3.2.2. Test de l'hypothèse de Kosslyn (1987) chez des patients cérébrolésés

Laeng (1994) a étudié les performances de patients cérébrolésés dans des tâches impliquant le traitement de stimuli ayant subi des transformations catégorielles ou coordonnées. Deux expériences ont été réalisées et ont été administrées à des patients présentant des lésions de l'hémisphère droit ou de l'hémisphère gauche incluant, dans tous les cas, les lobes pariétaux (lésion pariétale, pariétale et frontale, pariétale et temporale). Des sujets contrôles ont aussi été testés. Dans la première expérience, les sujets devaient effectuer un jugement d'identité. Plus précisément, les sujets voyaient, à chaque essai, un dessin représentant un ou plusieurs stimuli (animaux, objets communs, figures géométriques), puis deux dessins étaient présentés simultanément. L'un des dessins était identique au premier et l'autre pouvait avoir subi, soit une transformation catégorielle, soit une transformation coordonnée. Par exemple, le premier dessin représentait deux animaux se tournant le dos, l'un des deux autres dessins était identique alors que l'autre représentait les deux mêmes animaux se faisant face-à-face (transformation catégorielle) ou encore, ce dernier représentait les deux mêmes animaux mais la distance les séparant était augmentée (transformation coordonnée). La tâche des sujets consistait à indiquer lequel des deux dessins présentés ensemble était identique au premier dessin présenté seul. Laeng (1994) a fait l'hypothèse que les patients présentant une lésion de l'hémisphère gauche auraient des difficultés à percevoir les transformations catégorielles si le sous-système de traitement de ces relations est bien sous-tendu par cet hémisphère. Par conséquent, ces patients devaient faire plus d'erreurs lorsque la transformation touchait les relations spatiales catégorielles que lorsque la transformation touchait les relations spatiales coordonnées. A l'inverse, les patients présentant une lésion de l'hémisphère droit devaient commettre plus d'erreurs lorsque les transformations affectaient les relations spatiales coordonnées puisque le sous-système responsable de ce traitement devrait être endommagé s'il est bien sous-tendu par l'hémisphère droit. Les résultats ont corroboré ces prédictions. En effet, les patients présentant une lésion gauche faisaient plus d'erreurs que les patients présentant une lésion droite et que les contrôles, lorsque les transformations affectaient les relations spatiales catégorielles. Au contraire, lorsque les transformations affectaient les relations coordonnées, c'étaient les patients présentant une lésion droite qui faisaient plus d'erreurs que les patients présentant une lésion gauche et que les contrôles. Dans une seconde expérience, les sujets devaient effectuer un jugement de similarité. A nouveau, ils voyaient un premier dessin comportant un ou deux objets (les stimuli étaient similaires à ceux de la première expérience), puis ils voyaient simultanément deux dessins. Ces deux dessins représentaient les mêmes stimuli que le premier dessin. Cependant, dans l'un des dessins une transformation affectant les relations spatiales catégorielles avait été réalisée, et dans l'autre, une transformation affectant les relations spatiales coordonnées avait été effectuée. Les patients devaient juger lequel de ces deux dessins était similaire au premier. Les résultats ont montré que les patients présentant une lésion gauche, par rapport aux sujets contrôles, jugeaient plus souvent les dessins ayant subi une transformation de type catégoriel comme similaire au dessin présenté en premier. De plus, les patients ayant une lésion droite, par rapport aux contrôles, jugeaient moins souvent les dessins ayant subi une transformation catégorielle comme similaires au premier dessin. Enfin, une analyse restreinte aux patients ayant des lésions limitées à l'un des lobes pariétaux a montré que les patients présentant une lésion pariétale gauche choisissaient plus souvent les dessins ayant subi une transformation de type catégoriel alors que les patients présentant une lésion pariétale droite choisissaient plus souvent les dessins ayant subi une transformation de type coordonné. Ainsi, les patients présentant une lésion pariétale gauche semblaient ignorer les transformations catégorielles alors qu'ils percevaient bien les transformations coordonnées. A l'inverse, les patients présentant une lésion pariétale droite semblaient ignorer les transformations coordonnées alors qu'ils percevaient bien les transformations catégorielles. Ces résultats corroborent donc l'idée que le lobe pariétal gauche sous-tendrait le sous-système d'encodage des relations spatiales catégorielles alors que le lobe pariétal droit sous-tendrait le sous-système d'encodage des relations spatiales coordonnées.

