2- Les casinos : "un monde social"

Selon John Rosecrance, les casinos forment un "monde social" où le jeu tient la scène centrale. Les relations qui se développent au sein de ces établissements sont pour les participants la source d'importantes interactions sociales. Par "monde social", l'auteur entend un groupe d'individus rassemblés par des moyens de communication ou faisant partie du même univers de discours et qui partagent les mêmes perspectives sur la réalité. Selon ce concept, la société de masse éclate en unités individuelles ou en mondes au moment où les individus définissent qui ils sont et ce qu'ils font. Ces mondes sociaux s'organisent autour d'une activité spécifique. Certains sont grands, d'autres petits. Certains sont faciles d'accès à n'importe quel public alors que d'autres restent inconnus et réservés à une certaine catégorie de personnes. L'auteur a procédé par observation depuis sa résidence à Lac Tahoe, ville située dans le Nevada où les casinos sont légaux. Pour lui chaque jeu (course de chevaux, loteries..) produit son monde social constitué de joueurs (qui sont rarement les mêmes). Le monde social des casinos est ainsi un monde particulier avec ses propres règles de fonctionnement. Ensuite il faut distinguer deux types de joueurs selon la fréquence de leur participation au jeu : les joueurs réguliers et les joueurs occasionnels. Pour les premiers, le jeu aurait des conséquences et de l'influence sur leur vie de tous les jours, alors que pour les seconds, ce ne serait pas le cas. Ces catégories ne sont pas figées et un joueur peut passer facilement de l'une à l'autre. Les joueurs occasionnels verraient le jeu comme un divertissement récréatif et ne formeraient pas de relations signifiantes avec les autres joueurs. Les joueurs réguliers seraient des joueurs "sérieux" qui souvent développeraient des liens avec les autres joueurs 219 . Dans les deux cas nous pensons que le jeu crée une forme de lien social que nous allons précisément discuter et que les casinos sont, à coup sûr, des lieux de convivialité pour les joueurs. Nous allons donc chercher à comprendre quel type de lien peuvent construire les joueurs au sein d'un casino.

Les joueurs voient les casinos d'une manière différente de ceux qui les dirigent. Ils viennent pour se divertir, passer un bon moment et bien sûr pour gagner. Car toute personne qui va dans un casino espère qu'elle va gagner (même si elle y croit plus ou moins). C'est cet espoir de gain qui réunit les joueurs et leur procure une sorte de solidarité entre eux, quelle que soit leur condition sociale. Tous les joueurs se perçoivent comme égaux devant "l'Alea" du jeu (cf. infra. La Bruyère). "‘Les tables de jeu sont, par définition, ouvertes à tout adulte qui a de l'argent à perdre. Malgré l'apparente impersonnalité des opérations, les joueurs d'une même table en viennent à sentir entre eux comme une sorte de camaraderie, due à l'évidente communauté de leur sort’." 220 Contrairement à ce qui ce passe en France, les casinos américains ne distinguent pas topographiquement les salles de jeux traditionnels et celles des machines qui peuvent donc se trouver réunis dans le même lieu. Si bien que les interactions qui sont constitutives du jeu dans les tables de jeu semblent s'étendre comme par mimétisme à l'ensemble des joueurs. Cela permet des contacts entre les individus qu'ils n'auraient pas pu avoir en dehors de cet espace de jeu. Il abolit fictivement les différences que la réalité quotidienne entretient.

