I.1.5 Audition et vision

Il est assez remarquable que de constater que certains philosophes du son ou psychoacousticiens ont éprouvé le besoin d'adjoindre l'adjectif "sonore" au substantif objet pour désigner ce que l'on perçoit auditivement. On procède ainsi par métaphore à partir d'une référence visuelle, de même que dans l'expression "image auditive" (McAdams, 1985). Ces tournures métaphoriques sont plus que des figures de style, elles pourraient révéler une certaine habitude préférentielle (ou habilité) à parler du visuel davantage que de l'auditif dans notre perception du monde. Lakoff et Johnson (1980) explique ainsi que ‘"les hommes ont besoin pour appréhender le monde d'imposer aux phénomènes physiques des limites artificielles qui les rendent aussi discrets que nous, c'est-à-dire en font des entités limitées par une surface"’ (p. 35) et qu'ils font ainsi appel pour cela à des "métaphores ontologiques", qui font concevoir en particulier les événement et les actions comme des objets.

Nous tentons ici d'aller un peu plus loin dans le repérage de quelques différences entre d'une part l'ouïe et la vue, d'autre part les deux types d'information correspondant. Ceci aura une importance non négligeable pour les processus d'apprentissage des phénomènes sonores qui font inévitablement intervenir des représentations visuelles.

• Sources dispersées du ou des sons perçu(s). Nous avons déjà mentionné au tout début de cette partie (§ I.1.1) que l'oreille est de façon générale plus sollicitée que l'oeil dans la mesure où l'être humain ne peut pas choisir de fermer ses oreilles comme il ferme ses yeux, ou de n'écouter qu'un "point sonore" comme il peut fixer son regard sur un détail bien précis. L'oreille serait ainsi plus passive que l'oeil, en subissant les stimuli qu'elle reçoit. Il y a superposition spatiale des sons (les capacités à séparer les sons et à se concentrer sur une source donnée sont le résultat d'un travail et d'une habilité à développer). On ne rencontre pas l'analogue pour les images visuelles.
  Il n'est pas question ici, malgré ce qui vient d'être dit, de nier le fait avéré de la capacité qu'ont les êtres humains à séparer psychologiquement les sons provenant de différentes sources si tant est que le bruit de fond n'est pas trop important (effet de masque). Tout un chacun est capable d'effectuer un tri dans le magma perceptif et de suivre par exemple une conversation dans un brouhaha, pour autant que celui-ci ne soit pas trop fort pour rendre l'effet de masque trop important. On peut également "ne plus entendre" (ne pas en avoir conscience plus exactement) un bruit apparaissant régulièrement dans son lieu de vie habituel alors qu'il ferait réagir n'importe quel visiteur. Le tri s'effectue dans un stimulus qui a des causes multiples mais il est bien plus difficile que dans le cas de la vision.

• Sources invisibles du ou des sons perçu(s). En plus du fait qui vient d'être cité selon lequel l'être humain est capable de séparer des signaux auditifs issus simultanément de différentes sources ou événements, il est utile de souligner, à la suite de Nogué cité par Casati et Dokic que ‘"l'oreille est [...] un organe de découverte remarquable, plus varié encore dans ses applications que l'oeil, puisqu'il peut fonctionner en toute circonstance et même à travers les masques divers qui arrêtent le regard"’ (1994, p. 31-32). On peut en effet entendre des sons issus d'objets hors de vue, ‘"soit parce qu'ils sont cachés par des obstacles, soit parce qu'ils se situent derrière l'auditeur, soit parce qu'ils concernent l'intérieur d'objets qui ne sont pas transparents au regard"’ (p. 32). Ces caractéristiques de l'ouïe ne sont pas partagées par la vue. Le rapport aux objets dits "sonores" s'en trouve modifié, par rapport aux objets visibles.
  Tout comme la vue ou l'odorat, l'ouïe est fortement liée à la distance et à l'espace en nous permettant d'obtenir des informations sur des objets éloignés. L'information que l'on récupère sur l'organisation spatiale grâce à ce qu'on entend et les modes de recueil de cette information sont cependant bien différents selon que la perception a lieu visuellement ou auditivement.

