4- Casino et dispositif de pousse au jouir

Nous faisons ici référence à une partie de l'analyse développée par Dominique Boullier 236 sur les Nouvelles Technologies de Communication et les dispositifs qui mettent en jeu, dans certaines organisations, des techniques de communication, qu'il nomme "pousse-au-jouir". En effet, nous pensons que les casinos, au même titre que d'autres espaces, comme les clubs de vacances ou les parcs de loisirs, proposent une nouvelle forme de divertissement centré autour d'un dispositf qui prend en charge l'individu dans le but de l'amener à l'action et de lui faire éprouver un maximum de plaisir. Il permet aussi aux personnes qui le souhaitent de nouer des "contacts" et donc de créer un semblant de lien social dans un environnement particulier qui favorise ce contact, puisque toutes les personnes partagent le même intérêt : le jeu. Il existe d'autres moyens de communication qui, pour Dominique Boullier, ne font pas encore partie de ce que l'on appelle communément les NTC. Les nouvelles technologies de communication, en effet, ne se limitent pas seulement, selon lui, à tous les nouveaux outils que l'on trouve dans le champ des télécommunications et de l'informatique. "‘L'idée de départ consistait à affirmer que ces techniques de communication étaient à l'oeuvre dans d'autres organisations et ne faisaient pas nécessairement appel à de l'informatique ni aux télécommunications. Ainsi, le Club Méditerranée, les Parcs de Loisirs, le Charity Business pouvaient être traités comme techniques de communication. Cela permettait de sortir d'un déterminisme technologique pour mettre en relation des phénomènes sociaux, des comportements observés dans des milieux techniques très différents’" 237 . Nous nous intéresserons principalement au développement de sa problématique concernant les parcs de loisirs et le Club Méditerranée puisque ce sont ceux dont le dispositif de fonctionnement se rapproche le plus de l'organisation des casinos.

Nous partirons donc de l'hypothèse que les casinos mettent en oeuvre des techniques de communication qui conduisent à la création d'une forme spécifique de socialité entre les différents acteurs de cet espace, et à leur satisfaction. Comme nous avons pu le voir précédemment, l'espace de jeu du casino est souvent comparable à un parc d'attraction de type Disneyland. Cette comparaison est justifiée par l'organisation du lieu. Tout est fait pour que le joueur se sente extrait de la réalité quotidienne et perde ses repères. Ensuite il est projeté dans un monde où les interactions possibles et les modes de relation sont centrés autour d'un même objet : le jeu. Le jeu devient alors l'"attraction" principale qui réunit les joueurs autour d'un même objet et leur permet d'établir une relation et donc de créer une communauté d'intérêt. Nous partirons du principe que ne peuvent pas être pris en considération les comportements déviants qui ne touchent qu'une faible partie des personnes fréquentant les casinos. Les joueurs rentrant dans la catégorie qui nous intéresse sont ceux que John Rosecrance définit comme les joueurs sociaux 238 c'est à dire ceux qui fréquentent les casinos comme ils pratiqueraient un autre type de loisir. Ils viennent chercher des sensations, du plaisir et surtout de l'évasion par rapport à leur vie quotidienne. Les casinos construisent un dispositif visant à conditionner le joueur pour l'amener à l'action tout en lui laissant croire qu'il est maître de sa destinée. La dimension mythique des casinos joue aussi un rôle essentiel dans la réussite du concept. La ville de Las Vegas en est le meilleur exemple. La capitale mondiale du jeu et du divertissement doit aussi une partie de son attrait à son passé tumultueux qui est souvent décliné par certains des casinos de l'ancien centre ville, comme le Lady Luck par exemple ou le Golden Nuggets. La symbolique du nom "bandit manchot" que l'on détrousse de son argent en appuyant sur un bouton ou en tirant sur une manette procure aussi une sensation de jouissance, parce qu'elle confronte le joueur, instantanément et pour un temps très court, avec le hasard, qui, susceptible de lui donner gain ou perte, prend la figure de son destin. La formation des employés est aussi un élément important du dispositif. Comme nous l'avons vu précédemment, tout est mis en oeuvre pour que le client soit satisfait par sa visite au casino. Le personnel est présent et attentionné mais il sait aussi devenir invisble pour laisser l'individu profiter pleinement de son plaisir. Tous les casinos ont le même modèle (même fonctionnement, même types de jeux, même technologie appliquée, même volonté de performance), pourtant tous sont ne sont pas exactement identiques car ils recréent un univers différent à l'aide des artifices que nous avons détaillés auparavant. Ce n'est donc pas la technique qui prime mais l'organisation de l'espace et de l'environnement qui font de chaque casino un lieu unique. Chaque individu trouvera ainsi dans un type de casino ce qui lui convient le mieux (ambiance, convivialité, luxe...) comme chaque G.M peut trouver un Club Med qui correspond à ses aspirations. Dominique Boullier cite trois critères doubles de performance : abondance et variété, accessibilité et sélectivité, permanence et immédiateté. Ces caractéristiques se retrouvent dans les casinos avec le nombre élevé de machines à sous, le choix de leurs différents types, l'attention dont fait preuve le personnel, les dénominations variables, le choix de l'implantation des casinos, le fait que les casinos observent des horaires d'ouverture de plus en plus étendus (24h/24 à Las Vegas par exemple), etc. Le code des relations entre employés et clients est régi par les impératifs de performance. Même si, apparemment, il existe une certaine familiarité entre eux, elle ne fait que masquer la frontière étanche qui distingue leur place. La temporalité et la spatialité sont produites artificiellement par l'environnement. Le temps n'est que celui du jeu et le monde gravite autour de l'espace de jeu. Le flux des visiteurs, est lui aussi, organisé à l'aide d'axes de circulation souvent dessinés par le sol, de l'implantation des lumières et de celle des machines. Les casinos français n'ont toujours qu'une seule entrée qui fait aussi fonction de sortie à cause de la législation ; mais les casinos américains, qui possèdent généralement plusieurs sorties, sont organisés de telle manière que, quoi que l'on fasse, on se retrouve toujours dans la salle de jeu et la sortie est parfois très difficile à trouver. L'anonymat des joueurs leur permet de nouer des liens qui ne sont plus dictés par le code hiérarchique présent dans la vie quotidienne.

