Conclusion générale

Depuis longtemps, les sciences de l'information et communication ont insisté sur la place du divertissement dans les médias audiovisuels, comme la radio ou la télévision, en montrant notamment comment, dès leurs origines, ils ont associé l'information aux loisirs. Mais, curieusement, ces sciences se sont peu intéressées à toutes sortes d'autres loisirs, qui, du Club Med à Disneyland, constituent une autre face des "industries culturelles" en constante expansion.

On peut d'ailleurs se demander pourquoi, en dehors du cercle de Birmingham, ces sciences se sont aussi peu penchées sur toutes les formes de divertissements populaires, à l'exception notable du cinéma. Certes, depuis peu, les études de réception ont stimulé les recherches sur les feuilletons télévisés, les jeux télévisés, la place du sport à la TV, les usages des nouveaux médias ; mais, si ces sciences se soucient, par exemple, des modes de financement du sport ou de l'effet des droits de retransmission sur les pratiques sportives, il y a peu de choses sur le comportement de l'amateur de football ou du supporter d'un équipe, sur les pratiques collectives ludiques en général, abandonnées à l'anthropologie ou à la sociologie.

Parmi toutes les formes de loisirs, le jeu d'argent occupe aujourd'hui la seconde place, sous le point de vue de la dépense des ménages, dans les pratiques de loisirs des français. Cela nous semblait mériter à soi seul l'attention.

La place du jeu dans les sociétés contemporaines ne cesse de croître, pour la raison très simple, d'abord, que la part du budget consacré aux besoins élémentaires (habitat, nourriture, logement) continue à décroître, pour la majeure partie de la population, alors que la part des loisirs ne cesse d'augmenter. On le voit bien dans l'évolution du budget des ménages comme dans l'expansion continue de la presse magazine consacrée à toutes les formes de loisirs ; cela indique sans hésitation possible qu'il s'agit bien d'une pratique sociale, et qu'il est donc possible de l'envisager sous l'aspect des médiations que ces loisirs mettent en oeuvre ou utilisent. L'extension du temps libre ne peut que favoriser ce développement des loisirs en général et du jeu en particulier.

La place du jeu d'argent dans le loisir est assez particulière, parce qu'elle répond à une autre exigence, celle du rêve. C'est bien le rêve d'un vie meilleure, obtenue par un gain soudain, qui anime les joueurs des classes les plus défavorisées : le PMU et sa forte clientèle d'immigrés le montrent nettement. Mais, tout aussi bien, les jeux de "grattage", à l'instar du "millionnaire" dont le nom même indique l'appartenance "populaire".

Les jeux auxquels nous nous intéressons, les jeux de casino, présentent pour leur part une spécificité forte parce qu'ils sont à la jonction de deux univers :

Ainsi, le jeu dans un casino permet-il d'opérer une jonction entre un simple pari (loterie chez un marchand de journaux) et un univers de rêve (Vallée des rois, Pont des soupirs) qui constitue un monde "possible". En d'autres termes, l'introduction des machines à sous dans les casinos a produit une transformation sociale considérable, tout en maintenant ce qui constituait le casino, mais en le modifiant.

Les salles de jeux traditionnels opéraient bien cette jonction du hasard et du lieu, mais en limitant le jeu à une classe sociale très restreinte, où l'espace du jeu et l'appartenance sociale (ou patrimoniale) coïncidaient étroitement : c'était une sorte de salon privé dont le casino de Monte-Carlo fournit un exemple significatif avec son entrée privée directe pour les occupants richissimes de l'Hôtel de Paris. L'ouverture des casinos aux machines à sous et aux faibles mises a brutalement modifié le cadre (Goffman) : ce cadre, hyper codé, des salles de jeux s'est transformé en espace ludique, où le stéréotype est parfaitement possible puisqu'il ne s'agit que d'un décor. Il est donc susceptible de réunir sous une forme radicalement renouvelée :

La mise en scène y est donc essentielle, car elle fait partie intégrante du jeu et de la connivence entre les joueurs, dans cette sorte de monde totalement artificiel, totalement "joué", constitutif du jeu lui-même.

