1.3. La Multiplicité des points de vue

Chez P.-J. Remy, la diversité créatrice transfigure l’expérience littéraire en l’incarnant dans une multiplicité des personnages, dont les points de vue se juxtaposent ou se succèdent. Le romancier ne ménage guère de divergences d’optiques pour le déploiement emblématique de vision. Ce qu’il donne dans l’espace de son imaginaire et dans son rappel du passé, c’est une approche de multiplicité manifestée par l’ampleur de vue.

De la dualité à la multiplicité, notre romancier essaie de montrer les points de vue de ses personnages et de les rassembler, afin d’avoir un champ de vision plus vaste et une totalité plus complexe sur la vie humaine et sur le monde. De ce fait, sous nos yeux se présente une construction de roman à voix polyphoniques.

Un grand nombre de personnages, pris dans un tourbillon de va-et-vient, dispersés dans un univers marqué par le temps et l’espace, sont chargés par le romancier d’exprimer leurs points de vue sur des aventures individuelles et collectives, sur des événements historiques. La vision du monde est considérablement élargie par cette multitude de prises de vue, et l’écriture romanesque enrichie par l’ensemble de voix et d’images à la fois réelles et fictives.

La manière dont notre romancier explore les points de vue de ses personnages se révèle déterminante pour la mise en oeuvre des aspects de sa technique romanesque dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine, où il montre plusieurs types de points de vue, par exemple: ceux de l’intérieur, donnés par M. Liu qui parle de sa vie et de son pays; ceux de l’extérieur, exprimés par les exilés occidentaux qui racontent leurs expériences chinoises; ceux de la multitude, montrés par plusieurs générations qui contiennent des diplomates, des aventuriers, des écrivains, des poètes, des journalistes, des comédiens, des artistes … Le récit s’organise autour de ces personnages et avec une technique béhavioriste.

On sait que l’unanimisme de Jules Romains consiste à dire individuellement ce que ressent la collectivité. Il en est certainement de même pour P.-J. Remy qui tente de décrire un monde en faisant entendre la voix de chaque personnage. Pourtant, chez lui, ce genre de roman est dominé non seulement par une multiplicité de points de vue des personnages, mais aussi par celle des histoires parallèles ou successives. Par exemple, dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine, l’auteur utilise le même procédé d’écriture, à savoir augmenter le nombre des personnages et montrer leurs points de vue afin de raconter la tentation chinoise et l’exil des Occidentaux. Selon lui, il faut une multitude de personnages pour parler d’expériences chinoises et d’aventures en Chine. Il a avoué: “Tout seul, je ne peux pas parler de la Chine” 25 . De ce fait, pour donner l’image d’une Chine à la fois millénaire et contemporaine, “chacun apporte sa petite touche à ce que peut être la Chine” (ibid.).

Les personnages de ces deux romans appartiennent à plusieurs milieux et s’attachent les uns aux autres. On peut distinguer quatre générations et quatre genres de personnages: des figures historiques échappées du temps (Segalen, Malraux, Président Mao … ), des personnages principaux (Simon, Guillaume), des personnages secondaires (Chessman, Otrick, Benoit, M. Liu … ) et des figurants à n’en plus compter. A partir des deux héros: Simon et Guillaume, le nombre des personnages atteint une centaine.

La reprise du thème de la Chine et le procédé de la multiplicité des points de vue permettent à P.-J. Remy de montrer une pluralité de visions. Chaque personnage présente sa vision, complétée par celle des autres, “nous sommes chacun d’entre nous comme une parcelle d’une pensée unique, d’un seul système, d’un espoir …” (SPE 459) Les idées, les images et les visions ne peuvent être saisies qu’à travers un ensemble de vues partielles. De ce fait, leurs expériences d’aventures font écho avec la réalité qui montre l’existence de l’homme.

Le romancier nous fait relire ou revivre des scènes que nous avons déjà lues et vécues avec le héros Simon dans Le Sac du Palais d’Eté, mais cette fois du point de vue de Guillaume dans Chine. Il nous offre une sorte de vision stéréoscopique destinée à la répétition des mêmes épisodes, saisis sous un autre angle et à travers d’autres yeux.

Les personnages sont modelés par le créateur qui leur a confié ses idées, sa voix, son pouvoir d’évocation. D’une part, ce n’est plus l’auteur qui nous parle, mais ce sont plutôt Segalen, Simon, Guillaume et bien d’autres qui évoquent l’exil en Chine pendant des périodes différentes; c’est M. Liu qui, en tant que Chinois, fournit de son témoignage; c’est Chessman qui établit le plan de son roman unique et total … Nous sommes avec ces personnages, et ce sont leurs points de vue, leurs mots que nous entendons. D’autre part, l’auteur se trouve derrière ses personnages en s’exprimant par plusieurs voix. Les personnages ne sont que des incarnations d’idées, des supports ou des outils par lesquels le romancier crée son oeuvre.