Sur la sociablité/socialité des machines à sous, une étude publiée en 1998, a été réalisée par Jean-Pierre Martignoni-Hutin, où il soutient que le casino est un espace où se crée du lien social. "‘Qu'ils viennent seul ou accompagnés nos observations microsociologiques indiquent également que s'instaurent entre les joueurs, de riches rapports de sociabilité ou d'intense rapports de socialité éphémères qui font de ce jeu une activité de type groupal. Dans l'espace ludique que constitue une salle de machines à sous, l'être joueur est le plus souvent un être "avec", même quand il est seul devant sa machine. Le personnel des casinos (caissier, assistant, clientèle, valette, MCD, responsable...) joue un rôle déterminant dans le lien social éphémère qui se noue quotidiennement dans les salles de machines à sous. En outre, entre les joueurs, une complicité s'instaure rapidement et facilement grâce à l'activité ludique commune’" 239 . Une autre caractéristique nette de son étude est le fait que des individus fréquentent les casinos et notamment l'espace des machines à sous non pas pour jouer (356 interviewés sur 970) mais pour se distraire, se restaurer, etc. Les retraités par exemple fréquentent les casinos pour trouver de la compagnie dans une ambiance joyeuse. Jean-Pierre Martignoni-Hutin parle même de "carrefour social sécurisé".

Ce n'est pas du tout le point de vue de Dominique Boullier, pour qui, les techniques de communication mises en oeuvre dans un dispositif de ce type constituent seulement un "programme" d'action et que leur projet "s'incrit dans l'appareillage lui-même" (les relations entre le personnel et le public, les axes de circulation, la disposition des machines, etc. sont bien des techniques de communication. Pour Dominique Boullier, ces dispositifs produisent un ensemble d'injonctions à destination des utilisateurs. Si l'impératif de plaisir semble constituer l'objectif apparent de telles organisations, cet impératif serait assez proche des "injonctions paradoxales" de Palo Alto : "tous les impératifs techniques, toute la programmation sociale incorporée à ces dispositifs ne peuvent se dire comme tels (qu') ils ne se référent à rien d'autre qu'à eux-mêmes (qu') il n'y a pas d'inter-dit mais seulement de l'entremise. En plaçant ces médiations techniques entre les humains, peut-on croire qu'elles suffiront à leur permettre de "faire société" ?"

Comme nous avons pu le voir tout au long de cette partie, le casino fonctionne comme un dispositif autonome avec des règles qui lui sont propres. Les joueurs ou non joueurs qui fréquentent les casinos viennent chercher du plaisir et de la satisfaction en pratiquant une activité ludique dans un cadre et une ambiance particulière qui sont propres au lieu. Même si nous savons que ce sont des techniques marketing qui organisent l'espace, le joueur, lui a l'impression d'être maître du jeu. Le casino est organisé comme un espace de communication , c'est à dire qu'il est doté d'un dispositif (ensemble de techniques) qui programme l'activité des participants. Le "lien social" créé entre les joueurs au sein d'un casino est fictif non seulement parce qu'il ne pourrait pas exister à l'extérieur entre les mêmes personnes mais parce qu'il est le produit du dispositif. Toute hiérarchie sociale est abolie par les techniques mises en oeuvre, et, de ce fait les relations établies au sein de cet espace n'expriment pas une société mais une simple "communauté". Un dernier élément de l'analyse de Dominique Boullier retient notre attention : "ces managers des flux de population doivent manipuler la jouissance des foules et ils savent qu'il y faudra autre chose pour la maintenir active et drainer des masses importantes : ils savent qu'il faut s'enraciner dans une dimension mythique pour assurer la traduction entre cette jouissance individuelle et son statut "sociétal"". L'industrialisation des casinos dont nous avons vu l'émergence récente s'est produite alors que le mythe était déjà constitué, ce qui les différencie des formes d'industrialisation des loisirs nées beaucoup plus tard, comme les parcs de loisirs ou le Club Med. L'"univers social" tient évidemment au mythe constitutif et antérieur de l'univers des casinos.

Nous n'avons pas tenté d'appliquer rigoureusement les critères de performance que propose Dominque Boullier. Mais il nous semble que les résultats de notre étude rejoignent largement l'analyse qu'il propose.

Notes
236.

- Boullier Dominique, Connecter n'est pas instituer, Nouvelles technologies de communication et autres dispositifs pousse-au-jouir, Recherche réalisée pour le Plan Urbain (MELATT), 1988.

237.

- Ibid.

238.

- Rosecrance John, Gambling without guilt : the legitimation of an american pastime, Brooks/Cole publishing company, Louisianna, 1988.

239.

- Martignoni-Hutin Jean-Pierre, "Les bandits manchots sont nos amis, caractéristique et motivation des joueurs de machines à sous", Espaces 150, mars-avril 1998. Ce enquête peut être consultée aussi sur le site internet du casino de Niederbronn : http://www.alsace-casino.com.