Pour Goffman, le casino est un lieu où l'ouverture entre les sexes peut se faire plus facilement qu'à l'extérieur. Nouer avec une relation avec le sexe opposé peut se faire beaucoup plus naturellement par le biais du jeu. Le jeu devient l'objet d'une conversation commune et tisse des liens entre les deux personnes. Il est une sorte de prétexte, de "couverture" qui permet un premier contact (On pourrait le comparer au "vous avez l'heure ?" dans la vie quotidienne, question qu'utilisent souvent les hommes pour établir une conversation avec une femme qu'ils souhaitent "draguer" et vice versa). Les relations hommes-femmes dans un casino ne sont pas réglées de la même façon qu'à l'extérieur, elles offrent une liberté d'action beaucoup plus grande. Ce qui pourrait être mal interprété ailleurs paraît presque normal dans un casino. Encore une fois, c'est la situation américaine que décrit Goffman, ce qui explique la part qu'il accorde aux interactions qui à proprement parler n'existent que dans le cas des jeux tradtionnels. "‘Il est presque toujours possible aux hommes de donner quelques petits conseils gratuits aux femmes qui les entourent, et de former peu à peu avec elle une coalition d'espérances contre le banquier. De plus s'il arrive qu'une femme joue d'une façon qui paraît profitable pour tous, on peut très bien poser une mise à son compte, ce qui ne fait que resserrer les liens. De même lorsqu'un homme lie connaissance avec une femme, il peut jouer pour elle sans la compromettre ouvertement, et il paraît alors naturel qu'elle conserve les gains, ou une partie. Ainsi, les tables offrent l'occasion du premier mouvement des jeux amoureux, et constituent en même temps une élégante couverture sous laquelle il est possible de payer d'avance des faveurs sociales et sexuelles accordées ensuite hors du circuit commercial’" 221 . Cette remarque ouvre sur ce qui aurait pu être une autre vision du jeu, plus romantique : celle d'un objet permettant de rapprocher deux personnes qui n'aurait eu aucune chance de se rencontrer dans la routine quotidienne. Le fait de pratiquer une activité de loisir commune peut rapprocher deux individus de sexe opposé et leur faire entamer une relation où le jeu sera, dans un premier temps, le principal sujet de conversation. Le Casino deviendrait un peu comme un club de sport ou d'une autre activité où des gens ayant le même centre d'intérêt se rencontrent et établissent des relations plus ou moins durables. La seule différence est que le casino, se posant comme un monde clos, et centré sur une activité totalement déconnecté d'un référent externe, déconstruit la réalité extérieure dans la perception du joueur et stimule cette part de rêve qui pousse le joueur à le fréquenter. Cette spécificité est sans équivalent.

Les machines à sous, depuis qu'elles ont fait leur apparition dans les casinos aux Etats-Unis, et en France depuis 1988, suscitent d'énormes controverses, notamment sur la relation des joueurs avec la machine et avec les autres joueurs.

Il existe deux manières d'envisager les machines à sous existent :

Une population que l'on rencontre fréquemment dans les salles de machines à sous est celle des personnes agées. Celles-ci viennent souvent l'après-midi. L'ennui est la principale cause de leur présence. Le casino leur procure de la compagnie et une distraction : "ça fait une sortie", explique cette grand-mère que son petit fils emmène au casino de temps en temps l'après-midi 224 . "‘On y trouve de la compagnie, on s'amuse et lorsqu'une personne fait un jackpot on arrose ça, le plaisir, l'ambiance, on se tutoie, on s'embrasse, on va souvent manger au restaurant du casino’". 225 Il leur permet aussi de nouer connaissance avec d'autres personnes et de rompre ainsi avec la solitude et la monotonie de leur existence quotidienne. La conversation tourne autour du jeu, les machines qui "donnent" de l'argent, celles qui n'en "donnent" pas, untel qui a touché le jackpot... Le casino devient un lieu de convivialité.

Les joueurs réguliers voient le casino comme un endroit où ils se sentent chez eux. Ils ont des habitudes et connaissent celles du casino. Ils ont leur machine ou leur croupier attitré. Les relations qu'ils nouent dans l'espace de jeu sont souvent les seules qu'ils ont 226 . Le casino comble tous leurs moments de liberté. Le fait de leur constante présence leur donne droit à certains privilèges. Le casino leur offre à boire, les employés les reconnaissent et leur demandent de leurs nouvelles (le fait d'être reconnu est très important pour ces joueurs, on pourrait assimiler cela à une reconnaissance sociale qui valoriserait l'individu). Les relations qu'ils développent avec les autres joueurs sont très importantes pour eux du fait qu'ils partagent la même activité : le jeu. Celui-ci est d'ailleurs leur principal sujet de conversation. Le caractère artificiel et éphémère de ces relations apparaît dès que le joueur régulier s'arrête de jouer et ne fréquente plus l'espace de jeu ; les liens qu'il avait tissés avec les autres joueurs se rompent. Ce monde fictif (par rapport à la réalité quotidienne) a une grande importance pour le joueur. On pourrait en dire autant de tout les lieux de loisirs qui permettent des rencontres déconnectées de la réalité sociale ou professionnelle des individus : club de vacances, voyages en groupe, etc.

