Introduction

1“Le monde était un théâtre; hier Balzac avait fait naître à Angoulême sa Comédie humaine, c’était divertissant de succéder aux David Séchand et aux Lucien de Rubempré dans une autre comédie qui était celle de la vie d’aujourd’hui.”
- P.-J. Remy (AEF 401)

“Je fais à ma manière ma petite comédie humaine.”
- P.-J. Remy 1

Pierre-Jean Remy, pseudonyme de Jean-Pierre Angremy, est né en 1937 à Angoulême, d’origine auvergnate. Tout comme Paul Claudel, il poursuit parallèlement un chemin dans la diplomatie et un autre dans la littérature.

Ancien élève de l’ENA, P.-J. Remy a commencé dès 1963 sa carrière diplomatique. De poste en poste, il s’est trouvé vice-consul à Hong Kong (1963), deuxième secrétaire à l’Ambassade de France à Pékin (64-66), premier secrétaire, puis conseiller culturel à l’Ambassade de France à Londres (66-71, 75-79), directeur à l’Office de la Radiodiffusion- Télévision française (72-74), directeur du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture (79-81), directeur de l’Opéra Bastille (83-84), consul général à Florence (85-87), directeur général des Relations culturelles au Quai d’Orsay (88-90), ambassadeur délégué permanent de la France auprès de l’UNESCO (91-93), directeur de la Villa Médicis à Rome (94-96), et, depuis, président de la Bibliothèque nationale de France.

Elu à l’Académie française en juin 1988, P.-J. Remy est l’un des écrivains les plus prolifiques de notre temps. En une trentaine d’années, il a écrit environ cinquante ouvrages, abordant presque tous les genres: roman, essai, poème, biographie, scénario pour téléfilm, article pour presse. Il a également fait de nombreuses critiques sur le cinéma et la musique. Parmi ses ouvrages, nous trouvons Le Sac du Palais d’Eté (1971, Prix Renaudot 1971), Salue pour moi le monde (1980), Orient-Express I et II (1979, 1984), Pandora (1980, Prix Alexandre Dumas 1981), Don Juan (1982), Comédies italiennes (1984), La Vie d’un héros (1985), Une Ville immortelle (1986, Grand Prix du roman de l’Académie française 1986), Des Châteaux en Allemagne (1987), Toscanes (1989), Chine (1990, Prix littéraire Amerigo Vespucci 1991), Désir d’Europe (1995), Aria di Roma (1998), La nuit de Ferrare (1999). Il nous suffit de lire ces quelques titres pour remarquer que P.-J. Remy a utilisé une écriture à la fois variée et abondante. De livre en livre, il n’a cessé de mettre en scène sa “petite comédie humaine”. Il a avoué par un de ses héros:

‘“J’étais persuadé de tenir en main les fils des mille marionnettes d’une nouvelle comédie humaine où j’aurais joué le rôle de démiurge attentif” (AES 316).’

Le terme général de “petite comédie humaine” caractérise de façon remarquable son univers romanesque, tellement étendu et profond. L’oeuvre de Balzac déployant la Comédie humaine du XIXe siècle, P.-J. Remy tente probablement d’en faire une autre qui raconte, à travers ses nombreux personnages, presque tout le XXe siècle. Toute son oeuvre, non seulement constitue sa création littéraire, mais aussi reproduit l’apprentissage de sa génération et la fresque de l’Histoire. Chez P.-J. Remy, comme chez Balzac, la fiction littéraire et la réalité historique s’entremêlent constamment. Devant les yeux du lecteur, repassent des événements tels que les aventures des exilés en Chine, les deux grandes Guerres mondiales, la guerre d’Algérie, la Révolution culturelle chinoise, Mai 68, la montée du fascisme, les événements de Tian An Men …

En suivant la formule de Louis Aragon “faire roman de tout” et celle d’Antoine Vitez “faire théâtre de tout” 2 , P.-J. Remy a construit à sa manière un monde à la fois réel et imaginaire. Pour dire ce monde, il a choisi “sa foule et sa diversité: l’abondance, le jeu des regards croisés, des rencontres” (CEA 10). Avec les connaissances acquises et les expériences vécues, il a tenté d’explorer des aventures individuelles et collectives, de faire revivre des événements historiques, d’évoquer la nostalgie d’un temps passé, de montrer la passion pour la musique et l’art, ainsi que d’exprimer le désir d’écrire toujours davantage.

