II.2.1 De la physique du physicien à la physique à enseigner

Nous avons déjà évoqué dans le chapitre I le désintérêt possible du physicien (étudiant les ondes acoustiques) pour la perception humaine. Nous pouvons dire plus exactement qu'il connaît les liens simplifiés entre signal et perception humaine mais qu'il n'est a priori pas forcément amené à s'en servir dans son activité quotidienne (cela dépend de son sujet de recherche). L'interaction onde-matière, le comportement d'une onde acoustique dans des milieux différents, dans des espaces variés, selon les grandeurs caractéristiques de l'onde constituent davantage ses objets de recherche, l'étude des relations entre signal acoustique et perception étant alors laissé au psychoacousticien. Si on souhaite relier la perception auditive à la fonction d'"acousticien", on peut alors oser une dénomination que le physicien ne réfuterait peut-être pas : le chercheur "physicien" s'intéressant aux ondes acoustiques serait un physicien-faisant-de-l'acoustique alors que l'acousticien aurait le souci de la perception auditive. Ce dernier adopterait ainsi un point de vue plus pratique, au service de l'architecte (acoustique architecturale), de l'urbaniste, voire du musicien (acoustique musicale ou informatique musicale). Cette séparation est bien évidemment forcée ici et il serait dangereux d'oublier les influences mutuelles qui peuvent exister entre les différentes disciplines dans certains cas. Par exemple, certains physiciens puisent leur recherche dans des considérations pratiques liés à l'audition, et les technologies d'isolation acoustique sont souvent, comme dans d'autres domaines, le résultat de recherches plus fondamentales.

Il n'est pas question ici de laisser croire avec la description qui va suivre que la physique porte sur les ondes acoustiques un regard unique et figé. Au contraire, l'éclatement relativement récent des disciplines qui a accompagné le développement de la recherche scientifique dans le domaine a par la même occasion rendu les différentes disciplines des sciences physiques moins cloisonnées. Si bien que les laboratoires dans lesquels des concepts d'acoustique sont de près ou de loin manipulés peuvent avoir des thèmes de recherches très divers ou tentent de mettre en relation des phénomènes physiques qui sont d'habitude séparés (on peut citer par exemple la sonoluminescence (Putterman, 1995)). Nous n'essaierons donc pas ici de définir précisément ce qui caractérise l'acoustique "savante" mais plutôt de donner une idée des concepts couramment manipulés et des méthodes utilisées et de la façon dont ils se transforment une fois dans l'institution scolaire. Pour mener à bien cette entreprise limitée, il peut être pertinent de regarder d'abord l'activité des laboratoires d'acoustique (affichés comme tel) puis d'observer quelques ouvrages de niveau universitaire sur le sujet (là où la distance entre l'acoustique enseignée et l'acoustique savante est la plus faible).

Après avoir évoqué ses sujets d'intérêts, il convient de brosser un rapide panorama des outils que le physicien utilise alors. Ce qu'il étudie est le champ acoustique, couplage d'un champ de surpression (suivi spatial et temporel des modifications locales de pression) et d'un champ de vitesse vibratoire dans le ou les milieux étudiés, les conditions de sa création et de son éventuelle interaction avec des discontinuités matérielles. Le champ acoustique est ainsi au son ce que le champ électromagnétique (couplage du champ électrique et du champ magnétique) est à la lumière. Il mesure (et/ou calcule) l'évolution dans l'espace et dans le temps (et la dépendance de ces deux variations) d'une grandeur qui est généralement la surpression ou pression acoustique (différence entre pression en un endroit et la pression de référence qui dépend de la phase de ce milieu). La grandeur suivie, étudiée ou mesurée peut également être selon les recherches, la densité ou la température. En ceci, le physicien se place bien dans le cadre de la mécanique des milieux continus et n'a nul besoin d'adopter un point de vue particulaire discontinu puisqu'il est parfaitement capable de décrire précisément les phénomènes en utilisant des grandeurs macroscopiques (dont les variations se font cependant sur des échelles microscopiques). Pour déterminer les champs de variables, le physicien a recours à un formalisme mathématique ondulatoire qui peut être plus ou moins compliqué mais qui est basé quoi qu'il en soit sur les équations fondamentales qui régissent le comportement du milieu considéré et sur les équations de propagation des ondes (équation d'onde de d'Alembert dans un premier temps). Le formalisme utilisé est importé de l'étude des mouvements vibratoires et oscillants et les concepts de base manipulés alors sont la fréquence et l'amplitude mais aussi les fonctions trigonométriques, l'analyse harmonique des spectres, la résonance (au sens de la physique, non du langage courant). Les outils mathématiques indispensables aux mises en équation et à l'analyse des signaux sont au minimum l'analyse vectorielle et l'analyse de Fourier.

