1- "The place where the action is" 211 (les lieux de l'action)

Goffman a travaillé comme croupier et donneur de cartes au Black Jack dans les casinos du Nevada pour développer sa connaissance du monde du jeu. Il definit les casinos comme le lieu de l'action où chacun peut tenter sa chance (et est conditionné pour être amené à l'action). Le terme "action" sous-entend pour lui la prise d'un risque ; le jeu est une action puisque le joueur mise un enjeu et peut, soit gagner, soit tout perdre. La perte correspond au risque. Comme Roger Caillois, Goffman fait la différence entre les jeux de "pur" hasard et ceux qui nécessitent l'emploi de qualités particulières de l'individu pour gagner.

"‘Il existe, sans nul doute, des situations où le déterminisme humain intervient pertinemment, sous forme d'habileté, de connaissance, d'audace, de persévérance, etc. C'est là, en fait, la principale différence entre les jeux de "pur" hasard et les compétitions; dans un cas, le jeu une fois lancé, les participants n'ont rien d'autre à faire que d'attendre passivement le résultat ; dans l'autre cas, c'est précisément pendant cette période qu'ils doivent exercer leurs capacités avec ardeur et endurance’". On retrouve cette différence entre l'Agôn et l'Alea que R. Caillois souligne dans sa classification des jeux 212 . D'un coté, il y a un individu actif dont le succès dépend de sa persévérance et de son mérite personnel, et, de l'autre coté, il y a un individu passif devant le hasard. Dans un casino, les deux types de joueurs sont présents. Les machines à sous, selon le type de jeux qu'elles proposent, peuvent aussi faire partie des deux catégories. (Par exemple les machines à rouleaux n'exigent aucune qualification de la part de l'individu puisqu'il ne s'agit que d'une question de hasard, en revanche pour les machines à Poker, il faut connaître les règles du jeu et essayer de les mettre à profit même s'il reste une part majeure de hasard.) Les machines à rouleaux placent n'importe quel individu dans une situation d'égalité devant le sort. Le risque pris par l'individu est le même pour tous, "‘l'alea n'a pas pour fonction de faire gagner de l'argent aux plus intelligents, mais tout au contraire d'abolir les supériorités naturelles ou acquises des individus, afin de mettre chacun sur un pied d'égalité absolue devant le verdict absolu de la chance’" 213 . Si l'on part de cette définition on peut donc dire que les relations entre individus dans un casino ne sont pas les mêmes que dans la réalité quotidienne puisque le casino crée un monde où chacun part à égalité devant la chance.

Selon Goffman l'enchainement temporel du jeu revêt un caractère essentiel. Il se décompose en quatre phases :

  • la première est la phase des préparatifs . Les joueurs se préparent pour le jeu et fixent l'enjeu. A la roulette cela correspond au moment où le croupier dit "faites vos jeux" : aux bandits manchots c'est le moment où le joueur introduit sa mise dans la machine.
  • la deuxième est la phase de détermination . Le joueur tire sur le manche de la machine et attend ; le croupier à la roulette dit "rien ne va plus".
  • la troisième est la phase de dévoilement . C'est la phase intense qui va du moment où le résultat tombe au moment où il est annoncé. Sa durée varie selon le type de jeu, elle très brève pour les machines à sous puisque le résultat s'affiche aux yeux du joueur, elle est plus longue à la roulette puisqu'il faut attendre l'annonce du croupier qui confirme ce que voit le joueur.
  • la quatrième phase est la phase du règlement . elle part du moment où le résultat est connu jusqu'au règlement (gain ou perte). On peut dire la même chose concernant la variation de sa durée que précédemment.

