1.1. Le Double et la Ressemblance

Claudel a eu “l’idée de doubler chacun des personnages d’un autre semblable mais muet, qui lui sert en quelque sorte d’ombre” 10 . Pourtant chez P.-J. Remy, les personnages doublés agissent tous sans être muets, ce qui donne plus de mouvement et d’action dans le déroulement des récits.

Les personnages étant semblables, leurs destins deviennent analogues ou parallèles. Chacun se présente comme un double, une figure complémentaire d’un autre. Leur apparition ou leur disparition marque le changement ou la crise d’une vie, à laquelle ils doivent faire face. Ce qui a été affirmé par l’auteur lui-même:

‘“Chaque personne est le reflet d’un alter-ego, chacun est pour l’autre une figure complémentaire, dont l’apparition à un moment précis, manifeste le changement ou la crise d’une vie parallèle, l’éclatement d’un autre personnage. Si bien que, dans la suite du récit, les deux vies confluent ensemble vers un destin commun.” 11

Dans son oeuvre, P.-J. Remy a maintes fois cité des personnages réels, tels que Victor Segalen et André Malraux. Ils étaient doublement présents par leurs tentations chinoises et par leur exil en Chine. Dans Le Sac du Palais d’Eté, nous trouvons non seulement Victor Segalen comme personnage, mais aussi sous les traits d’un de ses héros: René Leys. Nous lisons à la fois l’aventure de Segalen et celle de son héros. Notre romancier évoque Segalen par ses propres écrits: des textes, des poèmes (Stèles), des citations de René Leys, des lettres authentiques 12 . Dans Chine, nous retrouvons le personnage de Segalen et celui de son petit-fils. Nous avons aussi des scènes où Malraux rencontre le président Mao, et où Segalen noue une amitié avec le personnage de M. Liu.

Pourquoi des personnages réels nécessitent-ils cette double présence? Quelle est l’intention de notre romancier? D’une part, P.-J. Remy souligne probablement le rôle de Segalen comme précurseur. Selon lui, tous les autres personnages exilés en Chine sont les successeurs ayant pour but de renouer la tentation de la Chine. Il présente un Malraux qui, attaché auxcultures et à la révolution chinoises, parlait d’arts et d’actions dans ses propres livres. D’autre part, notre écrivain insiste sans doute sur le jeu de double et de ressemblance, afin de décrire la pluralité et la multitude des personnages, ainsi que la complexité du monde. Par le biais de ses personnages réels, il donne effectivement à l’oeuvre une apparence de réalité et mêle le réel à l’imaginaire.

Comme son héros René Leys, Segalen était hanté par le “dedans”, lieu qui exerçait constamment la fascination pour le mystère chinois et qui attisait sans arrêt la curiosité occidentale. René Leys voulait, par tous les moyens, entrer dans la Cité interdite, tandis que Segalen tentait de pénétrer davantage dans la Chine. En fin de compte, René Leys est entré par une petite porte dans la Cité, mais sans pouvoir connaître le vrai visage de cette construction mystérieuse. Segalen, à son tour, a également échoué. Le jeu que notre romancier a mis en oeuvre montre parfaitement les destins analogues et les aventures parallèles. Tous les personnages du Sac du Palais d’Eté et de Chine tels que Simon, Guillaume qui voulaient “retrouver l’ombre” (Ch 72) de Segalen n’ont pas pu réussir non plus à échapper au même sort. Prenons ensuite quelques autres exemples pour voir plus clairement comment l’auteur présente son jeu de doubles.