Les jeux de casino, du fait de leur isolement du monde extérieur, permettent au joueur de rompre avec ses soucis quotidiens. Dans une ville comme Las Vegas, les gens viennent souvent pour faire une pause de 2 ou 3 jours. L'espoir de gain, même s'il reste présent à l'esprit des gens, n'est pas le motif principal de leur visite. Ils veulent s'amuser et ne plus penser à rien d'autre que l'instant présent. "‘When I am in the casinos I forget all about my job problem and, for that matter, any personal problem as well. For two, three days, I'm in another world. No clocks, no routine, just the tables and an occasional show. once in a while, I actually come out ahead. I soon get my fill of the gambling and head back home to take up my real life. I'm usually refreshed and recharged for another go in the real world’" 227 . Le monde social devient un monde d'évasion, les relations sociales ne sont plus celles du sérieux. La communication entre individus se fait alors plus facilement. La plupart des joueurs recherchent la même chose : se divertir. Las Vegas ressemble de plus en plus à un Disneyland pour adultes. Tous les artifices employés par les casinos ne visent qu'à une chose : que le joueur s'amuse pour oublier qu'il est en train de perdre son argent, ainsi il le perdra avec le sourire et aura envie de revenir. L'ambiance joue un rôle primordial, c'est d'ailleurs ce qui distingue un casino de n'importe quel autre espace de jeu. Cet espace subtilement créé conduit des joueurs à se côtoyer sans aucune interférence sur le monde de la réalité quotidienne. L'interaction entre individus au sein d'un casino se fait sur de nouveaux codes beaucoup plus "souples" adaptés à ce nouvel environnement. On se parle beaucoup plus facilement, le jeu restant le sujet principal de liaison entre les joueurs. On oublie des différences qui autrement pourraient être une barrière entre les individus (milieu social, sexe...) et empêcher toute communication. Les normes "sociales" de ce nouveau monde ne sont plus celles de la réalité quotidienne . Les jeux de casino se situent dans un temps hors du temps socialement réglé et dans une communication qui abolit certaines des normes sociales en vigueur dans la réalité. Le monde social des casinos est un monde particulier lié à l'autonomie du lieu. Il reconstruit un monde à l'intérieur du monde réel.

Notes
219.

- Rosecrance John, Gambling without guilt : the legitimation of an american pastime, Brooks/Cole publishing company, Louisianna, 1988.

220.

- Goffman Erving, Les rites d'interaction, édition de minuit, Paris, 1984.

221.

- Ibid.

222.

- théorie reprise par E.Brasey, A. Achour, P.Chazaud et la plupart des auteurs qui traitent du jeu compulsif.

223.

-Lewy Richard, "Existe-t-il un profil psychosociologique particulier en fonction de la pratique de tel ou tel jeu ,Les cahiers espaces, Casinos et tourisme, n°38, Octobre 1994. R. Lewy décrit les joueurs de machines à sous à l'aide de quatre caractérisitiques :

- souhaite d'abord se distraire et s'évader ;

- est eclectique dans ses plaisirs, et pratique un peu de tout ;

- est pragmatique et réaliste, il lui faut un but un objectif ;

- est ouvert sur les autres.

224.

- Entretien mme D, retraitée, 68 ans.

225.

- Emission “la vie d'en face”, TLM, 9/5/95. Témoignage de Françoise, retraitée, 62 ans.

226.

- Rosecrance John, Gambling without guilt : the legitimation of an american pastime, Brooks/Cole publishing company, Louisianna, 1988.

227.

- Ndt : “Quand je suis dans les casinos, j'oublie tous les problèmes liés à mon travail tout comme mes problèmes personnels. Pour deux ou trois jours je suis dans un autre monde. Pas d'horloge, pas de routine, juste les tables de jeu et un spectacle de temps en temps. Je me remplis vite de jeu et retourne à la maison m'occuper de mes activités journalières. A chaque fois je suis retapé et rechargé pour un nouveau tour dans le monde réel.