Le formalisme mathématique a permis de rapprocher des phénomènes de nature a priori différente mais régis par des équations similaires. Le physicien a alors abondamment recours à des analogies (le plus souvent formelles) qu'il maîtrise. Ceci permet par exemple d'évoquer dans un domaine ondulatoire ou un autre la longueur d'onde, la célérité, la dispersion (dépendance de la vitesse de l'onde avec la fréquence), la notion d'onde stationnaire, d'impédance, les interférences, la diffraction, etc... Certains concepts nés dans une discipline ont même pu être importés de façon fructueuse dans une autre discipline au formalisme analogue (on pensera à la notion électrique d'impédance maintenant largement utilisée sous le même terme en acoustique). Les physiciens ont également pu chercher certains phénomènes observés pour un type d'onde dans un autre domaine. Il n'est pas nécessaire ici d'en dire davantage pour montrer à quel point la physique des ondes a recours à l'outil mathématique et à quel point cet outil peut être fructueux. Nous verrons plus loin que c'est également sur ce point que les contraintes de transposition pèsent le plus.

Le formalisme ondulatoire a contribué, avec d'autres aspects, à faire de l'acoustique une branche de la physique. Ce lien avec la mécanique vibratoire déjà évoqué historiquement (§ II.1.2.3) est suffisant pour trouver dès le niveau universitaire un nombre important d'ouvrages qui traitent par exemple d'une part des vibrations mécaniques, d'autre part d'acoustique (citons par exemple "Vibrations mécaniques, acoustique" de Fleury et Mathieu (1962)). Au niveau du premier cycle universitaire, l'acoustique est souvent traitée dans les livres de mécanique.

Nous finissons en mentionnant également les moyens matériels que l'acoustique physique met en oeuvre et qui, finalement, la caractérisent. Tout en gardant à l'esprit que la simulation numérique et le traitement du signal prennent dans ce domaine une part de plus en plus importante, nous mentionnons ici les appareils classiques du physicien acousticien pour mieux mettre en évidence les différences qui apparaîtront vis-à-vis de l'enseignement. Les capteurs sont bien souvent des capteurs de pression (ou de vitesse). Ils peuvent être extrêmement nombreux, ce qui implique une importante chaîne de traitement de données en aval. Les observations peuvent également se faire par des techniques optiques. Quoi qu'il en soit, on verra peu souvent un microphone(au sens commun du terme) utilisé pour faire des mesures. Des phénomènes physiques tels que la piézoélectricité ont apporté des progrès technologiques considérables à l'acoustique en permettant par exemple de fabriquer des émetteurs très sélectifs et pouvant émettre à haute fréquence. De façon générale, pour traiter électriquement (ou numériquement) des signaux en acoustique, il faut inévitablement utiliser des transducteurs électrodynamiques. Le matériel utilisé devient donc rapidement extrêmement technique et spécialisé et sa connaissance fait souvent appel à d'autres domaines de la physique. Nous verrons que l'enseignement exploite aussi cette possibilité d'introduction des phénomènes non sonore grâce à un objet technique du domaine acoustique.

Ainsi lorsqu'il s'agit d'enseigner l'acoustique au débutant, quel objet est enseigné ? Le titre de ce paragraphe (Enseigner le son) soulève volontairement des questions importantes pour notre sujet. Est-il équivalent d'enseigner l'acoustique et d'enseigner "le son" ? Peut-on en effet faire du son un objet d'enseignement ? Si tel était le cas, de quelle(s) facette(s) s'agirait-il ? Nous avons vu dans le paragraphe II.1.2 que c'est plus souvent le terme acoustique qui figure dans les textes de savoir à enseigner. Les évolutions récentes, et tout particulièrement le programme en cours à ce sujet, semblent davantage parler de sons que d'acoustique, comme si ce qui est à apprendre était moins les sciences optique et acoustique que les objets "lumières et sons" (programme de la rentrée 1993). Nous tentons dans ce qui suit de comprendre quelle facette du son est traitée par le physicien et avec quels outils, quelle facette du son il peut être utile de comprendre pour tout un chacun et quelles contraintes (sociales et matérielles) pèsent enfin sur l'élaboration des contenus d'enseignement à ce sujet.