Il est évident que notre auteur possède une manière de procéder qui lui est propre: la plupart de ses romans reposent sur trois piliers: éléments autobiographiques, enracinement historique et intrigues imaginaires. Nous découvrons dans son oeuvre la mesure de toutes ses possibilités romanesques. La multiplicité et la diversité en deviennent des aspects particuliers de son oeuvre. Notre attention est captivée par le va-et-vient et le chassé-croisé d’un millier de personnages. L’écrivain nous présente en quelque sorte un monde d’essence théâtrale, où se déroule un grand spectacle destiné à tout représenter, à tout figurer, et derrière lequel on devine un metteur en scène passionné et ambitieux. Tous les acteurs et figurants qu’il dirige sur cette grande scène donnent leur voix et expriment leurs points de vue.

Le système de ses personnages est marqué par les thèmes tels que double, ressemblance, réapparition, recherche perpétuelle, etc. P.-J. Remy qui s’identifie volontairement à eux les considère comme ses semblables et leur confie le rôle de porte-parole. Chez lui, les êtres sont non seulement semblables, mais encore interchangeables. Le “Je” signifie constamment l’Autre, et l’un représente toujours le pluriel. André Green a dit: “Tout écrivain est double à plusieurs sens.” 3 Si P.-J. Remy se place auprès de ses personnages, c’est probablement pour montrer qu’il a les mêmes sentiments, les mêmes expériences, les mêmes préoccupations … En fait, il poursuit une sorte d’expérience romanesque qui consiste à se projeter en mille facettes et en un millier de personnages dans les aventures, où se montrent systématiquement le mouvement et le jeu de l’écriture.

Les femmes jouent un rôle essentiel dans l’oeuvre, où les personnages masculins cherchent l’inspiration et la source de création en mêlant l’acte de plaisir à celui de l’écriture. Ce qui est bien remarquable, c’est que chez P.-J. Remy la femme idéale est constamment incarnée dans la musique, l’art et la littérature. La recherche de la femme unique devient ainsi une recherche inlassable de la création.

Le monde que le romancier et ses personnages tentent d’embrasser est ambigu et complexe, à la fois réel et imaginaire. Il est paradoxalement imprégné d’Amour-Haine, de Désespoir-Espoir, de Mal-Bien, de Beau-Laid … face auxquels les personnages essaient de défier le destin et de se délivrer.

Une autre caractéristique de l’oeuvre consiste en ses nombreuses références à la musique et à l’art. Passionné de musique et épris d’art,

P.-J. Remy met constamment l’accent sur l’incarnation musicale et artistique dans l’oeuvre littéraire. Selon lui, la musique et l’art tiennent une place significative non seulement dans la vie humaine, mais aussi dans la création littéraire. La musique de Bach, de Mozart ou de Wagner et la peinture de Jean Cousin, dit le Père (Eva Prima Pandora) ou de Guido Reni (L’Enlèvement d’Hélène) nous démontrent combien leur inspiration est marquante dans l’univers romanesque de cet écrivain, amateur de musique et d’art.

En fait, la musique se présente dans son oeuvre de différentes manières et se manifeste en plusieurs sens. Le processus des transformations s’impose au thème musical, rattaché d’une façon significative à la sensation et aux sentiments des personnages. La musique permet à l’écrivain de pénétrer dans l’intimité du monde et d’utiliser un autre mode d’expression. Chez lui, le message tiré de la musique consiste plutôt à faire appel aux souvenirs du passé et à la réflexion sur la réalité.

