I.2.2.2 Inadéquation avec les critères physiques

Les catégories descriptives traditionnelles sont donc inadaptées à une description minutieuse et large des sons à entendre, parce qu'elles ne peuvent pas rendre compte de tous les sons. On va voir ici en quoi, elles sont également sources d'approximations importantes dans le lien qu'elles sont sensées réaliser avec le comportement physique de la source ou les propriétés physiques du stimulus "onde sonore". On a suffisamment expliqué pourquoi les impressions auditives ne peuvent pas être un rendu fidèle des caractéristiques, par exemple, de la vibration sonore. Comme le signale Michel Chion (1998), ‘"on a constaté progressivement que la sensation auditive n'est pas le simple compte rendu des variations de sa cause vibratoire, et on a été tenté de chercher la "loi" simple de cette correspondance excitation/sensation"’. Le résumé fructueux mais insuffisant constitué par la loi de Weber-Fechner (qu'on peut résumer par ‘"la sensation croît comme le logarithme de l'excitation’ ") connaît rapidement des limites importantes. Pourtant, comprendre pourquoi on entend tel son plutôt que tel autre ou telle modification sonore impose de faire le lien entre ces deux versants des descriptions sonores. La succession de modifications ad-hoc et expérimentales issues de recherches en psychoacoustique ne suffit pas à mettre en regard de façon simple trois des quatre caractères classiques des sons avec trois paramètres physiques de la vibration cause, comme ceci est encore souvent pratiqué :

Son perçu Vibration cause (ou onde sonore)
Hauteur fréquence
Intensité amplitude
Timbre "forme" de la vibration3 ou façon dont ça vibre

Il convient là encore de bien distinguer ce qui relève des phénomènes physiques et ce qui relève de la perception. Sans renier leur utilité en particulier pour l'apprentissage de la physique, l'analyse critique de ces associations vise à faire prendre conscience du caractère simplificateur de ces relations qui ne doivent pas être considérées comme univoques, et qui sont parfois véhiculées par un certain nombre d'expressions courantes (Beaufils, 1998). Ces non-correspondances entre la cause physique et l'effet perceptif sont souvent qualifiées par la physique d'"illusions auditives" alors que Chion y voit une preuve supplémentaire de la nécessité de décrire ce qui est perçu par la quasi-totalité des individus. Cette perception commune assure d'ailleurs d'après lui une certaine objectivité, là où la physique verrait du subjectif (Chion, 1998). La physique (mais est-ce encore de la physique ou bien déjà de la psychoacoustique ?) a d'ailleurs fini par s'intéresser au repérage des relations complexes entre perceptions et signaux physiques, en étudiant par exemple comment l'intensité, le timbre ou la durée influence notre perception de hauteur. Si la physiologie intervient dans le décalage entre perception effective et prédiction de la physique, elle n’est pas seule en cause : nous avons vu comment la vision et le contexte d’écoute pouvaient intervenir.

Ainsi, on pourra considérer que la hauteur d'un son (son caractère plus ou moins aigu ou plus ou moins grave) varie, dans certaines conditions, avec la fréquence de la vibration source, même si cette dépendance varie selon la gamme de fréquences et si la hauteur est également influencée par l'intensité des sons perçus (plus ou moins selon la fréquence) ; en terme de sciences physiques, ceci s'exprime un peu différemment, comme le fait Michèle Castellengo (1994) : ‘"le signal effectivement reçu par le capteur auditif dépend des caractéristiques de sensibilité (c'est elle qui souligne) de l'ensemble de la chaîne. Or les "courbes de réponses" sont loin d'être plates, et varient d'un individu à l'autre"’. De plus, comment interpréter les écarts aux théories classiques de l'acoustique musicale comme les perceptions de sons qui semblent "descendre" en permanence, la perception de hauteurs fondamentales qui n'existent pas physiquement dans la vibration de la source mais que l'oreille restitue à partir des harmoniques supérieures (Risset, 1986 ; Lecardonnel, 1994) ou encore la possibilité qu'a l'oreille de distinguer deux notes dans un accord (Chion, 1998) ? Ne faut-il pas dans ces cas-là relâcher le lien strict entre cause et effet ? Quoiqu'il en soit, la hauteur d'un son n'est pas seulement liée à la fréquence de la vibration, même si elle dépend principalement d'elle (Chaigne, 1992). Les psychoacousticiens utilisent d'ailleurs l'expression perception de la hauteur (qu'ils appellent la tonie), signe que la hauteur devient un paramètre théorique qui serait plus ou moins bien perceptible. Certains vont même, à partir de cas limites, jusqu’à rejeter le lien fait, même avec précaution, entre hauteur et fréquence (Cance, 1994).

