2. Distinction entre représentations de relations spatiales catégorielles et coordonnées : arguments théoriques

Lorsque nous voulons reconnaître un objet, nous devons traiter ses propriétés caractéristiques. Pour un objet tel qu'un livre, le traitement de sa forme peut être suffisant. Cependant, pour reconnaître des objets flexibles, comme des corps en mouvement, ce traitement ne suffira pas étant donné que la forme sera différente en fonction des positions prises par le corps (e.g., la forme d'une personne assise et d'une personne debout est différente). Or, il n'est pas possible d'avoir dans notre mémoire visuelle (i.e., sous-systèmes d'activation de patterns) une représentation de toutes les positions que peut prendre un corps, il faut donc pouvoir dériver une représentation qui sera stable à travers une large gamme de transformations. Or, ce qui reste stable, quand un objet bouge ou change de configuration, ce sont notamment les parties et les relations entre celles-ci (e.g., les bras d'un être humain, quelle que soit sa position, restent "connectés" au corps). Il va donc être particulièrement utile de traiter des représentations de relations spatiales dites "catégorielles", c'est-à-dire des indices stables, qui vont définir les positions des éléments (objets ou parties d'objets) à l'intérieur d'une classe d'équivalence (e.g., "au-dessus de", "à droite", "contenu dans", "connecté à"). Dans ce cas, la position exacte des éléments ne sera pas prise en compte, seule leur position relative sera encodée. Par ailleurs, le sous-système d'encodage de représentation de relations catégorielles va aussi catégoriser la taille des objets ou des parties d'objet, ainsi que leur orientation. Ce sous-système traite donc des propriétés générales des relations spatiales sans spécifier les détails.

Cependant, si, pour reconnaître un objet flexible comme le corps humain, ces relations catégorielles sont particulièrement importantes, elles ne suffisent pas toujours. Nous avons besoin d'informations plus précises, par exemple, pour naviguer dans l'espace, pour prendre un objet ou pour reconnaître des objets particuliers comme les visages. En effet, pour pouvoir nous déplacer ou pour prendre un objet nous devons connaître précisément la position, la taille et l'orientation des éléments qui nous entoure et pas seulement leurs position, taille, et orientation relatives. De même, pour identifier un visage, il ne suffit pas de savoir que les yeux sont au-dessus du nez. Des détails plus fins comme la distance entre les yeux ou encore la taille de la bouche vont être nécessaires. Ces traitements métriques précis entre objets ou entre parties d'objet sont réalisés au sein du sous-système d'encodage des représentations de relations spatiales coordonnées.

Les représentations de relations spatiales catégorielles et coordonnées sont qualitativement différentes. Les premières définissent les positions des objets ou de leurs parties selon des catégories discrètes alors que les secondes les définissent selon un continuum. Par ailleurs, les relations spatiales coordonnées sont particulièrement importantes pour guider nos actions alors que les relations spatiales catégorielles sont particulièrement importantes pour identifier les objets. Ainsi, il semble logique de postuler que ces deux sous-systèmes sont distincts (pour des revues, voir, Kosslyn, 1987, 1994 ; Kosslyn et al., 1990 ; Kosslyn & Koenig, 1992).

Par ailleurs, Kosslyn (1987) a émis l'hypothèse que ces deux sous-systèmes pourraient être latéralisés différemment dans le cerveau. En effet, il est généralement accepté que l'hémisphère gauche est l'hémisphère "dominant" du langage chez la majorité des droitiers et une bonne partie des gauchers (pour des revues, voir Kolb & Whishaw, 1980 ; et Springer & Deutsch, 1985). Or, le langage repose en partie sur des traitements catégoriels comme cela a été montré aussi bien chez l'adulte que chez l'enfant (e.g., Eimas, Siqueland, Jusczyk, & Vigorito, 1971 ; Liberman, Cooper, Shankweiler, & Studdert-Kennedy, 1967 ; McIntyre & Di Lollo, 1991). Par le principe de "boule-de-neige" (Kosslyn, 1987), un sous-système qui utiliserait aussi des représentations catégorielles serait préférentiellement sous-tendu par l'hémisphère gauche. Pour cette raison, Kosslyn (1987) postule que le sous-système d'encodage des relations spatiales catégorielles va être latéralisé dans l'hémisphère gauche. Par analogie, le sous-système d'activation de catégories et le sous-système de recherche de propriétés catégorielles vont aussi être latéralisés dans l'hémisphère gauche.

De son côté, l'hémisphère droit serait spécialisé, notamment chez les sujets droitiers, dans le déplacement rapide de l'attention d'un point à un autre (e.g., De Renzi, 1982). Pour Kosslyn (1987) cette hypothèse est confirmée par l'observation du syndrome d'héminégligence qui est plus manifeste, plus sévère et plus durable à la suite d'une lésion de l'hémisphère droit (voir Chapitre II). Or, l'habileté à déplacer rapidement son attention est particulièrement utile lorsque nous nous déplaçons dans l'espace, et, comme nous l'avons dit, le sous-système d'encodage des relations coordonnées est fortement impliqué dans la navigation puisqu'il fournit les distances précises entre un objet et notre corps, entre deux objets ou encore entre parties d'objets. Ce sous-système serait donc préférentiellement sous-tendu par l'hémisphère droit. Par analogie, le sous-système d'activation d'exemplaires et le sous-système de recherche de propriétés coordonnées vont eux aussi être latéralisés dans l'hémisphère droit.

Ainsi, le sous-système d'encodage des relations catégorielles serait sous-tendu par l'hémisphère gauche alors que le sous-système d'encodage des relations coordonnées serait sous-tendu par l'hémisphère droit. Les structures corticales les plus aptes à sous-tendre ces sous-systèmes seraient les parties postérieures des lobes pariétaux gauche et droit, respectivement. En effet, nous avons vu dans le Chapitre I qu'il existait à ce niveau des cellules spécialisées dans l'encodage des positions ainsi que des cellules impliquées dans le contrôle du mouvement (pour des revues voir, Battaglini et al., 1996 ; et Mouncastle, 1995). Par ailleurs, les données de la neuropsychologie clinique (Chapitre II) peuvent aider à localiser plus précisément les aires pariétales sous-tendant les sous-systèmes d'encodage des relations spatiales. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.

Deux points importants sont à souligner concernant l'hypothèse d'une latéralisation différente des sous-systèmes d'encodage des relations spatiales. Tout d'abord, il faut bien comprendre que Kosslyn (1987) parle de dominances relatives, ce qui signifie que chaque sous-système est sous-tendu par les deux hémisphères, mais qu'un hémisphère sera plus performant pour un type d'encodage alors que l'autre sera plus performant pour l'autre type d'encodage. Ensuite, l'intérêt de l'hypothèse d'une différence de latéralisation hémisphérique ne réside pas dans la spécialisation hémisphérique en elle-même, mais dans le fait qu'elle offre un moyen de montrer que les sous-systèmes d'encodage des relations spatiales catégorielles et coordonnées sont effectivement distincts. En effet, si l'on peut montrer que l'hémisphère droit est meilleur que l'hémisphère gauche pour le traitement des relations coordonnées alors que l'hémisphère gauche est meilleur que l'hémisphère droit pour le traitement des relations catégorielles, alors on aura un argument fort pour dire que ces deux sous-systèmes sont distincts.

Après avoir exposé les arguments théoriques en faveur d'une dissociation entre sous-systèmes d'encodage des relations spatiales catégorielles et coordonnées, nous allons nous tourner vers les arguments expérimentaux.