VII.1.4 Questions phénoménologiques

Pour notre investigation, la détermination du champ empirique est essentielle. Nous avons voulu ce champ le plus large possible pour pouvoir capter toute la variété des points de vue sur le son et sur les facteurs qui en conditionne la conceptualisation (cf. chapitre I).

Pour déterminer le champ empirique à explorer, nous partons dans un premier temps de ce que nous appelons des questions phénoménologiques :

  1. Comment peut-on décrire ce qu'on entend ?
    Cette question étudie les outils mis en oeuvre (au niveau langagier mais pas seulement) par l'élève pour décrire sa perception des sons, ce qu'il s'imagine percevoir ou ce qu'il essaie de décrire objectivement. Cette analyse contribue donc à repérer les sensations auditives mises en oeuvre dans quelques situations de référence. Il semble bien qu'expliquer ce qui est perçu puisse constituer une difficulté pour l'élève, surtout lorsque cette description concerne des sons ou bruits très communs. Ce type de difficultés doit bien sûr être pris en compte dans un processus d'apprentissage et pour des enseignements qui ont parfois tendance à les éluder en proposant la description de sons "préformatés", musicaux et/ou générés électroniquement.

  2. Pourquoi et comment entend-on ?
    Nous excluons ici du champ d'analyse ce qui concerne les causes physiologiques et cérébrales de l'audition, même si nous laisserons la possibilité à l'élève de répondre de ce point de vue à certaines questions. Nous détaillons ci-après trois questions secondaires qui permettent de préciser ce que nous entendons par ce "Pourquoi et comment".
    1. Grâce à quels mécanismes et à quels phénomènes entend-on ?
      Si on adopte le point de vue de la physique, il s'agit ici de modéliser ce qui est perçu en mettant en relation cette perception et quelques paramètres de la vibration, en s'intéressant davantage aux mécanismes de propagation ou de création qui aboutissent finalement à la vibration du tympan, qu'au fonctionnement physiologique de l'oreille. Les connaissances de la physique scolaire mises en jeu ici auraient tendance à être classées selon les éléments de la chaîne sonore : émission, propagation (que s'est-il passé entre ce que j'ai vu là-bas, événement ou objet que je sais être la source, et mon oreille ?), réception (comment fait-on pour entendre, en s'arrêtant à la vibration du tympan). Bien sûr cette analyse en terme de chaîne sonore n'est pas forcément adaptée pour décrire une phénoménologie naïve. On est ici plus ou moins contraint de l’abandonner du fait des situations proposées et de la nature des "objets" qu’on recherche à partir des productions des élèves, mais l'analyse en "chaîne sonore" pourra, comme nous le verrons, constituer une référence utile. En effet, si la plupart des questions posées mettent en jeu au moins deux éléments de la chaîne sonore (parmi émission-création, propagation et réception), certaines ne portent que sur l'un de ces points. La question se pose également de savoir si, chez certains élèves, l'un des éléments de la chaîne sonore est prégnant, au sens où il est prioritairement appelé pour décrire ou interpréter toute situation ayant un rapport avec cette question phénoménologique.

    2. Notre perception change-t-elle avec la source sonore ? Quel(s) dépendance(s) et quel(s) mécanisme(s) ?

    3. Notre perception change-t-elle dans l'espace ? Quel(s) dépendances(s) et quel(s) mécanisme(s) ?

    On retrouve là encore les deux sujets phénoménologiques longuement évoqués dans le chapitre I. La première (2b) s'intéresse aux relations faites entre l'objet identifié comme étant la source sonore (avec ses caractéristiques, taille, matériau constituant, forme ou autre) et la perception du son produit. Les sons en question pourront également avoir une origine humaine (cris par exemple). La question 2c rejoint les problèmes soulevés par Casati & Dokic (1994) concernant ce qu'ils appellent la transparence du milieu (cf. chapitre I). Quels renseignements a-t-on sur la source, connaissant l'espace qui nous entoure ? A l'inverse, quels renseignements a-t-on sur l'espace quand on perçoit un son dont on connaît la source (et sa localisation) ?
    1. Quelle(s) influence(s) la matière a-t-elle sur le son?