Pour ce qui concerne la perception d’intensité sonore (au sens courant du terme, i.e. la sensation du caractère plus ou moins fort), un lien simple entre perception et propriétés vibratoires est encore plus difficile à définir. Disons dès à présent que l'intensité dépend essentiellement de deux paramètres de nature extrêmement différente : l'amplitude de la vibration et la configuration spatiale dans laquelle se situent l'émetteur et le récepteur (distance, "obstacles", réverbération...). Elle dépend de façon plus marginale de notions temporelles, des variations sonores mais aussi de la fréquence ( !),sans oublier également les facteurs plus contextuels : l’âge, la fatigue (Leipp, 1989, pp.110-119). Pour rendre compte au mieux de cette perception, la physique a élaboré des concepts "mesurables". La physique a d’abord défini l'intensité acoustique pour prendre en compte l'éloignement de la source puisque cette intensité acoustique n'est rien d'autre que la puissance surfacique de l'onde à un endroit donné de l'espace. Un problème supplémentaire provient ensuite du fait que l'amplitude et la puissance acoustique des sons audibles peuvent varier sur une échelle extrêmement grande (on perçoit des déplacements d'air à partir de 10-11 m jusqu'au millimètre, tandis que les puissances acoustiques correspondant aux sons audibles vont de 10-12 W.m-2 à 1 W.m-2). Notre perception d'intensité sonore ne varie pas linéairement avec la puissance acoustique "mesurée" par l'oreille : par rapport à un son de 10-12 W.m-2 nous n'entendons pas 1000 fois celui d'une puissance égale à 10-8 W.m-2. L'acoustique a alors cherché à définir une unité qui diminuait ces écarts d'ordre de grandeurs afin de mieux rendre compte de la perception humaine. Si le décibel (dB), l'unité qui fait autorité (y compris pour la loi), réalise cette condition et constitue bien une unité reliée à des paramètres physiques quantifiables et mesurables (Intensité en dB =FORM01), étant ainsi liée de façon assez stricte à l'amplitude de la vibration, elle ne rend qu'approximativement compte de la perception humaine. A ceci plusieurs raisons : la notion d'intensité dépend aussi de la gamme de fréquence des sons perçus, l'oreille étant moins sensible dans les très basses et très hautes fréquences (une conséquence de ceci est l'utilisation de filtre de pondération qui au lieu de donner des mesures en dB donnent des mesures en décibels "pondérés A", i.e. tenant compte au mieux de la réponse fréquentielle de l'oreille) ; notre perception de l'intensité sonore (que les psychoacousticiens appellent la sonie, mesurée en phones) dépend aussi des variations temporelles des sons, des contrastes forts, des compensations physiologiques de l'oreille (réflexe stapédien en particulier). Quoi qu'il en soit l'outil physique "Niveau sonore en décibel" n'est que très partiellement approprié à rendre compte de l'intensité sonore effectivement perçue.

Nous ne nous intéresserons pas ici à la notion de durée d'un son, qui pose probablement moins de problèmes que les autres facteurs descriptifs, quoique les phases de création d'un son ou de résonance pose des problèmes au lien entre perception et physique.

