dans toute l'affaire est l'Etat, et c'est bien pour cela qu'il réinstitue la loterie car elle représente un apport financier important, et elle est mieux perçue par la population qu'un impôt supplémentaire. "Chacun peut être l'élu. Cette éventualité, presque illusoire, n'encourage pas moins les humbles à mieux supporter la médiocrité d'une condition dont ils n'ont pratiquement aucun moyen de s'évader jamais. Il faudrait une chance extraordinaire : un miracle. Or ce miracle c'est la fonction de l'alea de la proposer en permanence. D'où la prospérité continue des jeux de hasard. L'État lui-même y trouve son compte. Créant, malgré les protestations des moralistes, des loteries officielles, il entend bénéficier largement d'une source de revenus qui, pour une fois, lui sont consentis avec enthousiasme. S'il renonce à cet expédient et s'il laisse à l'initiative privée le bénéfice de son exploitation, il frappe du moins de lourds impôts les diverses opérations qui présentent le caractère d'un pari sur le sort. 97 "

La Loterie Nationale est divisée en tranches aux noms évocateurs qui vont des rêves de bonheur, comme la tranche de la Saint Valentin, au victimes de la première guerre mondiale, tranches dont le bénéfice est destiné à causes charitables ("Gueules cassées", "Veuves de guerre"). Le but est de faire jouer un maximum de personnes pour remplir les caisses de l'Etat dans cette période de forte crise économique. En apparence, elle semble une oeuvre de bienfaisance car les billets sont vendus par des invalides ou des veuves de guerre sur des petites tables dans la rue, et les remises de lots donnent lieu à des fêtes en présence des pupilles de la nation, symbole de fraîcheur et d'innocence. "L'impôt ludique" rentable joue sur la fibre sentimentale de ses adeptes pour se faire accepter.

Le secteur des jeux d'argent entre ensuite dans une profonde mutation qui sera d'abord très lente jusqu'en 1976, date de lancement du Loto et qui va devenir ensuite fulgurante avec le lancement des premier jeux de grattage en 1984 (Tac oTac, Banco....).

Le tiercé, apparu en 1954, devint vite un concurrent sérieux pour la vieille loterie nationale qui peu à peu déclinait. Le Loto, à son tour, entre sur le marché en 1976 et après une entrée hésitante connaît une ascension exceptionnelle. Il présente une image de modernité alors que la loterie nationale commence à faire figure de "vieille ringarde" notamment à cause de ses appellations. Le principe reste le même, celui d'un tirage qui permettra à l'heureux gagnant de rejoindre le rang des élus de la fortune s'il a coché les 6 bons numéros. "‘Ah, ce coup heureux qui accorde en une seconde ce que refuse une vie épuisante de labeur !’ 98 " Le tirage à la télévision en direct constitue un attrait supplémentaire qui a un triple effet : d'une part il contribue à banaliser le gain pour l'ensemble de la population (le tirage est effectué à une heure de grande audience) ; ensuite il transforme le jeu en spectacle (il est ainsi le point de départ d'une longue série de jeux d'argent télévisés où le hasard tient une place importante (cf. La roue de la fortune) ; enfin il a un effet psychologique non négligeable car le public voyant le tirage est rassuré sur sa validité. Il y a deux tirages par semaines, le mercredi et le samedi (avec 2 tirages pour chacun des deux jours à partir de 1990). Son slogan s'impose rapidement et perdure : "‘Le Loto, c'est facile, c'est pas cher, et ça peut rapporter gros".’

En 1979 le service d'état se transforme en Société d'économie mixte : la société de la Loterie nationale et du Loto national, dont l'Etat est majoritaire à 51%. Cette société se charge de l'informatisation du Loto dans les nombreux points de vente pour une validation informatique instantanée des bulletins .De plus, elle est chargé de l'innovation en matière de jeux. C'est ainsi qu'apparaissent trois nouveaux jeux : le Tac-o-tac, le Loto sportif et le tapis vert. Le Tac-o-tac, jeu instantané avec deux chances, une au grattage (possibilité d'un gain immédiat), une autre au tirage.

