1-3 Les comportements « intelligents » d’orientation

Jusque là, nous avons principalement évoqué les comportements d’orientation qui globalement sont définis comme répondant à un programme génétique. Or le « tout génétique » s’accompagne d’incertitude ; THINUS-BLANC (1996) estime, par exemple, que le phénomène des migrations est encore très mal connu. Le programme génétique s’applique principalement chez les animaux pauvrement équipés cérébralement qui ne disposent pas de cette structure nerveuse participant à la production et à l’utilisation des représentations spatiales dont le support nerveux est l’hippocampe.

L’hippocampe 2 en lien avec la mémoire, et plus précisément au système limbique (système émotionnel), est un lieu de passage obligé des informations à mettre en mémoire dans les structures les plus hautes (néocortex) (ROBERT, 1982, p.83). ‘ « Sachant tirer les leçons d’un échec en se référant aux expériences passées, l’hippocampe permet à l’organisme d’adapter son comportement en conséquence. Il le rectifie s’il est inadéquat et il sait « percevoir » la nouveauté d’un stimulus ou un aspect particulier d’une situation complexe » ’.Une lésion de l’hippocampe n’affecte pas un apprentissage simple du type stimulus-réponse mais a des effets délétères sur des apprentissages complexes référant à la Carte Cognitive.

Un comportement essais-erreurs est adopté par le rat jusqu’à ce qu’il trouve sa récompense dans un labyrinthe. Du fait de l’appartenance de l’hippocampe au système limbique, il va enregistrer les succès et les échecs durant le déplacement. « La mise en route de renforcements négatifs ou positifs assure la consolidation de l’apprentissage ou au contraire l’extinction progressive de la liaison entre la manœuvre et la réponse technique inadéquate" (ROBERT, p.84). Les travaux de TOLMAN (1948) ont démontré que les rats et d’autres mammifères étaient capables de réaliser des « déplacements intelligents » grâce à leurs représentations spatiales organisées dans une « Carte Cognitive » 3 . Des lésions de l’hippocampe, chez le rat, induisent des détériorations qui concernent essentiellement l’utilisation des cartes cognitives mais n’affectent pas un apprentissage simple du type stimulus-réponse).

Et l’homme dans tout cela ? Il est possible que des phénomènes migratoires périodiques aient existé chez l’homme dans les temps anciens. Cependant les capacités de l’intelligence humaine ont plutôt poussé vers une sédentarisation stable et une colonisation d’espaces nouveaux, l’homme étant capable de s’adapter et de modifier son environnement pour s’implanter dans des régions diverses. L’organisation sociale a fait en sorte de définir des lieux de travail et d’habitation ; la nécessité de production a restreint, dans une certaine mesure, les habitudes d’aller n’importe où et à n’importe quel moment. D’autre part, les possibilités économiques et le développement des moyens de communication rendent possible des voyages de longue distance en des temps relativement courts. On pourrait s’interroger sur les raisons profondes des flux Nord-Sud importants en période estivale. Y-a-t’il parmi les déterminants des tropismes ataviques, inconscients, qui poussent une majorité d’individus à rechercher la mer, la chaleur, le soleil (on sait bien que l’exposition à la lumière agit sur le métabolisme -cf.- dépressions saisonnières) ou est-ce seulement une recherche de changement de décor? Mais si ce n’était que cela il n’y aurait pas de raisons qu’il y ait plus de monde sur le littoral méditerranéen en été que dans les Ardennes belges ou en Champagne.

Finalement, l’homme dispose lui-aussi d’un programme génétique d’orientation mais comme il est loin d’être aussi performant que celui rencontré chez les animaux, il doit alors utiliser des palliatifs tels que le souvenir et le raisonnement. Une des différences fondamentales entre certains animaux (les oiseaux ou les invertébrés) et l’homme, c’est la capacité humaine à rationaliser son comportement. L’être humain fait preuve d’un esprit de découverte qui le pousse inlassablement à explorer de nouveaux espaces. ‘ « L’homme est un organisme doté d’un extraordinaire et merveilleux passé et il se distingue de tous les autres animaux par le fait qu’il a réussi à créer des prolongements de son organisme (la roue est un prolongement de l’association jambes-pieds et l’ordinateur celui d’une partie du cerveau). Le langage prolonge l’expérience dans le temps tandis que l’écriture prolonge le langage humain. Ainsi tous ces développements lui ont permis d’améliorer et de spécialiser diverses fonctions » (HALL, 1971, p. 16).

