1- Les oppositions morales soulevées en 1987 à l'Assemblée Nationale et au Sénat

a- L'Assemblée Nationale

Les arguments économiques ayant fait l'objet d'une présentation dans la deuxième partie de ce travail, nous ne reviendrons pas dessus. Ceux-là étaient exposés en première partie des débats. Ce projet de loi était présenté par la droite mais les socialistes et apparentés ont soulevé une exception d'irrecevabilité. Monsieur Jean-Pierre Michel qui prend la parole en premier, souligne d'abord que ce sont des maires de municipalité de droite qui ont proposé ce projet de loi, ensuite surtout il rappelle la loi du 12 juillet 1983 qui interdisait les machines à sous sur tout le territoire du fait que derrière elles il y avait tout un réseau de trafiquants, receleurs liés au grand banditisme. On retrouve là un des stigmates caractéristiques de l'industrie des casinos. Ensuite, il se déclare choqué que l'on veuille remplacer la clientèle étrangère fortunée par une clientèle faisant partie de la population moyenne française qui sera attirée par les machines à sous. On retrouve ici des objections historiques de notre première partie : si la population qui joue est une population faisant partie de l'élite sociale, l'argent qu'elle perd n'a pas d'importance. Alors que si ce sont des gens moins aisés qui jouent, cela devient gênant puisqu'on considère que l'argent qu'ils perdent est celui dont ils ont besoin pour gérer leur vie quotidienne. C'est d'ailleurs pour cela qu'une loi avait été votée en 1907, qui interdisait l'entrée des casinos aux enfants, aux employés municipaux et aux ouvriers de la ville de Paris ; ce qui fait que seul un public aisé et très restreint avait accès à ces salles de jeux. De même depuis 1920, pour préserver les ouvriers parisiens, aucun casino avec la roulette ne peut s'établir à moins de 100 kms de Paris. 296 Il souligne l'immoralité de faire appel à une population de faibles revenus pour renflouer les casinos et les drames que cela peut entrainer (jeu pathologique, dettes, problèmes familiaux...). On retrouve à nouveau un des traits caractéristiques liés aux casinos : les casinos sont amoraux, ils présentent l'image d'un lieu de perdition. Sur la deuxième partie de la proposition de loi qui concerne les licences pour les débits de boissons, il déclare : "vous êtes comme tout le monde favorables à la lutte contre l'alcoolisme, sauf bien sûr, quand des intérêts supérieurs s'y opposent...". Le même constat pourrait être fait pour l'introduction des machines à sous dans les casinos, les enjeux économiques très importants l'emportent sur le reste, ils sont ceux que l'on met en avant. La référence à l'alcoolisme se trouve ainsi liée à la dépendance au jeu. Dans les deux cas, Jean-Pierre Michel prend l'exemple de pratiques pathologiques ou pathogènes et insiste sur le côté négatif du joueur et ensuite de l'alcoolique. Le casino voit ainsi son image négative se renforcer. Le suivant à prendre le parole est Monsieur Leonce Duprez, qui est favorable à l'adoption de la loi. Pour lui, le but de cette loi est de soutenir l'industrie du tourisme à travers celle des casinos. Les casinos font en effet partie du paysage touristique des stations qui les accueillent, ils sont un lieu d'animation et proposent souvent à côté du jeu des spectacles artistiques. Dans les petites stations, ils représentent souvent la seule distraction nocturne et renforcent ainsi l'attrait touristique. Leur avenir est donc lié à celui des stations qui les hébergent (l'exemple du casino de Bandol est cité 297 ). 298 En soulignant le rôle essentiel des casinos pour l'industrie du tourisme, il donne une légitimité à l'industrie des casinos en l'incluant dans un pôle économique connoté positivement.

Ensuite quand Monsieur Leonce Duprez souligne que les casinos sont des entreprises touristiques comme les autres, un des intervenants déclare : "Et les maisons closes ?". Ce qui montre à quel niveau de réputation et d'image sont placés les casinos : le jeu et les prostituées ont la même fonction déviante sur l'individu (ce que les normes sociales en vigueur dans notre société réprouvent implicitement ou explicitement).

M. Léonce Duprez souligne un dernier point, "‘le meilleur moyen de faire respecter la règlementation concernant ces jeux, c'est de les introduire dans des établissements contrôlés par l'Etat’". Cette constation reprend la théorie américaine, selon laquelle le jeu légal est beaucoup plus facile à contrôler que le jeu illégal (voir ci-dessus le cas d'Atlantic City). En outre il rapporte de l'argent à l'Etat, alors que quand il est illégal, ce n'est pas le cas.

Le député de l'opposition M. Daniel Le Meur prend ensuite la parole : “‘On sait l'opposition des députés communistes aux jeux de hasard, lorsque ceux-ci s'insèrent dans l'exploitation du rêve. Tel est bien le cas des jeux implantés dans les casinos, dont le mythe renvoie à une existence oisive et dorée. [...] Pour des raisons de morale, les députés communistes sont hostiles à l'extension des lieux d'implantation et des activités des casinos. A ce propre titre, nous sommes hostiles à l'assouplissement proposé’”. Il obtient cette réponse du député de la majorité Mme Louise Moreau : “‘messieurs de l'opposition, vous êtes des hommes de bonne volonté mais il ne peut y avoir 36 morales : si vous êtes contre le jeu, il faut tout supprimer, la Loterie nationale, le PMU, le Loto,le Bingo’”. Mme Muguette Jacquaint lui renvoie : "ce ne sont pas les mêmes joueurs". Cette affirmation est très intéressante parce que, alors qu'il semble bien aujourd'hui que ce sont les mêmes personnes et donc les mêmes joueurs qui pratiquent les jeux de La Française des Jeux et les machines à sous, l'idée selon laquelle les casinos développeraient un type de joueurs spécifiques est très important dans l'argumentation. Cela, sous le point de vue des opposants à la légalisation souligne une différence fondamentale dans la façon dont les jeux de casino sont considérés par rapport aux autres jeux promus par l'Etat. Les casinos demeurent, au yeux des députés, des espaces encore mythiques, déconsidérés, stigmatisés comme des lieux de quasi-perdition où les joueurs viennent se ruiner.

Notes
296.

- Réglementation des jeux dans les casinos, Les éditions des journaux officiels, 1998.

297.

- Dans une petite ville comme Bandol, le prélèvement sur les jeux au bénéfice de la commune est de 280 millions de centimes et le loyer payé par le casino est de 60 millions de centimes, soit au total 340 millions de centimes. Le budget total de la commune est 1,2 milliard de centimes. Si le casino n'existait plus, il faudrait augmenter les impôts locaux de 30%.

298.

- Casinos et tourisme, Les cahiers espaces, n°38, octobre 1994.