I.1.3.2 Le son est un événement qui a lieu à la source

Notre familiarité avec certains sons nous permet de mettre en relation des stimuli plus ou moins connus avec des objets sources ou avec des événements que nous sommes capables d'imaginer. Ainsi en va-t-il de certaines reconnaissances de "schèmes sonores" (Chion, 1998) tels le frottement, le cliquetis, le bourdonnement... La perception d'un caractère sonore spécifique permet d'associer dans certaines conditions une propriété matérielle à l'objet source pensé. Chion utilise pour décrire ceci ce qu'il appelle les indices sonores matérialisants utilisés pour désigner ‘"un aspect d'un son, quel qu'il soit, qui fait ressentir plus ou moins précisément la nature matérielle de sa source et l'histoire concrète de son émission : sa nature solide, aérienne ou liquide ; sa consistance ; les accidents survenant dans son déroulement, etc."’ (p. 102). Notre habitude à percevoir tel ou tel son va bien sûr influencer énormément notre capacité à reconnaître et exploiter ces indices sonores matérialisants. Casati et Dokic (1994) affirment pour leur part que les sons constituent ‘"des sources d'information sur la structure interne d'un objet"’ (p. 34). Quoi qu'il en soit, il semble difficile de pouvoir atteindre ce que Schaeffer a appelé l'écoute réduite, l'écoute du son pour lui-même.

Nous pouvons à ce stade distinguer deux sous-catégories dans ce point de vue. Le son peut en effet renvoyer directement à un objet source ou bien à un événement source.

Nous avons déjà mentionné la relative facilitée que l'être humain possède pour relier des sons perçus à des objets qui les auraient émis. A tel point qu'on dira plus facilement "j'entends la voiture" que "j'entends le son de la voiture". Ces métonymies classiques dans le domaine sonore sont révélatrices de l'association forte entre un son et l'émetteur qui en est la cause. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine musical où malgré la superposition instrumentale parfois importante, un auditeur attentif et entraîné est capable d'identifier les instruments présents. Cette habitude (ce besoin ?) d'associer des objets aux sons a également pour conséquence de rendre le son davantage comme un caractère que comme un objet. Le sémioticien Christian Metz, cité par Chion (1998), donne l'exemple selon lequel si il parle d'un vrombissement, son interlocuteur ne sait pas très bien de quoi il parle : ‘"j'ai pourtant été précis dans la classification du bruit, mais je suis resté vague dans celle de la source. Il suffit que j'inverse mes axes de précision, que je dise "C'est un bruit d'avion à réaction", pour que chacun estime que je me suis exprimé clairement et se sente satisfait. [...] Idéologiquement, la source sonore est un objet, le son lui-même un caractère. [...] Ainsi les bruits sont-ils classés beaucoup plus d'après les objets qui les émettent que d'après leurs critères propres"’ (p. 50-51). Le même auteur poursuit en précisant que le vrombissement est bien un objet acoustique, tout comme n'importe quel objet visible est un objet optique. Il est cependant utile dans le cas présent d'ajouter l'adjectif "acoustique" au substantif "objet" alors que ce n'est pas nécessaire dans le cas visuel. Ce nécessaire ajout révèle une distinction plus fondamentale : si tous les objets qu'on peut voir sont des objets réels (qu'ils soient représentés sur une image en deux dimensions ne change rien à la représentation d'objet que l'on s'en fait), tous les "objets" qu'on peut entendre ne sont pas des objets réels. On entend soit un objet (on se représente l'objet) soit un (des) événement(s). Ce qui englobe ces deux entités est la notion d'"objet acoustique". L'événement audible est qualifié par le même auteur d'infra-objet, comme objet seulement sonore.

Les philosophes de la phénoménologie Casati et Dokic (1994) plaident eux clairement pour aborder le son comme un événement et précisent le lieu de cet événement. Ils exposent ainsi leur théorie événementielle qui consiste à dépasser l'affirmation que ‘"la présence d'un son témoigne de la présence d'un événement’ " (p.38) en postulant que les sons sont des événements dans l'objet résonnant et que ces événements déclenchent notre perception dans certaines conditions. Si ce point de vue partage avec l'acoustique physique l'aspect événementiel des sons (en physique l'onde est bien une catégorie particulière d'événement), des fractures apparaissent si la théorie événementielle est précisée. Pour ses auteurs, les perturbations et les sons restent en effet confinés à l'objet lui-même, tandis que les ondes sonores seraient un milieu informationnel pour les sons, comme la lumière sert à transmettre l'information "couleur" (figure I1-2). Ce point de vue (ainsi que l'analogie utilisée) sera critiqué un peu plus loin.

L'événement à la source (de nature vibratoire) est considéré comme essentiel, aussi bien par la théorie événementielle que par la physique, pour étudier le son mais, contrairement à la théorie événementielle, la physique considère davantage le son comme la propagation des vibrations dans un milieu donné (décrite par le concept d'onde sonore) (figure I1-2b).

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Figure I.1-2 : points de vue issus : - de la théorie événementielle (son comme un événement localisé autour de la source) (2a)- de la physique (2b)(d'après Casati & Dokic, 1994)

Nous ne chercherons pas à détailler davantage la théorie événementielle dans le cadre du présent travail mais cette théorie originale issue d'une réflexion philosophique permet de poser des questions intéressantes à la sphère didactique sur le sujet, en particulier quant aux deux facettes cause et effet du son. Sans adhérer pleinement à ce point de vue, nous aurons donc l'occasion de mentionner par la suite quelques-unes des problématiques qu'il soulève.