2-1-1 Fonction et explication pluridisciplinaire

L’orientation spatiale est envisagée dans ce travail en référence à une seule situation qui correspond au déplacement d’un individu d’un point A vers un point B dans un environnement urbain. Cet environnement reste inconnu par l’intéressé : adulte bien-portant (c’est-à-dire sans handicap visuel ou moteur). Dans cette condition, s’orienter fait appel à la fois à des données intéroceptives (qui viennent du corps) et des données extéroceptives (qui viennent de l’environnement). En cela, l’orientation se présente comme une activité relativement complexe. Au cours de son déplacement, l’homme a en effet besoin des messages de son corps pour assurer la stabilité de son mode visuel grâce à l’utricule, entrée de l’oreille interne, qui reçoit les informations et perçoit les anomalies d’orientation et de déplacement. Peau, muscle, et articulation viennent alors compléter la connaissance spatiale. En effet, lorsque nous marchons, une multitude d’informations parviennent au cerveau. Elles ont pour origine la contraction des muscles, le jeu des articulations, ou bien encore la pression du pied prenant appui sur le sol. Plusieurs systèmes situés dans l’oreille interne sont également sollicités, comme le système vestibulaire qui répond aux déplacements de la tête. D’origine interne, cet ensemble d’informations interagit avec les informations sensorielles provenant du monde extérieur. Il permet ainsi l’extraction et la mise en mémoire de certaines caractéristiques de l’espace environnant.

Apparaît, alors, une réelle interaction entre l’espace et l’être humain (ou l’animal) puisque c’est à partir d’informations spatiales fournies par des modalités sensorielles que fonctionnent différents programmes d’action dont la commande assure la stabilisation de la posture et l’ajustement correct de la trajectoire. Toutefois, le rôle de la vision reste prépondérant dans l’appréhension de l’espace. En fait, la modalité visuelle est dotée de propriétés uniques. Elle peut traiter avec précision, fiabilité et dans un délai très bref, une très grande quantité d’informations, dont certaines sont relativement éloignées. Elle ne subit pas d’interférences, contrairement au son (qu’un autre peut brouiller), aux odeurs (qu’un simple courant d’air va dissiper). Ainsi dans le traitement de l’espace, la prédominance de la vision sur les autres modalités sensorielles est certes qualitative mais aussi quantitative (THINUS-BLANC, GAUNET, 1996).

Dans les domaines de la neuropsychologie ou des neurosciences, les mécanismes d’orientation sont préférentiellement traités en interaction entre les deux types d’informations, d’origine interne et d’origine externe. D’ailleurs,les expériences effectuées sur des malvoyants en comparaison avec des voyants aux yeux bandés ont permis de conclure d’une part que la précision des représentations spatiales dépend de la façon dont l’acquisition des informations est organisée et d’autre part que l’expérience visuelle précoce a un effet déterminant sur cette organisation (THINUS-BLANC, 1996).

Dans une série d’expérimentations, THINUS-BLANC et GAUNET (1996) ont mis en évidence la part de l’expérience directe (sans utilisation du canal visuel) dans une activité d’orientation et la part du visuel. Dans la première condition, appelée condition de locomotion, les sujets devaient se déplacer physiquement vers quatre objets (A, B, C et D) à partir d’un point X. Les sujets étaient guidés par l’expérimentateur car ils ne pouvaient ni voir ni entendre. Dans la seconde condition, condition visuelle (il s’agit du même trajet que précédemment), les sujets ont connaissance du trajet sur un écran, et ils se déplacent du point X vers les quatre points par une manette de jeu.

Chaque condition commence par une phase d’acquisition de la localisation de différents objets (X vers A, X vers B, X vers C et X vers D). Pour la seconde phase, les objets identifiant les lieux sont retirés. Deux tests sont alors réalisés par chaque sujet -1) un test de mémoire : réaliser le même trajet du point X vers A, -2) un test d’inférence : réaliser un nouveau trajet du point A vers C. Pour les auteurs, ceci ‘ « implique deux niveaux de difficulté: soit le sujet doit reproduire le trajet qu’il a appris, soit il lui faut déduire un nouveau trajet sur la base de ceux qu’il a précédemment parcourus (inférence spatiale) ».

Les auteurs ont voulu vérifier les effets des conditions (locomotion versus vision) en modifiant les conditions de déplacement entre la phase d’acquisition et la phase du test.

Lorsque les conditions sont identiques entre les deux phases (ex. déplacement effectué dans la phase d’acquisition et dans celle du test), les auteurs constatent que les performances pour le test d’inférence (trajet entre A et C) sont plus médiocres chez les sujets qui se sont déplacés de façon simulée que ceux qui ont réellement effectué le déplacement ; c'est-à-dire les sujets ayant exploré le trajet en se déplaçant sont plus performants que ceux qui l’ont visualisé en situation virtuelle.