Comme le rat, l’être humain utilise des représentations qu’il a construites à partir de son environnement : plus sa « Carte Cognitive » sera riche « d’informations », plus l’environnement lui sera familier. A partir d’un certain niveau de familiarité, il sera capable délibérément d’innover : de faire des détours (pour éviter une rue trop fréquentée) ou de sélectionner de nouveaux itinéraires. Contrairement au rat, il sera capable d’expliquer un itinéraire à un interlocuteur, de communiquer les données spatiales dont il dispose pour décrire un environnement. Inversement, il sera tout aussi compétent pour comprendre et exploiter les données qu’on lui transmettra soit sous forme schématique (plan) soit sous forme textuelle pour se rendre d’un point à un autre d’une ville. Cette particularité permet à l’homme de se déplacer plus librement : si certaines de ses destinations (pour les vacances) sont le fruit d’un déterminisme génétique, les moyens mis en œuvre pour atteindre ces destinations font appel aux systèmes cognitif et motivationnel.

L’être humain est un nomade, un explorateur avide de nouveaux territoires.

Pour pouvoir naviguer plus loin, plus haut, plus longtemps, l’homme n’a cessé d’améliorer ses prolongements artificiels ; PLUTARQUE disait, à ce propos, « naviguer est nécessaire, vivre ne l’est pas ». En effet, l’homme a toujours cherché à conquérir de nouveaux espaces et à aller de plus en plus loin sur terre, sur mer et enfin dans l’espace pour atteindre d’autres planètes. C’est la raison pour laquelle l’homme s’est forgé au cours des siècles des techniques et des aides à la navigation d’abord marine, puis - ce dernier siècle - spatiale pour atteindre les planètes. Nous sommes passé de la boussole au système gyroscopique entièrement autonome. L’électronique a permis de calculer automatiquement les routes et la vitesse ; elle peut, de plus, intervenir dans bien d’autres fonctions liées au guidage. En supplément au système métrique, l’homme a toujours observé les paysages qu’il parcourait pour les contempler et d’autre part pour en prélever les caractéristiques les plus saillantes. Initialement, dans des temps reculés, il naviguait à l’estime (de repère à repère) puis il a commencé à établir des cartes, de plus en plus précises et de plus en plus sophistiquées. Les cartes favorisent la connaissance du milieu, et permettent la vérification et la confirmation des positions ainsi que les éventuelles modifications d’itinéraires.

Aujourd’hui grâce à l’informatique et à la conquête de l’espace, la plupart des véhicules -même ceux des transports terrestres - sont équipés d’instruments sophistiqués pour guider l’utilisateur du véhicule durant son voyage. Le système de type GPS (Global Positionning System) permet notamment, par l’intermédiaire de capteurs externes, de connaître la position d’un véhicule à quelques mètres près. Dans les transports terrestres, les aides à la navigation cherchent à répondre à des attentes spatio-temporelles pour que les hommes puissent :

  • connaître de façon aussi sûre que possible en quel point ils se trouvent
  • déterminer la localisation du lieu où ils désirent être à un instant ultérieur
  • en déduire la route et la vitesse qu’ils doivent adopter compte tenu des diverses contraintes liées au mode de transport dirigé (seulement à bord d’un véhicule perfectionné).

Capables de mettre au point de tels outils, aussi performants, l’homme représente une espèce bien particulière dans le système écologique avec une forme d’intelligence nettement supérieure à celle de ses « voisins » terriens, grâce à ses composants mnésiques et à ses processus cognitifs. Toutefois, malgré l’extraordinaire machine perceptivo-cognitive dont il dispose, il rencontre quelques difficultés à s’orienter dans des environnements qui ne lui sont pas familiers. On peut se demander, de façon empirique, pourquoi les hommes se fourvoient dans des espaces qu’ils ont justement créés. Il semblerait que l’organisation artificielle ou urbaine impose un système d’orientation très spécifique qui va à l’encontre du système d’orientation naturel et ancestral, ce dernier étant en lien direct avec les phénomènes naturels et astronomiques (ex. : la position du soleil permet de déterminer les quatre points cardinaux). Ainsi, lorsqu’un homme, familier des espaces ruraux (campagne ou montagne), recherche son chemin dans ce même environnement, il va spontanément repérer le Nord et se situer par rapport à lui ; un citadin, dans une situation identique de recherche d’itinéraire dans un environnement urbain, va utiliser les panneaux directionnels. Il se dirigera alors par tâtonnement, en suivant les grandes directions, de secteurs en secteurs, ou de quartiers en quartiers, de plus en plus proches vers sa destination finale.