Simon trouve que “Guillaume lui ressemble trop” (SPE 44) et que l’ombre de celui-ci “marche à côté de lui” (Ch 11). Selon Simon, envoyer Guillaume à Pékin, c’est comme y retourner lui-même (cf.Ch 30). Julien est à la fois le “double” (VI 207) et le successeur de Luc, ancien consul à N, tous deux sont passionnés d’art. Michel, le neveu du narrateur respectivement dans Les Enfants au Parc et dans Rêver la vie, est “le double, le reflet” (EP 26) et “l’ombre” (RV) de son oncle, ils écrivent tous deux et souffrent pareillement à cause d’une femme (cf. RV 126, 127, 524). Gunther, ambassadeur allemand, est le double de son ami Gérard, diplomate français, à qui il dit: “J’ai pensé que je te ressemblais et que nous étions tous les deux de minuscules rouages d’un gigantesque mécanisme” (DEu 313) …

Sous la plume de l’auteur, la ressemblance des deux protagonistes peut même être transmise à la génération suivante. Par exemple, dans Désir d’Europe, Christian, fils de Gunther, et Christophe, fils de Gérard, sont deux amis et des doubles comme leurs pères. Tout est analogue chez eux: “les deux jeunes gens se ressemblent étrangement, également grands et minces, le front haut, les mêmes petites lunettes cerclées de métal” (DEu 407), leur allure générale, leurs gestes, leur manière de s’exprimer sont aussi identiques (cf. DEu 412). Le peintre Cyril qui peint toujours le même portrait de sa soeur Marion voit son neveu Cédric peindre, comme lui, des portraits de sa petite soeur (cf. DEu 335): ces deux enfants deviennent physiquement et moralement “doubles de Cyril et de Marion” (DEu 418).

Nous remarquons également une ressemblance multiple et complexe dans plusieurs ouvrages. Par exemple, dans Désir d’Europe, le héros Gérard est non seulement le double de Gunther, mais aussi celui de Cyril (cf. DEu 192). Comme Gunther, il est diplomate, il aime écrire; comme Cyril, il est passionné d’art et amoureux de Marion, possédant les mêmes points négatifs: faiblesse, lâcheté, désir de souffrance. Pourtant, c’est grâce à leur ressemblance que Marion les aime tous les deux (cf. DEu 201). Dans Rêver la vie, il y a une ressemblance de trois générations: le grand-père Jean-Baptiste aime “la vie, les femmes et le plaisir” (RV 139); à son tour, le père Pierre “va de femme en femme pour en trouver une seule” (RV 135), et le petit-fils, qui est le narrateur, leur ressemble beaucoup. Dans Don Juan, le jeune homme Biron, qui est le double de Don Juan, parcourt l’Europe à la recherche des femmes qu’il pourrait aimer. Comme Don Juan qui n’est jamais satisfait, Biron affirme lui aussi désespérément: “C’est moi qui demeure vivant, mais jamais consolé” (DJ 307). Dans Pandora, l’homme en noir est à la fois le double du compositeur Carl et de l’actrice Anna. Le narrateur de La nuit de Ferrare trouve qu’il a une certaine ressemblance à la fois avec le personnage du roman et avec son ami de jeunesse (NDF 153 et 154). Dans Le Rose et le Blanc, l’auteur met en évidence la ressemblance et l’approche de l’aristocrate Xavier avec le paysan Augustin en introduisant l’histoire de la mère de ce dernier qui a nourri Xavier (RB 120).

Parmi tous ces personnages cités, de l’un à l’autre se retrouvent les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes aspirations, les mêmes angoisses, les mêmes désespoirs et les mêmes combats. L’auteur montre ainsi leur lien étroit et leur destin semblable.

Selon l’auteur, l’homme est véhiculé à la fois par la faiblesse et la puissance, par les défauts et les qualités. Personne n’étant parfait, aucun n’atteindra la plénitude. C’est ainsi que le personnage de Chessman a avoué: “Il y a en moi, comme en chacun de nous, un ange et un démon.” (Ch 275). C’est pourquoi Mme De Rivemall qui incarne la méchanceté devient le double de Hossein qui représente la bonté, “car les deux soeurs n’étaient qu’une seule et même personne” (CEA 315). Donc, non seulement les personnages se ressemblent et se complètent l’un l’autre, mais ils deviennent aussi interchangeables. Citons quelques exemples:

Dans Don Juan, il y a une scène significative, où Don Juan a échangé ses vêtements avec son valet pour qu’il puisse aller, à sa place, au rendez-vous de sa femme. Il s’est déguisé en valet, tandis que celui-ci est apparemment devenu le maître. De ce fait, le libertinage de Don Juan permet de placer les hommes au même plan pour souligner leur égalité et défier la société. Dans le récit, le valet a une importance aussi grande que celle de son maître. Il ouvre et referme le récit: présent dès la première page et disparu à la fin du livre. Doublé, le valet serait Don Juan lui-même.