La banalisation du jeu a eu pour effet aussi de produire une représentation négative d'une nouvelle catégorie de joueurs : le joueur pathologique, comme catégorie "a-sociale" du joueur, sur qui retombe maintenant tout l'opprobre ancien, mais quasiment médicalisé ; c'est une "pathologie". C'est le sens de notre analyse des figures littéraires que de montrer leur écart avec la forme actuelle du joueur réprouvé : le joueur "addict". Mais pourtant on ne dit pas d'un joueur richissime qu'il est "addict" quand il perd une fortune au jeu : "Kerry Packer, le milliardaire qui perd des millions pour ne pas s'ennuyer", titre Le Monde à la Une du 1er septembre 2000 ("Kerry Packer aurait perdu 50 millions de dollars en dix mois.").

Pour que le casino change, il fallait deux choses :

Cette abstraction renforce le caractère individuel de cette activité car le moyen du jeu est désormais abstrait. Cela, paradoxalement, instaure une nouvelle communauté de joueurs. Cette communauté est produite par une véritable industrie du jeu, qui uniformise le décor et les règles, l'internationalise selon un modèle éprouvé, et fait oublier (abstraction là encore) les deux pôles du gagnant (le casino) et du perdant (le joueur), comme nous l'avons montré.

C'est en devenant une "industrie culturelle" que le jeu s'est intégré à la culture de masse. Le casino constitue bien une médiation entre l'individu et le jeu, mais, pour que cette transformation réussisse, il fallait un "produit culturel", et une "valorisation" à la fois symbolique et pratique (taux très élevé de redistribution). Tout cela implique :

  1. une offre de service qui exige un investissement très important. Cette offre prend la forme d'une production de masse, d'où l'extension rapide du parc de machines et la standardisation du service. Cette standardisation à son tour montre le rapport entre un modèle (Las Vegas) et une série (l'ensemble des casinos dans le monde). Cette standardisation, enfin, ne peut se faire que sur le mode actuel de la mondialisation, en total adéquation avec le modèle industriel.
  2. une image, qui repose sur la nature des jeux et leur environnement direct.
  3. une légitimation du service-produit, à quoi concourent à la fois la législation, la réglementation des "modes de distribution" et l'effet du marketing.
  4. un public et un mode de financement (dépenses-loisirs). Mais le marché (le public) ne peut se conquérir que selon des règles distinctes en fonction des législations locales. C'est pourquoi nous nous sommes longuement étendue sur les débats qui entourent les modifications légales et réglementaires.

Avant de reprendre nos hypothèses, il nous semble nécessaire de faire encore ici quelques observations générales que nous inspire cette recherche.

Malgré les profonds changements qui se sont opérés dans l'évolution des jeux d'argent, chaque jeu conserve pour une part la trace de ses origines. Ainsi par exemple, le fait que la Loterie Nationale ait été établie dans un but charitable a immédiatement assuré une légitimité aux différents produits de la Française des Jeux, renforcée par le fait qu'elle est une entreprise publique. En revanche, les casinos ont eu fort à faire pour modifier leur image dans les représentations populaires.

Deuxième remarque : en 1968, les gens rêvaient de changer le monde, maintenant ils rêvent de gagner au Loto. Le développement de ces jeux montre aussi la place prépondérante de l'argent dans la société contemporaine ou la valeur qu'on lui accorde. Il est le symbole principal de la réussite sociale. La fin des idéologies se traduit par le poids de l'argent dans la représentation qu'ont les individus de leur place dans la société. Et le jeu d'argent apparaît comme le moyen le plus simple et le plus rapide de changer de statut social. Le fait qu'on joue davantage en période de crise économique ne fait que renforcer cela.

Troisième remarque : l'évolution des jeux est liée au progrès technique et au développement des nouvelles technologies de l'information. Le jeu peut apparaître ainsi comme un médiateur entre l'individu et la société dominée par ces technologies, et cela d'une double façon. D'une part le support du jeu est un programme électronique, et, d'autre part la télévision a vulgarisé l'image de l'informatique par les tirages automatiques du Loto par exemple, effectués en direct, aux heures de grande écoute.

Les jeux de casino sont désormais une industrie rentable. Ils constitue aussi un divertissement de masse qui a pris de plus en plus d'ampleur au cours de ces dix dernières années en France.