"‘Le temps que mettent les joueurs à parcourir ces quatres phases constitue la durée de la partie. Les intervalles entre chaque partie sont les pauses... Le nombre de parties par unité de temps pose le rythme de jeu’". 214 Le repérérage de ces phases permet de différencier le temps du jeu de la vie quotidienne. Dans la vie quotidienne la phase de détermination est beaucoup plus longue, l'individu fait des choix et prend des décisions (il prend des risques) mais le résultat n'est pas toujours immédiat. Alors que dans le jeu, toutes ces phases se succèdent dans une durée très rapide qui n'excède pas souvent quelques secondes (notamment pour les machines à rouleaux, la durée de la partie étant approximativement de 5 secondes). On peut donc dire que le lieu de l'action, le casino, permet au joueur de prendre des risques à un rythme beaucoup plus soutenu qu'il ne le ferait dans sa vie quotidienne. Selon John Rosecrance 215 et E. Goffman, en prenant des risques volontairement dans le jeu, le joueur peut ainsi faire la preuve de sa force de caractère alors qu'il lui est plus difficile de le faire dans la vie quotidienne, surtout à un rythme aussi important. Le jeu offre donc un moyen pour l'individu de se valoriser dans un autre "monde" : celui du casino. Pour Goffman le temps du jeu se trouve dans les temps morts de la vie, c'est à dire des moments limités et isolés que l'on peut employer à l'activité de son choix. A l'opposé, il trouve le temps plein, celui du monde du travail "sérieux et collectivement organisé", synonyme de production. Roger Caillois souligne lui aussi le caractère improductif du jeu ; pour lui le jeu ne produit pas de richesses, il se contente de les déplacer. Le casino se situe donc pour le joueur comme un espace où il vient exercer une activité libre en dehors de son activité quotidienne. Le temps de jeu lui permet d'endosser un autre rôle : celui de joueur. Ce rôle n'est pas sans rapport avec le "mimicry" défini par R. Caillois : "‘Tout jeu suppose l'acceptation temporaire, sinon d'une illusion (encore que ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu'entrée en jeu : in-lusio) du moins d'un univers clos conventionnel et, à certains égards fictif’" (c'est le cas du casino qui recrée un univers à l'attention du joueur) ; "‘Le jeu peut consister, non pas à déployer une activité ou à subir un destin dans un milieu imaginaire, mais à devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence’" 216 . On pourrait considérer que l'individu qui rentre dans un casino passe de la scène de la vie quotidienne à une autre scène, celle du jeu, et adopte un comportement adapté à sa nouvelle position. Dans l'action, il ressent des émotions, des pulsions qu'il ne peut pas rencontrer dans sa vie ordinaire (Pour Goffman, l'action est absente de la routine journalière, professionnelle ou domestique, car l'organisation tend à exclure le risque. Pour lui le terme action prend son sens dans le jeu.).

Goffman considére que l'action dans un casino "‘dépend plus de son environnement et de son organisation, qui contribue directement à son apparition’" 217 . Les joueurs se trouvent dans un univers construit pour que, quelle que soit leur condition sociale, ils puissent prendre des risques. (c'est pour cela que les machines partent de mises minimes de l'ordre de 10 cents jusqu'à 100 dollars aux USA et de 1 Frs en France pour aller jusqu'à 100Frs). Le joueur peut jouer quel que soit son capital. "‘Il est assuré de courir un risque (et une chance) plus important que ne pourraient l'accepter bien des gens d'égale fortune, et d'en connaitre l'excitation. Les casinos concrétisent pour l'individu la possibilité de se pousser à la limite de sa tolérance à la perte et au gain, et lui permettent ainsi de s'éprouver avec précision, à ses yeux du moins’" 218 . Une caractéristique des jeux de casino que l'on retrouve ici est la recherche de la sensation extrême que R. Caillois définit comme l'Ilinx.

Les casinos sont donc un lieu où l'individu se situe sur une scène autre que celle de la réalité quotidienne. Ils poussent le joueur à prendre des risques et à ressentir des sensations qu'il ne peut expérimenter en dehors de ce lieu. L'organisation conditionne l'individu à l'action que le monde extérieur de la routine quotidienne lui interdit. Cet espace clos enveloppe l'individu et lui autorise un comportement lié au nouveau rôle qu'il endosse : celui de joueur. Ce rôle n'est possible qu'à l'intérieur de cet espace particulier car il se situe en dehors de la réalité et du temps "plein" que constitue le monde du travail.

Enfin, pour Goffman, les casinos font partie des lieux qui garantissent l'action interpersonnelle. Ils sont aussi propice à la conquête sexuelle, car ils rassemblent des personnes de sexe différents autour de la même activité : le jeu ; ainsi les casinos permettent des rencontres et des relations qui ne pourraient pas se nouer dans la réalité quotidienne. Comme nous allons le voir dans les pages suivantes, ils reconstruisent un code de communication qui permet aux individus de communiquer sur des fondements spécifiques à cet espace de jeu.

Notes
211.

- Goffman Erving, Les rites d'interaction, édition de minuit, Paris, 1984. Chapitre “les lieux de l'action”, p. 121 à la fin.

212.

- Cf. Première partie.

213.

- Ibid.

214.

- Goffman Erving, Les rites d'interaction, édition de minuit, Paris, 1984.

215.

- Rosecrance John, Gambling without guilt : the legitimation of an american pastime, Brooks/Cole publishing company, Louisianna, 1988.

216.

- Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Gallimard, Paris, 1967.

217.

- Goffman Erving, Les rites d'interaction, édition de minuit, Paris, 1984.

218.

- Ibid.