I.1.6 Ouïe et autres sens que la vue

Nous avons à ce stade dégagé les liens entre les sens visuels et auditifs. En fait, la perception humaine est souvent plurielle et la construction des représentations du monde est bien souvent le fruit d'un traitement plus ou moins complexe de stimuli différents et complémentaires issus d'un événement unique. Chion (1998) définit quelques perceptions ‘"qui ne sont d'aucun sens en particulier, mais peuvent emprunter le canal d'un sens ou d'un autre, sans que leur contenu ou leur effet soient enfermés dans les limites de ce sens"’ (p. 56). Il appelle ces perceptions trans-sensorielles et cite parmi elles la matière, la texture, le rythme ou l'espace. Il ne faut donc pas perdre de vue que la perception par un seul canal est rarement réalisée mais plus souvent influencée par la perception du même événement par un autre sens.

Nous avons déjà rapproché l'odorat et l'ouïe au sujet de la façon dont ces sens fonctionnent pour localiser dans l'espace (par différence de position). L'ouïe entretient une relation étroite avec le toucher. Ceci est manifeste lorsqu'on touche réellement un émetteur sonore. La vibration est très bien perçue, y compris pour des fréquences assez hautes (cependant inférieures à environ 1000 Hz) et la perception du son peut s'en trouver troublée. La relation est plus subtile et moins évidente lorsqu'il s'agit de percevoir la présence d'une onde sonore par vibration corporelle (ou dans des cas plus rares par observation visuelle de mise en vibration d'un objet matériel par l'onde). Ces "co-vibrations", comme les appelle M. Chion (1998), permettent par exemple aux sourds de percevoir certains sons. Ces co-vibrations ont surtout lieu pour des fréquences assez basses et leur existence dépend aussi de l'amplitude des vibrations. La voix de tout locuteur s'accompagne inévitablement de co-vibrations (vibrations interne du corps, en particulier au niveau du larynx). Outre le fait que ces co-vibrations sont utiles pour associer une vibration à tout son, il est intéressant de noter qu'elles peuvent fournir des informations sur le son qui ne sont pas recueillies par "la fenêtre auditive" (système qui traite l'information passant par l'oreille). Il y a alors un couplage entre audition et co-vibration qui permet d'obtenir des informations complémentaires et qui finit par faire la perception. L'exemple du diapason est à ce sujet parlant. Les informations obtenues en posant le diapason en vibrations sur une partie du corps ne sont pas les mêmes que les informations auditives obtenues en le posant sur un objet solide. Le toucher peut même fournir des informations que l'ouïe n'est plus capable de recueillir. Par exemple, si l'on entend pas le son d'une guitare dont on a gratté doucement une corde, on peut sentir la vibration en posant le manche sur les dents. Pour bien distinguer les deux canaux d'information, Chion (1998) propose de ‘"supposer que les sensations simultanées d'images acoustiques [...] et de co-vibration corporelle ne sont identifiées l'une et l'autre et désignées du même mot de "son" – alors qu'elles sont profondément différentes – que parce qu'elles sont ressenties comme l'effet de mêmes causes et se produisent simultanément"’ (p.54). Il ne faut donc pas oublier que les sons peuvent être plus souvent qu'on ne le croit bi-sensoriels (ou même ce que Casati et Dokic appellent des sensibles communs, perceptibles par plusieurs sens).