Nous avons pu vérifier dans un premier temps (première partie), que l'image des jeux s'est complètement transformée depuis l'introduction des machines à sous dans les casinos. Réservés naguère à une élite de rentiers oisifs, ils touchent toute la société. Associés à des lieux et des temps réservés (thermalisme), ils s'en sont détachés. Liés dans les années 1930 au "milieu" du crime, ils se sont moralisés. Associés à un comportement moralement et socialement réprouvé, ils sont devenus une activité ludique normale. Cette transformation est liée à l'évolution des façons de jouer, en particulier au développement de jeux nouveaux qui associent deux principes : des mises faibles, accessibles à tout le monde ; un fonctionnement techniquement irréprochable (le logiciel). Le développement du jeu comme loisir socialement acceptable est lié à une modification de l'environnement du jeu (restaurants, spectacles, etc.) qui trouve son expression la plus achevée dans le concept américain de "resort".

Le représentation stéréotypée du joueur obsessionnel et asocial a donc laissé place à celle d'une kyrielle de "petits" parieurs qui fréquentent les casinos le temps d'une soirée, fréquemment entre amis. Cette distraction est pratiquée au même titre qu'une partie de Bowling ou une sortie au restaurant. Les casinos, même s'ils conservent une partie de leur mythe, ou peut-être même parce qu'ils la conservent, sont indiscutablement devenus une attraction populaire. La médiatisation du jeu et des joueurs a contribué pour une grande partie à transformer le "looser" dostoïevskien en une sorte de héros des temps modernes dont la vie est transformée par un coup du hasard, ou qui devient "célèbre" (!) par un passage à la télévision (comme le promet le slogan du Millionnaire). Notre première hypothèse est donc vérifiée.

Ces mutations de l'univers des casinos n'ont été possibles qu'à travers leur introduction au sein des industries culturelles, ce qui suppose une légitimation par les pouvoirs publics (activité législative spécifique), un investissement des acteurs privés (restructuration capitalistique du secteur) et enfin un soutien des collectivités locales (le jeu comme industrie structurante). Nous avons donc, dans un deuxième temps, examiné l'industrialisation des jeux de casino, qui a contribué fortement à le transformer en ce pôle multi-loisirs que nous avons évoqué. Le fonctionnement des casinos, qui, lui, ne laisse rien au hasard, est le fruit de l'élaboration de techniques de marketing très élaborées qui consistent à produire un environnement totalement artificiel qui pousse le public à consommer ce qui constitue sa jouissance. Paradoxalement, dans notre société, où l'individualisme est triomphant, les casinos recréent une communauté d'intérêt où les joueurs peuvent, pendant le temps d'un jeu, tromper leur solitude et nouer des contacts avec d'autres personnes, sur ce terrain où le jeu est l'objet commun. Nous avons remarqué par exemple que les personnes âgées constitue une population importante des casinos, notamment l'après-midi : elles y viennent souvent, disent-elles, pour trouver de la compagnie, plus que pour le jeu ; les machines à sous, simples de fonctionnement, leur procurent une distraction à moindre coût, et le contact autour d'un bandit manchot se fait plus facilement, puisque, de toute façon, la plupart de ces personnes âgées fréquentent ce lieu pour les mêmes raisons : le besoin de se distraire, de rencontrer d'autres personnes pour rompre avec la monotonie et la solitude quotidienne. Le contact est la forme essentielle de la socialité produite par ce lieu. Notre deuxième hypothèse était donc bien fondée.

Dans un dernier temps, nous nous sommes attachée à reconstruire un schéma discursif récurrent que l'on peut identifier dans tous les débats, sans distinction géographique ni culturelle, mis en oeuvre autour de la légalisation des jeux de casino, ou de la construction d'un établissement sur un territoire donné. Ce schéma met en valeur une argumentation presque exclusivement économique, à l'aide de données souvent très précises, que l'on oppose aux arguments sociaux ou moraux qui paraissent désormais dépassés dans cette société où les valeurs économiques sont prépondérantes. L'intégration des casinos au développement local, et en particulier à l'industrie touristique dans divers coins du monde, lui a donné une légitimité encore bien plus forte. De ce fait, non seulement la reconnaissance du rôle économique de cette industrie est fondamentale, mais en outre son poids touristique permet une argumentation des pouvoirs publics en sa faveur encore. Les casinos, prenant place au sein d'un ensemble de prestations touristiques, s'intègre dans le paysage local comme un loisir supplémentaire. Notre troisième hypothèse trouvait donc sa place comme conséquence logique des deux précédentes : la reconstruction de l'image des casinos et la légitimation de son activité l'ont conduit tout naturellement à s'intégrer dans un secteur d'activité préexistant qui cherchait précisément à développer d'autres formes de loisirs pour attirer de nouveaux publics : le tourisme.