Dans Une Mort sale, M. Liu, lettré chinois, a dit à l’écrivain français Chayral: “Je sais que je suis tellement semblable à vous que nous finirons par nous ressembler physiquement.” (MS 202) Chez notre romancier, un Chinois peut moralement et physiquement ressembler à un Occidental par la même passion pour la femme, le même désir pour l’écriture et le même combat contre l’impuissance du physique et de la créativité. Ainsi, M. Liu est le double de Chayral.

Selon l’auteur, la capacité de l’homme est limité. D’une part, les personnages expriment leur désir, de l’autre, ils se sentent incapables à atteindre le but. Ils sont là pour découvrir simultanément leur être et leur impuissance. Il y a un des passages de Salue pour moi le monde qui retient particulièrement notre attention en raison d’une antithèse, à savoir la puissance du roi Wotan et l’impuissance de l’homme pour l’écriture. Le narrateur-écrivain a exprimé: “Wotan, le roi des dieux, a voulu s’ériger un domaine qui marquera l’apogée de sa puissance. Ecrire encore: mon impuissance.” (SPMM 31) Cet écrivain montre à la fois son aspiration et sa déception. Pour acquérir la puissance, l’homme tente-t-il de se situer à la place de Dieu ou de devenir un double de “Dieu-créateur”?

De même qu’un miroir reflétant deux visages juxtaposés offre une vision à la fois dispersée et centrée des deux personnages qui, dans leur essence singulière et plurielle, se trouvent attachés à l’oeuvre, de la même façon la vision romanesque tente de s’enrichir à travers ce mode d’approche des personnages qui permet de superposer, d’allier et de coller des images différemment constituées. Ainsi, un personnage de P.-J. Remy, qu’il porte ou non un masque, a toujours son semblable quelque part:

‘“Je ne sais pas si c’est mon ami John Baker qui s’est mis sur le visage le masque d’un inconnu: un certain Baker, qui lui ressemblerait; ou si c’est ce Baker inconnu qui s’est maquillé en mon ami John Baker. Mais le résultat est le même: il y a Baker, quelque part; John quelque part ailleurs […]” (Ch 617)’

De ce fait, le personnage n’est jamais tout seul. Il est constamment doublé par deux ou trois autres personnages, dont chacun porte ses traits. Un héros trouve toujours ses images chez les autres, étroitement liés à lui par des points communs. C’est à travers plusieurs êtres que le romancier forme un personnage.

‘“Chaque fois je fais apparaître un personnage qui est un double. C’est une manière complètement artificielle, mais qui me permet de maîtriser mes personnages.” 13

Le terme de “maîtriser” est significatif. S’il est vrai que, depuis son premier livre, c’est avec cette ambition que l’auteur a voulu construire son univers. C’est par le procédé technique de doubler les personnages qu’il tente de maîtriser son écriture. Presque tous ses livres commencent par un héros, qui trouve bientôt son double et rencontre plus tard d’autres semblables. Cette démarche romanesque est notamment utilisée dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine. A partir du défini, l’univers de notre romancier s’étend vers l’indéfini. Voulant devenir metteur en scène, il se montre capable de manipuler son jeu, par lequel il décrit à sa manière l’existence des êtres humains, leurs passions, leurs désirs, leurs préoccupations, leurs angoisses et leurs souffrances qu’il partage personnellement. Tous les personnages deviennent donc ses doubles.

Notes
10.

Paul Claudel, Théâtre II, Gallimard, Pléiade, 1967, p.1485.

11.

Propos recueillis dans “Entretien avec Alain Clerval”, La Quinzaine,1er décembre 1971

12.

Il y a aussi des lettres apocryphes inventées par P.-J. Remy.

13.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.429.