Par contre, lorsque les conditions de déplacement sont différentes entre les deux phases, notamment quand les sujets passent d’une connaissance uniquement visuelle à un test locomoteur, il y a nécessairement des inférences qui réorganisent la représentation spatiale. Les auteurs constatent alors que ‘ « le sujet ayant appris virtuellement les informations en fait une traduction relativement imprécise lorsqu’on lui demande de se déplacer » ’. L’absence d’ancrages perceptifs affecte ainsi probablement la mise en correspondance de ces deux situations parfaitement identiques.

Chacune des deux grandes catégories d’informations (interne et externe) suffit donc à construire une représentation spatiale de façon simple mais de taille limitée. Lorsqu’elles sont toutes deux disponibles, les représentations résultant de leur mise en jeu conjointe doivent alors permettre des comportements orientés complexes, dans de vastes environnements. (THINUS-BLANC, GAUNET, 1996)

Ainsi, à la suite des travaux de ces derniers auteurs, on peut conclure qu’il est plutôt difficile de distinguer la part des deux types d’information dans les expérimentations réalisées en situation réelle. Elles transparaissent conjointement dès l’étape initiale de l’orientation, c’est-à-dire au moment où les indications spatiales sont transmises. En effet, une description d’itinéraire quel que soit son mode de présentation (carte, texte ou dessin) prend en compte à la fois les données visuelles (par le signalement du cadre dans lequel s’effectue le déplacement) et des données kinesthésiques (pour informer sur les directions à prendre comme « tourner à gauche ou aller tout droit »).

Une description doit à la fois signaler les changements de direction en décomposant le déplacement et les données visuelles qui font référence plus particulièrement, à la configuration spatiale, à la topographie, aux détails environnementaux et/ou architecturaux, ceci de façon complémentaire.

Par ailleurs, l’Homme dispose d’une capacité d’anticipation grâce aux représentations cognitives qu’il peut construire à partir des objets ou des espaces qui ne lui sont pas directement perceptibles. Avec cette capacité, il peut organiser son déplacement et chercher à l’optimiser selon les différents critères que constituent le temps, le coût, l’effort physique... Grâce au langage, il peut expliquer un parcours à l’un de ses homologues de façon orale et/ou écrite. De plus, il est également capable de manipuler des représentations symboliques (cartes routières, plans, dessins, schémas), ceci correspondant à une prise indirecte des connaissances de l’espace, une manipulation que même les singes supérieurs sont incapables de réaliser.

BAILLY parle déjà en 1977 d’un système d’orientation dans l’espace. Celui-ci sert au repérage de l’homme dans son milieu, qu’il soit naturel, urbain ou artificiel comme les grands complexes (aéroport, hypermarché, foire...). Cependant, la variété des espaces induisant une variété dans l’organisation de ceux-ci, les stratégies humaines doivent s’adapter à ces modifications. En d’autres termes, l’espace possède ainsi ses propres caractéristiques. K. LYNCH dans son ouvrage «L’image de la cité» (LYNCH, 1960) a pu démontrer, avec l’exemple urbain, qu’il existait une «image collective de la ville». Il définit «l’image» en ces termes : « il semble que pour n’importe quelle ville donnée il existe une image collective qui est l’enveloppe d’un grand nombre d’images individuelles. Ou peut-être y a-t-il une série d’images collectives correspondant chacune à un groupe nombreux de citadins. De telles images de groupe sont nécessaires à tout individu qui doit agir efficacement dans son milieu, et agir en commun avec ses compagnons. Chaque représentation individuelle est unique, une partie de son contenu n’est que rarement, ou jamais, communiquée et pourtant elle rejoint l’image collective, qui, suivant l’environnement est plus ou moins contraignante, plus ou moins enveloppante. » A partir d’enquêtes sur les images individuelles de trois villes Nord-américaines (Boston, Los-Angeles, et Jersey-City), LYNCH a analysé les représentations mentales de ces trois villes pour en définir une image collective, image formée de cinq éléments qui jouent le rôle de «conditions perceptibles» et permettent de catégoriser les éléments urbanistiques. Il s’agit :

  • des voies de circulation (rues, voies de chemin de fer, chemins piétonniers),
  • des limites plus ou moins franchissables (murs, rivières, tranchées de voies ferrées),
  • des nœuds (carrefours, points d’échanges de réseaux de transport),
  • des points de repères, en tant qu’éléments de références ponctuelles (immeubles, enseignes…)
  • des quartiers de la ville (seuls éléments qui correspondent à une donnée sociologique).

L’idée d’une «image collective» fait référence à la communication interindividuelle, LYNCH n’hésite pas à parler de « lisibilité » urbaine avec laquelle les éléments de la ville peuvent être reconnus et organisés en un schéma cohérent facilitant ainsi l’orientation dans celle-ci.