    2. Quelle(s) influence(s) le son a-t-il sur la matière ?

    Nous pouvons, de part leur symétrie, mettre en regard ces deux questions phénoménologiques. La matière est prise ici au sens général : il peut s'agir du milieu de propagation, d'obstacles et même éventuellement de la matière composant une source sonore (même s'il y a alors recouvrement avec la question 2b). Ces questions peuvent a priori être sous-jacentes à la description et l'interprétation d'une même situation, selon le point de vue phénoménologique adopté par l'élève. Par exemple, lorsqu'on frappe un bol en verre, est-ce le son qui influe sur le verre ou bien le verre (en tant que substance constituante) qui influe sur le son ? De la même façon, lorsqu'on tente de choisir le meilleur matériau possible pour réaliser une isolation est-ce le son qui agit sur la matière ou l'inverse. Au delà du sens de l'action (l'actant est-il le son ou la matière ?) qui sous-tend la causalité en jeu, nous essaierons d'étudier les différents points de vue sur la façon dont a lieu cette action d'une entité sur une autre. C'est cette interaction qui, par exemple, peut fournir des clés au citoyen en proie à des nuisances sonores ou à des problèmes d'isolation phonique.
  3. Quelle est la nature du son ?
    Les réponses à cette question très vague ne sont pas indépendantes de celles apportées aux questions précédentes. L'idée qu'on se fait de la nature du son conditionne en partie ce qu'on pense de l'interaction du son avec la matière. Cette question n'est donc pas indépendante des autres qui renseigne finalement également au sujet de la nature du son. On questionne ici ce qui constitue finalement les attributs du son, en fonction de la situation proposée. Quelle facette du son est privilégiée (perception ou phénomène physique par exemple), le son a-t-il dans certains cas des attributs matériels, est-il vue comme une onde, est-il assimilé au milieu, etc... Les possibilités au sujet de la nature du son ont largement été débattues dans le chapitre I, et nous avons vu également quelles pouvaient être les conceptions classiques à ce sujet dans le chapitre III.

Les questions phénoménologiques étudiées sont donc très générales et n'ont pas de réponses simples. La physique pas plus qu'une autre discipline seule n'est capable de fournir une réponse complète que seule la sphère savante dans son ensemble, à la limite, pourrait fournir, chaque discipline spécifique contribuant pour une part. Ces questions peuvent cependant avoir un sens pour des non-physiciens parce que formulées dans des termes pas trop techniques et parce qu'il est possible d'y rattacher des faits courants.

Cependant, il n'est pas certain que ces questions seraient comprises par les élèves, et il est encore moins probable qu'elles le seraient systématiquement dans les acceptions que nous venons de décrire. Poser ces questions à un élève amènerait des réponses très partielles, dans des directions extrêmement différentes et qui pourraient finalement s'avérer inutiles pour pour repérer des traits significatifs des systèmes explicatifs. De plus, dans l'hypothèse que nous adoptons selon laquelle les caractéristiques de la phénoménologie de chacun sont plus facilement révélées par la description et l'interprétation de situations, il convenait de proposer aux élèves des situations concrètes pour obtenir des éléments de réponses à ces questions phénoménologiques. Chaque situation vise l'explicitation d'un ou plusieurs éléments de réponse à l'une ou l'autre des questions phénoménologiques. Par exemple, une question telle que ‘"Expliquez pourquoi il peut y avoir un son, quand on frappe deux cailloux, quand on frotte quelque chose avec une brosse, quand on pince une corde de guitare, quand on frotte une corde de violon avec un archet’" permet de d'obtenir des indices sur la réponse à la question phénoménologique Grâce à quels mécanismes et à quels phénomènes entend-on ?.