3-Le bonheur artificiel : les stratégies de merchandising reprises par les casinos

Il y a deux points de vue opposés sous lesquels on peut considérer un casino. La première est celle des dirigeants, c'est celle qui va nous intéresser dans ce chapitre, la deuxième est celle des joueurs. Pour les premiers les casinos sont une entreprise comme une autre, et doivent donc d'abord être rentables. Les machines à sous sont un produit qu'il faut vendre à un consommateur, celui qui rentre dans un casino. “‘On ne flambe plus dans les casinos modernes. On y vient faire ses courses, en poussant son caddie comme dans les supermarchés’” 169 . La gestion d'un casino se fait sur le même mode que la gestion d'un supermarché. En effet, il ne suffit pas de mettre les machines en rang les unes à côté des autres pour que le parc soit rentable, c'est tout un art (qui s'apprend : d'ailleurs, la plupart des dirigeants français sont allés l'apprendre à Las Vegas). Tout est fait pour pousser le client (ici le joueur) à consommer du jeu. Le principe consiste à isoler le joueur de la réalité pour mieux le conditionner. Selon Goffman, “‘les organismes sociaux — appelés communément institution — sont des lieux où une activité particulière se poursuit régulièrement. [...] Toute institution accapare une part du temps et des intérêts de ceux qui en font partie et leur procure une sorte d'univers spécifique qui tend à les envelopper. Mais parmi les différentes institutions de nos sociétés occidentales, certaines poussent cette tendance à un degré incomparablement plus contraignant que les autres. Signe de leur caractère enveloppant ou totalitaire, les barrières qu'elles dressent aux échanges sociaux avec l'extérieur, ainsi qu'aux entrées et aux sorties et qui sont souvent concrétisées par des obstacles matériels : portes verrouillées, hauts murs, barbelés... Ce sont ces établissements que j'appelle "institution totalitaire"’” 170 . Nous ne pouvons pas sérieusement comparer le casino à une institution totalitaire au sens où Goffman l'entend : on entre et on sort librement d'un casino ; le joueur n'est pas là pour être puni ou soigné comme dans un hôpital psychiatrique ou une prison, il vient là pour son plaisir et on le pousse à avoir envie d'y revenir. Pourtant on note quelques similitudes frappantes avec ces institutions dans la façon de procéder des casinos. (D'ailleurs Goffaman souligne qu'aucun des traits qu'il décrit ne s'applique aux seules institutions totalitaires). La principale consiste, dès l'entrée dans le casino, à couper l'individu des repères extérieurs attachés au monde de la réalité quotidienne (il n'y a pas d'horloge, l'argent se transforme en jetons...). Il devient alors plus facile à manipuler. On ne l'enferme pas, mais on essaie de subvenir à tous ses besoins pour éviter qu'il retourne dans le monde extérieur.

La ville de Las Vegas, qui constituera notre exemple de référence, est située en plein milieu du désert. 171 L'individu s'y rend de son plein gré. Ensuite tout est fait pour qu'il n'ait plus envie d'en repartir. Dès qu'il va pénétrer dans un casino, tout est pensé pour subvenir au moindre de ses besoins quotidiens. Il peut manger, faire ses courses, dormir, se divertir et même se marier... mais surtout jouer. Le personnel est là pour combler ses désirs et éviter que le joueur ne quitte l'espace de jeu. Le joueur peut rester indéfiniment sans avoir besoin de quitter le casino puisque tout lui est fourni, à condition bien sûr qu'il continue de jouer. La meilleure technique pour isoler une personne consiste à créer pour elle un monde totalement artificiel qui prendra la place du monde réel, et dans lequel elle se sentira bien et donc qu'elle n'aura pas envie de quitter. Ainsi il devient plus facile de la faire réagir selon les impératifs ou les choix du dirigeant du casino.

Notes
169.

. BRASEY Edouard , La république des jeux, Laffont, Paris, 1992.

170.

- Goffman Erving, Asiles, Collection "le sens commun", Les éditions de minuit, 1994.

171.

- "Yet, in the context of dream construction, it makes ultimate sense. To manipulate people, scientists tell us, just put them in a controlled environnement, preferably one that is unfamiliar. Then what better place than the middle of a desert ? Far away from anywhere, sealed off from the intrusions of the outer world, strikingly novel... a desert location provides an isolated, unique setting where a dream can be created without external interruptions... Putting Vegas in the desert has another advantage, too. It encourages people to gamble more. I mean, what else is there to do in the middle of a town a few miles from death valley ? " KARLINS Marvin, Ph. D. , Psyching out Vegas , Carol publishing group, New-York, 1990.