Comme la musique, l’art devient un écho et un reflet qui contiennent toutes les manifestations suscitées par les sensations et les perceptions de l’écrivain et de ses personnages. Leur point de vue esthétique fait appel à une réflexion: “qu’est-ce qui se trouve derrière la beauté ou la lumière?”, “pourquoi l’art donne-t-il vie à la vie?”. Si le romancier évoque dans presque tous ses livres sa passion pour la musique et l’art, c’est probablement que la représentation musicale et artistique lui permet d’accéder à une appréhension approfondie de l’essence de la vie humaine, de transposer ses idées et de transmettre son message.

Par ailleurs, l’écrivain justifie d’une manière évidente le goût des voyages et des aventures, ainsi que le génie des lieux. Le lecteur est invité à suivre ses itinéraires non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps: Europe, Amérique, Asie; passé, présent, futur. Pour P.-J. Remy, comme pour Proust, le temps se déroule toujours de façon multiple. Le récit est souvent interrompu par des souvenirs et des rappels, où le passé fait vivre plus intensément le présent. La nostalgie d’une vie vécue devient presque une hantise, et l’éternel retour est considéré comme le seul moyen pour évoquer le passé.

Les références littéraires que notre écrivain a utilisées nous donnent une idée de sa soif de lecture. Son souci du sujet et de la construction du livre entraîne une quête de l’écriture. Si multiples que soient ses ouvrages, si divers que soient leurs thèmes, nous retrouvons toujours le même fil conducteur qui présente comme un principe d’explication, à savoir la rédemption par la littérature.

Tout converge effectivement vers l’écriture. L’oeuvre de P.-J. Remy répète inlassablement la nécessité d’écrire. Comme lui, beaucoup de ses héros sont sauvés par la création littéraire. En fin de compte, s’évoquent tous les cheminements concernant la recherche de l’inspiration et de l’énergie, ainsi que l’angoisse du tarissement des mots. C’est pourquoi son oeuvre est le résultat d’un combat contre lui-même.

Lors de sa réponse à P.-J. Remy à l’Académie française le 16 mars 1989, M. Jacques de Bourbon Busset nous a donné une définition de la personnalité de son nouveau collègue: “Mais en vous, il n’y a pas qu’un Rastignac, il y a aussi un Rubempré.” 4 Il est clair que l’ambition et le combat poussent notre écrivain à aller toujours de l’avant. Tout autour d’un enjeu: l’homme et le monde ou l’homme et la création, P.-J. Remy évoque le destin de l’être qui cherche une nécessité à son existence tout en embrassant le monde.

Nous tenterons de percevoir l’unité profonde de toute l’oeuvre de l’auteur et de comprendre comment il a cherché, en tant qu’écrivain, à se constituer par ses livres. Nous mettrons également en évidence ses motifs romanesques qui, par leur récurrence, sont riches de significations. Notre étude a donc pour objet son univers romanesque. Elle consistera principalement en analyses thématiques, par lesquelles nous essayerons de voir le mécanisme de sa création littéraire, à savoir dans quelle mesure et de quelle manière l’auteur a créé son univers. Pour répondre à ces questions, nous proposons trois voies d’accès privilégiées à cette oeuvre: le système des personnages et la représentation du monde, l’incarnation de la musique et de l’art, l’éternel retour dans le temps, l’espace et l’écriture. En somme, nous explorerons cette “petite comédie humaine”, en quoi P.-J. Remy définissait lui-même son oeuvre.

Nous essaierons de nous plonger dans son univers pour en acquérir une meilleure connaissance. Entrons maintenant “dans la forêt de masques qu’est [son] oeuvre si abondante et si variée” 5 .

Notes
1.

Propos cité par N.G. dans “Mémoire pour l’Histoire du siècle”,Le Travailleur Catalan, le 9 octobre 1992.

2.

) P.-J. Remy, Chine, Albin Michel, 1990, p.10. Les éditions et la date de publication des ouvrages de l’auteur sont indiquées dans la partie “Bibliographie”.

3.

André Green, Préface “Le double double : ceci et cela”, dans Le Double de Fiodor Dostoïevski, Gallimard, “Folio”, 1980, p.9.

4.

Jacques de Bourbon Busset, “Réponse au discours de Pierre-Jean Remy” Le Monde, le 19-20 mars 1989.

5.

Ibid.