En 1989, la SLNLN devient France Loto et porte son capital de 20 à 500 millions par incorporation de réserves. L'Etat quant à lui prend 72% des parts. Le Loto est le produit leader de France Loto. L'ambition de cette dernière est de conquérir et de s'imposer sur le marché des jeux d'argent. Elle développe les jeux dits instantanés qui rencontrent un vif succès auprès des jeunes. La Loterie Nationale disparaît alors doucement, n'ayant plus aucun succès. Entre temps les machines à sous ont été légalisées dans les casinos, mais France Loto dispose d'un avantage par rapport au casino c'est la publicité. France Loto lance ses jeux instantanés à renfort de publicité (affiches 4X3, spots radio, TV, journaux, transports en commun, etc.) ; les casinos quant à eux sont plus timides, la publicité sur les gains potentiels leur est interdite car elle passe pour de l'incitation au jeu (alors que ce n'est pas le cas pour France-Loto). Le slogan du Loto ("c'est facile, c'est pas cher et ça peut rapporter gros") pourrait aussi bien s'appliquer aux machines à sous, mais celles-ci ne peuvent pas s'en vanter comme le Loto dans ses campagnes de communication. Les produits de France Loto, qui deviendra ensuite la Française des jeux en 1992, ont été popularisés du fait de leur présence dans les médias notamment dans la presse quotidienne (résultats des tirages pour le Loto et le Keno) et plus encore à la Télévision (tirage en direct du Loto et du keno). Ces jeux ont trois atouts majeurs : ils sont d'accès facile (on les trouve dans les bureaux de tabac, les points presse et dans des kiosques spéciaux), les mises sont peu élevées (à partir de 2 Frs pour une grille de Loto et 5 Frs pour les jeux instantanés) ; et enfin leur achat n'est pas contrôlé (n'importe qui, enfant ou adulte, peut en acheter). Ce sont des jeux qui souvent ont repris le nom de jeux de casino célèbres (Poker, Black Jack). L'avantage de la promotion médiatique autour des produits de la Française des jeux est que l'on parle ouvertement de ces jeux de hasard qui rapportent des gains parfois considérable aux gagnants. On en parle comme une activité "normale" et ils sont de plus en plus présents dans notre vie quotidienne ; ils se sont complètement intégrés dans la société. Le joueur ne se sent plus contraint de se cacher, il peut jouer ouvertement dans des lieux publics et ne fait plus l'objet d'un jugement négatif, car le jeu est devenu une pratique courante, et le gain en fait une sorte de héros. En outre, ce qui explique peut-être l'explosion de ces jeux en période de crise économique, les jeux d'argent représentent un moyen d'ascension sociale rapide. Le nombre de chômeurs en France avoisine les 3 millions de chômeurs au milieu des années 1990 et gagner au Loto représente "la" chance de s'en sortir. Les jeux d'argent sont désormais promus et institutionnalisés à la fois par les médias et l'Etat qui trouve là une source de revenus non négligeable.

‘"Aujourd'hui, les jeux d'argent sont omniprésents ; casinos, cercles de jeux et champs de course sont désormais incapables de les contenir à eux seuls : voici qu'ils envahissent la rue, les cafés, les tabacs, les maisons de la presse, les journaux, la radio, la télévision, le Minitel. Cette nouvelle flambe dévore tout et tout le monde. Le jeu—le jeu d'argent—règne en maître et roi au sein de notre société. promu. Encouragé. Institutionnalisé. Nous vivons désormais dans une république du jeu. 99 "’

Mais si le Loto peut annoncer sa cagnotte, les casinos ne peuvent toujours pas assoir leur promotion sur les montants des jackpots en cours. Paradoxalement la Française des jeux reprend sur ses tickets le nom des jeux de casino comme le "Poker", le "Banco".... non seulement pour attirer de nouveaux publics (et surtout ceux qui aiment les jeux de casino), mais aussi parce que les jeux instantanés nécessitent une constante réadaptation des produits pour ne pas lasser le consommateur.

Notes
96.

. Varenne Jean-Michel, Bianu Zeno, De Smedt Marc, L'esprit des jeux, Albin Michel, 1990.. p.145.

97.

. Caillois Roger , Les jeux et les hommes , collection idées / Gallimard, La flêche, 1985. (édition revue et argumentée). p. 225-226.

98.

. Varenne Jean-Michel, Bianu Zeno, De Smedt Marc, L'esprit des jeux, Albin Michel, 1990., p.145.

99.

- Brasey Edouard La république des jeux , Laffont, 1992. p. 24.