• Information sur l'espace. Si l'écoute stéréophonique humaine réalisée dans des conditions favorables permet de localiser les sources sonores sans les voir, on sait cependant aujourd'hui grâce à la psychoacoustique que cette localisation dépend des caractéristiques du son (Chaigne, 1992). Il en va de même pour l'estimation de la distance de la source, qui ne dépend pas que de l'intensité globale (mais aussi de la réverbération et de la composition spectrale). Sans négliger les effets d'optiques dorénavant bien connus, on peut donc raisonnablement estimer que la détermination de la position de l'objet est sensiblement plus précise lorsque celui-ci est visible que lorsqu'il est audible. La corrélation entre les deux perceptions, lorsqu'elle est possible, assure la détermination la plus précise qui soit. Une différence importante avec la perception visuelle au sujet de la détermination des distances ou des localisations réside dans le fait que dans le cas d'un signal sonore, l'être humain n'a pas d'autre choix que de procéder par comparaison. C'est par une analyse différentielle (par exemple le son devient de plus en plus fort quand on bouge dans telle direction) que l'on peut déterminer la position de la source sonore. Casati et Dokic (1994) signalent ce point en soulignant que la situation est analogue avec l'odorat.
  On peut par contre mentionner une analogie assez forte entre vision et audition en ce qui concerne le rôle qu'on attribue au milieu. Casati et Dokic usent du lexique visuel pour parler de la transparence du milieu dans le cas du son. Ils la définissent en affirmant que ‘"les milieux sont des véhicules pour la causalité mais (ou peut-être parce que) les interactions causales qu'ils sous-tendent ne les affectent que marginalement"’ (p. 62). Il convient alors de distinguer une transparence totale ou une transparence relative selon les situations. Mais il semble pertinent de s'accorder avec ces deux auteurs sur le ‘"principe psychologique général : les milieux perdent leur transparence lorsque l'objet ne peut pas se charger de la variation (perceptive) que nous devrions lui imputer si nous ne voulions pas renoncer à la transparence du milieu. Nous ne tolérons pas qu'une partie du paysage devienne, sans aucune raison rouge [...] ; dans ces conditions, nous "préférons" voir une altération des conditions environnantes : nous voyons la vitre rouge" (p. 63). Ceci suppose une capacité de l'être humain à prévoir ce qu'il devrait entendre dans des conditions de transparence. Même si ce n'est pas toujours le cas, le milieu cesse en effet d'être "cognitivement" transparent lorsqu'on ne peut plus interpréter la perception sans prendre en compte des conditions environnantes particulières : distance très grande entre émetteur et récepteur, obstacles... "Comme les milieux ne sont perçus que lorsqu'ils perdent leur transparence cognitive, il suit du principe ci-dessus qu'ils ne sont perçus que dans les conditions défavorables à la perception normale des objets"’ (p.63). Reste à savoir comment se définit cette perception normale.
  Nous ne pousserons pas l'analogie plus loin. En particulier, nous ne ferons pas comme ces auteurs l'analogie entre couleur et son d'une part et lumière et onde sonore d'autre part. L'onde sonore est certes aussi inaudible que la lumière est invisible. En effet, l'une comme l'autre ne peuvent être révélées que par des dispositifs appropriés (dont respectivement l'oreille et l'oeil font partie). Du point de vue de la physique, il est un peu réducteur de ne voir la lumière que comme un milieu informationnel (parce que servant à transmettre de l'information sur les couleurs des objets), de la même façon que l'onde sonore serait un milieu informationnel pour le son. Mais surtout, l'information transmise par la lumière contient bien plus que la couleur. Pour déterminer la couleur il suffit globalement d'un paramètre (la longueur d'onde) alors qu'il en faut plusieurs pour déterminer un son. L'équivalent du son perçu serait l'image entière (avec son contraste, sa luminosité, ses couleurs et contours), l'équivalent de la couleur serait par exemple la hauteur du son perçu (voir ci-après). C'est la totalité de l'image qui serait l'analogue du son, comme résultat pensé d'un flux important d'informations, lumineux ou sonore selon le cas.
  Les points suivants s'intéressent plus précisément, mais succinctement, aux comparaisons possibles entre les caractéristiques des perceptions visuelles et celles des perceptions auditives.
  Relier des qualités sonores et des qualités visuelles a été depuis longtemps une activité prisée aussi bien des peintres (Kandinsky, 1954) que des poètes (Rimbaud dans le sonnet "Voyelles" par exemple) mais aussi des physiciens (Malebranche fut le premier à faire l'analogie entre tonalité d'un son et couleur d'une lumière (Taton, 1961)).