En revanche, nous n'avions pas au départ prévu de rencontrer le soutien des pouvoirs publics depuis 1987 à l'industrie des casinos sous la forme que nous avons pu constater. Ce soutien a marqué un tournant décisif. L'alliance entre les dirigeants de cette industrie et les pouvoirs publics n'était guère prévisible, parce qu'elle est en totale contradiction avec l'histoire des jeux. La répression et les interdictions successives qui avaient frappé les jeux d'argent et limité l'exercice des casinos aux cours des siècles passés ne présageait aucunement cet accord de fait qui a fondé le développement des casinos au cours de ces vingt dernières années, en France comme ailleurs. Cette alliance objective nous semble marquer la transformation du rôle de ces pouvoirs publics. Ce n'est en effet d'aucune façon au nom de valeurs idéologiques, culturelles, sociales ou morales, qu'ils ont plaidé pour le développement des jeux, mais au nom du rôle de purs gestionnaires de l'économie nationale ou locale qu'ils semblent se donner aujourd'hui.

Si les casinos ont trouvé désormais une place et une légitimation certaine de leur activité, les casinos virtuels, quant à eux, sont aujourd'hui au coeur des débats en cours sur la régulation des paris sur le réseau Internet. Les États-Unis doivent faire face à une expansion rapide de ce type de jeux virtuels, dont l'enjeu est encore une fois économique. La loi américaine (The interstate wire act) interdit aux sociétés de jeux d'argent de prendre toute forme de pari au moyen d'un réseau qui franchit les frontières internationale ou celle d'un État ; en outre, dans certains états, les jeux de casinos sont illégaux. Il est donc interdit pour un citoyen qui habite un état où les jeux de casino sont interdits, par exemple le Minnesota, de jouer dans un casino virtuel avec de vrais enjeux (paiement par carte bancaire) sous peine de poursuites, pour lui-même, mais aussi pour l'opérateur du casino. Mais la question est de savoir comment poursuivre une compagnie située en dehors du territoire américain. Le fait que la plupart des opérateurs de ces jeux soient implantés dans des paradis fiscaux pose à nouveau le problème du jeu légal (il rapporte des taxes) versus le jeu illégal (qui ne rapporte qu'à ses opérateurs). Un autre enjeu, social cette fois, est plus préoccupant. Le développement des casinos virtuels peut en effet s'envisager sous deux perspectives : l'extension d'un divertissement d'un coté, mais de l'autre celle de la pathologie du jeu qui pourrait s'infiltrer de manière invisible dans les foyers. Le jeu par Internet est, on l'a vu, très différent de celui qui est pratiqué dans un casino réel. Le joueur est vraiment seul devant son ordinateur, et on peut donc dire, que, dans ce cas, toute forme de sociabilité est exclue. Il n'y a plus que le jeu ; c'est la situation la plus proche du comportement d'un joueur compulsif. D'autre part, le contrôle de l'âge, qui est un élément clé de la régulation des casinos, est impossible ; comment savoir, en effet, si ce n'est pas un enfant qui utilise la carte de crédit de ses parents qui est assis devant l'ordinateur. La connexion, dans ce cas, ne crée aucune forme de socialité, puisque l'individu n'entre pas même en contact avec d'autres individus. Cette manière de jouer, passablement autiste, est extrêmement différente de ce que nous avons examiné. A coup sûr, cette situation peut donc présenter un danger parce que les casinos virtuels constituent pour les joueurs pathologiques un risque certain. D'où la réticence des gouvernements qui ont procédé à une exploration juridique les conduisant à trois solutions : attendre ("wait and see", comme le fait le Royaume-Uni) ; interdire ("prohibition" : États-Unis bien sûr) ; réglementer par le biais de licences (Canada). En dire davantage ici nous éloignerait de ce qui a constitué l'objet de cette thèse.