Par contre, nous dirons quelques mots de la notion de timbre, couramment utilisée, en particulier dans l'enseignement aussi bien oral qu'écrit. Le timbre est souvent invoqué pour séparer (du point de vue de la vibration source) deux sons de même fréquence et de même niveau sonore. Comme l'indique McAdams & Bigand (1994) dans le glossaire de l'ouvrage collectif "Penser les sons", ‘"Le timbre est classiquement défini par la négative : il représente une qualité perceptive qui permet à l'auditeur de distinguer deux sons strictement équivalents du point de vue de la hauteur, de l'intensité et de la durée’ ", définition similaire à celle donnée par l'American Standard Association (citée par Chaigne, 1992). On peut ainsi expliquer qu'un do joué à la guitare est différent du même do joué à la flûte parce que les deux instruments n'ont pas le même timbre. Comme l'analyse des deux signaux correspondants peut en effet révéler une fréquence et une amplitude commune on en déduit que le timbre serait bien la troisième caractéristique des sons (on ne compte pas la durée) déterminée "objectivement" par la forme du signal (le son "pur", celui du diapason par exemple, correspondant à un signal sinusoïdal). On sait cependant maintenant que cette interprétation, pour commode et simple qu'elle puisse être, ne permet pas de rendre compte de la plupart des situations dans lesquelles un instrument donné est reconnu (sans parler des bruits ou des sons parlés...). On sait en particulier que l'être humain est dans certains cas sensible non pas au spectre en lui-même mais à son évolution dynamique (c'est le cas pour les cuivres par exemple). On identifie le même instrument pour deux spectres totalement différents. On connaît aussi l'importance de l'attaque ou de la décroissance d'une note pour la reconnaissance d'un instrument. Tout ceci conduit les mêmes auteurs à préciser que ‘"la recherche contemporaine a commencé à décomposer cet attribut en plusieurs dimensions perceptives de natures temporelles, spectrale et spectro-temporelle"’. On peut alors considérer que le timbre n'est aujourd'hui qu'une façon de désigner l'appartenance d'une source à une famille de sources sonores, sans davantage de critères objectifs sur la source sonore. C'est le terme "passe-partout" qui permet de désigner telle ou telle particularité d'un son (le timbre de tel musicien, le timbre de telle marque de guitare). Ce qui fait dire à Chion que ‘"la notion de timbre est un amalgame sans consistance de données diverses"’, et qu'elle devrait être abandonnée puisqu'elle s'avère, ‘"derrière [sa] fausse évidence, [une] notion causaliste inapte à qualifier le son"’ (p. 244). Il va même plus loin en suggérant que si cette notion "floue" et "introuvable" perdure, c'est parce qu'elle assure la cohérence de l'édifice permettant de décrire les sons, parce qu'on ‘"appuie [sur elle] les valeurs, elles, distinctes et repérables de hauteur, intensité, durée"’. La remise en cause de cette notion semble unanime puisque Castellengo (1994), directrice du LAM4 dit à propos d'elle : ‘"son étude est souvent absente des traités de psychoacoustique, car c'est essentiellement un attribut relevant simultanément de toutes les dimensions sonores : fréquence, amplitude, durée. Ce que nous appelons communément le timbre comporte en fait deux aspects. Le premier se réfère à l'identification de la source sonore (causalité) et le second aux changements de qualités que le signal peut subir selon l'espace ou le temps. Nous employons le terme "sonorité" pour l'aspect qualitatif, réservant celui de "timbre" pour l'aspect d'identification" ’(p. 206), et encore ‘"Le timbre et la sonorité sont sans doute les attributs les plus difficiles à traduire et les plus fragiles perceptivement. Ils dépendent plus ou moins consciemment de l'influence des autres sens : un instrument aux belles formes et bien décoré sonne "mieux" que son jumeau acoustique, brut de fabrication"’. Où l'on retrouve l'importance de la perception visuelle sur la perception auditive...

Ainsi la difficulté de définition de la notion de timbre rend à notre avis cette notion difficile à enseigner et pas forcément pertinente, en comparaison des notions de hauteur et de niveau acoustique, pour lesquelles il faudra déjà prendre des précautions de définitions importantes et quelque peu écartée du seul cadre de la physique. Il n'est d'ailleurs pas étonnant de constater que le savoir à enseigner dans les lycées français s'intéresse quasiment uniquement à des sons purs, n'abordant la notion de timbre qu'au moment de l'étude des sons musicaux (voir plus loin). Le timbre est alors le plus souvent corrélé explicitement à la forme du signal vibratoire, ce qui, on l'a vu, peut paraître réducteur.

On voit donc qu'une description "objective" des sons perçus à partir des propriétés physiques des événements causes ne peut être que très imparfaite. Ceci était prévisible dès la fin du § I.2. Cependant, nous pouvons penser à la suite de Chion (1998) que ‘"La position consistant à considérer le son comme totalement subjectif et dépendant de celui qui écoute est une fuite commode ; on ne peut pas non plus l'objectiver par référence à des niveaux qui ne concernent pas ce que l'on entend (acoustique). Le son devient objet, comme objet de discours, objet qu'il ne s'agit pas de retrouver (selon le mythe qui fait de l'écoute un "retour aux sources"), mais de constituer culturellement, par un acte à la fois d'attention et de nomination."’(p.316-317). C'est la tâche à laquelle s'est en particulier atteler Schaeffer, en tentant de délimiter une typologie adaptée à l'écoute de n'importe quel son dans l'hypothèse d'une écoute réduite. Même si ce point de vue nous éloigne de la physique, nous en donnons ci-après une très brève description, car elle permet de prolonger la réflexion sur la description des sons.

Notes
3.

La "forme" de la vibration n'est pas vraiment un paramètre physique au même titre que la fréquence ou l'amplitude mais désigne la façon dont la source vibre, une fois la fréquence et l'amplitude fixées.

4.

Laboratoire d’Acoustique Musicale