Pour Kosslyn (1994), l'étude de Laeng (1994) fournit, de plus, un argument pour soutenir l'hypothèse selon laquelle les sous-systèmes d'encodage des relations spatiales catégorielles et coordonnées traitent aussi bien les relations spatiales entre objets qu'entre parties d'objets. Cependant, dans l'étude de Laeng (1994), le nombre de dessins représentant un ou deux objets n'était pas identique. Plus précisément, dans l'expérience demandant un jugement d'identité, sur 20 dessins, seuls 4 ne représentaient qu'un seul objet et dans l'étude de similarité comportant 40 dessins, seuls 7 ne représentaient qu'un seul objet. De plus, Humphreys et ses collaborateurs ont montré, au contraire, que les représentations de relations spatiales entre objets peuvent être dissociées des représentations de relations spatiales entre parties d'objets.

Les premières preuves de cette distinction proviennent de dissociations entre patients présentant différentes formes d’héminégligence. Comme nous l'avons souligné dans le Chapitre II, les patients présentant une héminégligence échouent à répondre à des stimuli présentés du côté de l’espace controlatéral à leur lésion. Humphreys et Riddoch (1994, 1995) ont montré que différentes sortes "d’espaces" semblent être affectées chez différents patients. Par exemple, les auteurs ont demandé à deux patients de lire des ensembles de lettres à haute voix (mots ou pseudo mots) (i.e., de répondre à des ensembles de lettres en tant qu’objet unique, les lettres étant dans ce cas des parties d'un tout) ou de nommer à haute voix chaque lettre de l’ensemble (i.e., de répondre à chaque lettre en tant qu’objet distinct). Chez un patient (JR) présentant des lésions bilatérales (occipito-pariétale gauche et fronto-pariétale droite), les auteurs ont observé que la négligence était exprimée soit sur le côté gauche, soit sur le côté droit des stimuli selon que la tâche impliquait le codage des lettres comme parties d’un ensemble ou comme objets distincts. Il y avait une négligence gauche pour les réponses à un ensemble de lettres (erg., PITCH - DITCH), mais une négligence droite dans la tâche d’identification de chaque lettre (PITCH - P I T C). Le même type de résultats a été observé chez un autre patient (EL) présentant une lésion unilatérale gauche étendue (Humphreys & Riddoch, 1994, 1995). Ainsi, ces patients ont montré une négligence opposée quand ils devaient traiter les relations spatiales entre parties d’un objet unique (en lecture, les lettres sont traitées comme parties d’un ensemble) et quand ils devaient traiter les relations spatiales entre objets (en dénomination de lettres, celles-ci sont traitées comme objets distincts). Humphreys et Heinke (1998) ont aussi montré qu’il existe des cas de double dissociation entre différents patients en demandant à ces patients de réaliser des séries de tâches élaborées afin d’impliquer des représentations d’éléments visuels comme parties d’un tout ou leurs représentations comme items entiers. Humphreys et Riddoch (1994) ont proposé que la négligence pouvait être due à une perte sélective de différents types de représentations spatiales : l’un concerné par la représentation de l’espace au sein d’un objet, et l’autre concerné par la représentation de l’espace entre objets individuels (Humphreys & Riddoch, 1994, 1995 ; Riddoch et al., 1995a ; Riddoch, Humphreys, Luckurst, Burroughs, & Bateman, 1995b). Ces auteurs ont aussi observé que l’utilisation d’un indice moteur (pointage avant le traitement du stimulus) réduisait la négligence entre objets distincts alors que l’utilisation d’un indice visuel (dénomination de la couleur d’une pastille adjacente au stimulus avant le traitement du stimulus lui-même) réduisait la négligence entre parties d'un objet (Humphreys & Riddoch, 1994). Les représentations spatiales entre les parties d’un objet seraient cruciales pour la reconnaissance, alors que les représentations entre objets seraient plus importantes pour l’action. Le point de vue d'Humphreys et ses collaborateurs diffère donc de celui de Kosslyn (1994). Cependant, les patients étudiés présentaient des sites de lésions très hétérogènes. De plus, les tâches réalisées par ces patients n'avaient pas pour but d'étudier la distinction entre représentations de relations spatiales catégorielles et coordonnées.

Compte tenu du fait que le nombre de stimuli représentant un seul ou plusieurs objets n'était pas équivalent dans l'étude de Laeng (1994) et qu'Humphreys et ses collaborateurs n'ont pas spécifiquement testé la dissociation proposée par Kosslyn (1987), il est difficile, à l'heure actuelle, de statuer sur le fait que les relations spatiales entre objets et à l'intérieur d'un objet sont, ou non, traitées de la même façon et par les mêmes sous-systèmes. Des études systématiques sont nécessaires afin de pouvoir confronter les points de vues d'Humphreys et Riddoch (1994) et de Kosslyn (1994).

Néanmoins, l'étude de Laeng (1994) a apporté des arguments en faveur de la dissociation proposée par Kosslyn (1987) en montrant une implication importante de l'hémisphère gauche (lobe pariétal gauche en particulier) dans les traitements de relations spatiales catégorielles et de l'hémisphère droit (lobe pariétal droit en particulier) dans les traitements de relations spatiales coordonnées.