Cette différence de stratégie nous amène à émettre des conjectures sur la part des déterminants environnementaux et la part des déterminants humains dans l’activité d’orientation. En effet, compte tenu de la divergence de ces deux grands principes d’orientation, on peut penser que les individus confrontés à un environnement entièrement inhabituel, tenteraient d’utiliser le système d’orientation qu’ils maîtrisent parfaitement et auraient, par conséquent, quelques difficultés à se situer dans un environnement où la stratégie ne serait pas adaptée. ‘ « Il n’existe pas de système « naturel » et universel des lectures de l’espace, mais bien des séries de systèmes lesquels vont traduire des stratégies d’adaptation et d’appropriation spécifiques en regard des déterminations de l’environnement et de l’organisation sociale ». (VIGNAUX, 1994, p.70)

En définitive, la stratégie « naturelle » se différencie de la stratégie « urbaine » par son universalité et sa maniabilité : il est entendu que le Nord est une donnée universelle qui peut être appliquée quel que soit le milieu, en d’autres termes cette stratégie peut également s’appliquer en milieu urbain. Cependant, lorsque la ville prend de l’envergure, se complexifie et devient une mégapole, l’utilisation de données universelles - Nord, Sud, Est, Ouest - s’amenuise car l’organisation du labyrinthe urbain ne respecte pas cette logique naturelle : les routes s’engouffrent dans des tunnels ou passent sur des ponts, elles se nouent puis se dénouent, se rejoignent pour se séparer un peu plus loin, la voie de gauche menant à l’Est et la voie de droite à l’Ouest...

En revanche, la stratégie urbaine ne peut s’adapter au milieu naturel, car elle émane d’une organisation artificielle créée exclusivement par l’homme. Par conséquent, un citadin, qui se promène en montagne, court le risque de se fourvoyer prématurément car il ne dispose pas de la signalétique qui habituellement le guide pas à pas vers son but.

Ce scénario caricatural nous amène à réfléchir sur les désagréments de la signalétique. A terme, la signalétique peut entraîner une dépendance, voire entraver le développement d’un système interne d’orientation. L’individu n’a plus besoin de construire un système de repérage général et universel. D’une part, il connaît parfaitement l’environnement dans lequel il effectue l’essentiel de ses déplacements et au moindre doute ou modification d’itinéraire, il peut se repérer grâce aux panneaux directionnels. Il va donc trouver des aides locales. D’autre part, il agira de la même façon dans une ville non familière car il sait que cette ville a une infrastructure unique et dispose d’une signalétique.

De plus, les mégalopoles ou mégapoles qui traduisent l’incommensurabilité de la transformation des villes et de leur taille n’encouragent pas à abandonner la signalétique. La question actuelle serait plutôt de les améliorer !

En résumé, ces immenses agglomérations à taille inhumaine sont le résultat d’une évolution économique et sociale, liée à la mobilité des individus et de leurs activités : travail, études et loisirs. Les modes de transport ont suivi une évolution spectaculaire et offrent des gains de temps considérables. (En 1990, 58% des français quittent leur commune de résidence pour 43% au milieu des années 70 4 .) Le gigantisme des villes s’accompagne de profondes modifications au niveau architectural et fonctionnel. Elles prennent du volume et se développent dans une « géométrie désordonnée » où la symétrie et l’homogénéité des infrastructures et des quartiers ne facilitent pas l’identification.

L’espace du piéton est parfois écrasé par une pléthore d’infrastructures routières, autoroutières et/ou par les constructions presque titanesques qui bordent les routes, comme les « buildings » ou les grands complexes commerciaux. Il paraît bien difficile, alors, pour un piéton, noyé dans les méandres urbanistiques, de faire seulement confiance à son propre sens de l’orientation.

L’évolution du milieu urbain et des transports est tel qu’il paraît essentiel de se préoccuper de la façon dont nous pouvons améliorer les moyens d’informations pour qu’ils puissent répondre de manière plus adéquate aux besoins des individus, tant piétons, qu’automobilistes. Il sera donc question dans ce travail de comprendre le processus global de l’orientation et surtout celui d’une activité spécifique inhérente à la première afin de réfléchir à de nouvelles dispositions d’informations spatiales.

Notes
2.

3 Le rôle de l’hippocampe vient confirmer les théories récentes sur la mémoire distribuée à savoir que « les cartes topographiques seraient conservées dans les aires visuelles tandis que les structures associatives telle que l’hippocampe contiendraient les « adresses » de ces aires et/ou le « code combinatoire des informations qu’elle contient » THINUS-BLANC.

3.

4 L’acception de Cartes Cognitives désigne l’ensemble des connaissances spatiales (voir Chap.2-3)

4.

cf. R. Joli, Sciences Humaines, n°70, p.31