Conclusion de la deuxième partie

Au terme de cette partie, nous pouvons affirmer que la forte transformation récente des casinos trouve son origine dans une "stratégie d'acteurs" qui, à l'Assemblée Nationale, a uni le gouvernement et les intérêts des opérateurs, comme, au plan local, les élus et les dirigeants locaux. C'est pourquoi nous avons insisté, comme en écho aux propos ministériels du début de cette partie, sur l'alliance objective des élus locaux et des dirigeants du Lyon Vert dans la conférence de presse qui a constitué le véritable redémarrage de ce casino, du moins médiatiquement ; nous retrouverons une alliance similaire dans la partie suivante en d'autres lieux et à d'autres fins.

C'est bien dans un contexte d'industrialisation des pratiques culturelles que ce changement s'est opéré. Cette industrialisation est repérable à plusieurs niveaux. Le premier est celui du remplacement d'une propriété et d'une gestion souvent artisanales et familiales par des sociétés ou des groupes, tantôt spécialisés dans l'exploitation des casinos (Partouche), tantôt alliés à d'autres activités, notamment hôtelières (Accor) ; l'introduction en bourse de ces activités est le premier signe indiscutable de cette transformation. Le second est l'utilisation, comme support du jeu, de machines "standardisées" et "sérialisées" selon des modèles éprouvés ; le contrôle sévère de leur production et de leur usage, pour d'évidentes raisons de sécurité, ne fait que renforcer cette standardisation. Le troisième est que la gestion des casinos est désormais régie par un marketing rigoureux qui, selon un modèle, là encore, éprouvé (Las Vegas), entraîne le joueur dans une quasi "chaîne" de consommation de jeux et de produits annexes. Ce modèle enfin s'est étendu à toute la planète, et se décline désormais sur d'autres supports (Internet), quoique d'une façon qui ne nous semble pas encore avoir trouvé une forme substitutive convaincante.

Cette pratique ludique s'est trouvée favorisée par l'extension préalable d'autres jeux d'argent "automatiques" et individuels (jeux de grattage notamment) qui avaient fortement contribué à banaliser le jeu d'argent (cf. première partie). Sa banalisation, sa démocratisation ou sa popularisation ont paradoxalement profité des images antérieures, largement mythiques, du casino. Mais sa réussite nous semble essentiellement due au fait que la pratique des machines à sous constitue un divertissement, un loisir, où le jeu lui-même (gain et perte) est intégré à un lieu qui, tout entier conçu et organisé pour pousser la clientèle à jouer, tente aussi, paradoxalement, de le lui faire oublier sous l'effet d'un environnement (cette "ambiance" dont parle nos interviewés) qui est à lui seul le point de départ d'un dépaysement ou d'une déréalisation constitutifs du jeu.

Enfin, si l'industrialisation des casinos semble un signe de "modernité", c'est plutôt de "post-modernité" qu'il faudrait parler pour désigner les pratiques sociales qui s'y déploient : étanchéité radicale entre personnel et joueur, communauté fabriquée par le seul dispositif ; il n'y a aucune référence externe, comme dans une fête de village, ou une fête instituée (fête de la musique), il n'y a aucune hiérarchie ni compétition entre les joueurs qui serait fondée sur l'appartenance sociale ou la compétence propre du joueur comme dans le sport ou les jeux traditionnels ; il n'y a que des individus qui jouent individuellement à des machines individuelles (cf. nos remarques introductives sur la relation à la machine-jouet). Et pourtant, alors même que l'individu n'a pas besoin de l'autre pour jouer, il vient fréquemment en groupe et même parfois en famille, et une partie importante du plaisir qu'il éprouve vient du "contact" constant avec les autres joueurs. D'où ce semblant de société qui apparente le jeu de casino au dispositif analysé par Dominique Boullier, et pour une part au "non lieux" de Marc Augé : comme à Disneyland, on vient chercher individuellement, mais avec d'autres, un oubli de la société et des contraintes de la vie quotidienne. Pas de fondateur qui donne le sens du regroupement, pas de finalité collective, pas de hiérarchie ni de conflit, mais une sorte de communauté temporaire qui repose sur la seule consommation, avec d'autres individus, de ce dont on attend un plaisir : le "dépaysement", l'"ambiance", et bien sûr, le risque de la perte et du gain. C'est en cela que ce dispositif peut être dit post-moderne, parce qu'il est, justement, un dispositif de rassemblement et de "connexion" (vidéo-poker en réseau par exemple) qui est bien un dispositif communicant, mais sans autre contenu que ce que chacun attend de l'argent perdu ou gagné et du plaisir qu'il y prend. Une "dépense" en somme, qui, fondée sur le rapport très fortement investi, affectivement, de l'individu au hasard, est industriellement organisé comme une usine à rêve.

Enfin, nous l'avons vu, le casino peut revêtir le rôle d'animateur principal d'une cité (Las Vegas en est sûrement l'exemple le plus net) et ce rôle se trouve toujours être directement lié au tourisme. C'est pourquoi, aujourd'hui, de plus en plus de villes, ou de pays, se posent la question du bien-fondé de la légalisation ou de l'extension des casinos sur leur territoire . C'est ce que nous examinerons dans la troisième partie.