• Permanence et stabilité. Nous avons déjà discuté de l'évolution temporelle des sons perçus, de leur caractère éphémère en particulier, et de la différence avec les images visuelles. Ce que l'oreille humaine perçoit évolue sans cesse et Chion parle même de la "violence des conditions habituelles d'observations auditives" pour stigmatiser les arrivées et départs soudains de sons, les contrastes entre les phases de silence et de déferlement acoustique. Ces phénomènes, devenus encore plus courants avec les moyens modernes d'écoute, conduisent à craindre fréquemment les sons à venir lorsqu'on n'est pas capable de les prévoir. On peut comparer cette situation aux variations lumineuses intenses et rapides qui seraient l'analogue pour la vue. Les images visuelles, qu'on peut caractériser par les formes, les couleurs, la luminosité, le contraste sont souvent bien plus stables dans le temps. C'est sans doute ce qui faisait dire à Rousseau dans Essai sur l'origine des langues : ‘"Les couleurs sont la parure des êtres inanimés ; toute matière est colorée ; mais les sons annoncent le mouvement, la voix annonce un être sensible"’. Tout au moins pouvons-nous dire que l'être humain a la capacité de décider d'avoir une observation visuelle stable en se concentrant sur l'objet visuel, pouvoir de décision qu'il n'a pas pour les sons.
  De plus les sons s'enchaînent le plus souvent de façon continue. L'objet sonore évoqué plus haut, défini par ses limites temporelles, est donc bien souvent difficile à identifier. Mais Chion précise alors que ‘"même quand il occupe une durée courte, l'objet sonore demeure autrement plus malaisé à observer qu'un objet visible, puisqu'il est incorporel et inscrit dans la duré. Le seul moyen de l'observer c'est de le réentendre"’ (p. 243). Ceci pose alors le problème de la comparaison des stimuli et de la nécessaire mémorisation "technologiques" des sons ou images. On retiendra de ces réflexions un besoin accru pour le son d'enregistrement mais aussi de représentation des sons dans le temps qu'on retrouvera dans l'enseignement de sciences physiques à ce sujet.

• Correspondance entre caractères visuels et sonores. La luminosité d'une image et la hauteur d'un son ont souvent été comparées. A une image lumineuse correspondrait un son aigu (de hauteur importante). La métaphore va jusqu'à des utilisations sémantiques révélatrices : on peut dire d'un son qu'il est clair ou même sombre. La question se pose alors de savoir si ces rapprochements ont des fondements purement langagiers ou plus culturels. La thèse défendue par Lakoff et Johnson (1980) tendrait à relier le langagier et le culturel sur ce sujet comme sur d'autres. Mach, cité par Casati et Dokic (1994), relève un trait commun à plusieurs qualités sensibles mentionnant qu'on retrouve l'orientation bipolaire (bas/haut) pour les couleurs (pôles sombre et clair) et pour les qualités thermiques (pôles froid et chaud). En ce qui nous concerne, nous nous contentons d'expliciter l'existence de telles corrélations, sans chercher les explications qu'elles pourraient fournir. Ivan Fonagy cité par Chion (1998) dit à ce sujet : ‘"la clarté ou l'obscurité du timbre sonore est [...] une métaphore basée sur un phénomène d'audition coloré qui met en rapport la dominance des fréquences élevées avec les couleurs claires. Il s'agit donc d'un phénomène qui exige – au lieu de fournir – une explication".’ En passant certes par la fréquence, la correspondance est ici plutôt faite entre timbre et couleur. C'est en effet un analogie suffisamment répandue pour la mentionner ici. Nous dirons plus loin la difficulté de définition du timbre mais contentons-nous pour l'instant de signaler que, tout en restant subjectif, le lien entre la couleur et le timbre (ou la sonorité) semble pertinent. Kandinsky a ainsi tenté d'attribuer à chaque couleur un instrument de musique (et une figure géométrique).
  Nous pourrions continuer à chercher les correspondances entre caractères visuels et sonores mais nous n'avons pas besoin dans le cadre de notre étude d'en dire davantage à ce sujet.