Nous avons ainsi de multiples intrigues et aventures racontées à la troisième personne, véhiculées tour à tour par les points de vue de Segalen, de Simon, de Guillaume, d’Otrick, de Chessman, de M. Liu … La parole de chacun joue un rôle important puisqu’elle constitue les moments romanesques où les points de vue des personnages prennent le plus d’épaisseur humaine et donnent les clefs de leur cheminement et de leur destin.

Tous les personnages exilés en Chine cherchent en fait à réaliser leur projet. Segalen est chargé d’une mission d’archéologue; Otrick, ambassadeur hollandais cherche depuis trente ans à rédiger des ouvrages sur Segalen; Simon, expert français, reçoit les ouvrages inachevés d’Otrick dans l’intention de les terminer; Guillaume, attaché de presse à l’Ambassade de France à Pékin, prépare une thèse sur Segalen, puis un livre sur la Chine. Le projet dont parle l’écrivain Chessman concerne un gros livre composé d’une centaine de personnages, visant à embrasser les foisonnements et la destinée à l’infini …

Cependant, tous ces personnages échouent dans leur projet initial, et leurs aventures aboutissent également à l’échec. Segalen interrompt sa mission en raison du déclenchement de la guerre. Ses successeurs ne réussissent pas à retracer ses itinéraires: Simon et Guillaume sont chassés de Chine dans Le Sac du Palais d’Eté et voient avorter leur projet chinois dans Chine; Otrick met fin à ses jours; le roman de Chessman piétine … En fait, ces personnages ne montrent que leurs points de vue sur la Chine. Par exemple, Segalen porte sa vision sur une Chine ancienne et des Chinois légendaires, comme ce qu’il a exprimé dans une de ses lettres: “Au fond, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine.” 26 Les regards de Segalen restent fixés sur des vestiges millénaires, et ceux de ses successeurs se portent à la fois sur une Chine fascinante et sur une autre hostile.

L’échec des aventures est parallèle à celui de la compréhension de la Chine et à son accès. Tous les personnages éprouvent que la Chine n’est ni compréhensible ni accessible. Par exemple, Simon se rend compte qu’il “ne connaîtra jamais ce pays” (SPE 25); Guillaume dit: “Je suis venu ici pour comprendre et je ne comprends plus rien.” (SPE 93) L’incompréhension devient un point de vue commun des personnages. Elle sert d’écho et entraîne les exilés dans un état passivité, “tout le monde engraissait à Pékin; la chaleur et l’alcool, l’inactivité.” (SPE 126). Les personnages sont tous attirés par l’Histoire, la culture et les civilisations chinoises, mais profondément choqués par la Révolution culturelle et les événements de Tian An Men, dont la réalité est, aux yeux des Occidentaux, cruelle et incompréhensible.

Certains personnages quittent la France ou l’Europe dans l’intention de mieux la comprendre en la confrontant avec leur vision de la Chine. Les Occidentaux exilés se rencontrent en Chine pour avoir chacun sa propre expérience. La Chine représente un centre d’exil où se confondent toutes les aventures et tous les destins.

Le beau palais impérial, construit par des Jésuites au XVIIIe siècle, est un symbole de la fusion culturelle et architecturale entre la Chine et l’Occident, un témoignage de la tentation chinoise. Le saccage de ce palais par des militaires occidentaux a causé l’hostilité chinoise et l’échec occidental. Tous les points de vue tendent finalement vers l’échec que connaissent les exilés: Segalen au début du XXe siècle; Simon pendant les années cinquante et soixante; Otrick, Guillaume et Chessman pendant la Révolution culturelle; Simon, Guillaume et Chessman revenus, mais déçus pendant les événements de Tian An Men.

‘“Mais je quitte la Chine avec, quand même, un fragment d’espoir. Et c’est quelque chose, l’espoir que j’avais oublié avant d’arriver ici.” (SPE 736) ’

Guillaume, comme bien d’autres personnages, garde toujours l’espoir de renouveler l’expérience chinoise malgré l’échec. C’est pourquoi il revient à Pékin vingt ans après dans Chine. D’une part, le romancier insiste sur la fascination exercée par la Chine et sur l’exil le plus représentatif en Chine, d’autre part, il évoque un parcours initiatique: les personnages échouent, mais initiés. On a l’impression de poursuivre une réalité qui échappe.

L’auteur fait en fin de compte la confusion du réel et de l’imaginaire, du vécu et du rêvé. Il joue de l’entrecroisement des visions et des points de vue sur les êtres et les événements tout en donnant une grande variété de focalisation et de changements d’optique. Il orchestre à sa manière les ressources polyphoniques du roman en adoptant une forme romanesque qui incarne tout ce qu’il veut exprimer. Par le biais de ses personnages, il montre une vision de la Chine et du monde qui accroît le pouvoir créateur, dont il cherche un écho qui se mêle à toutes les voix.

Lorsque Flaubert a décrit des scènes concernant les Révolutions de 1830 et 1848 dans L’Education sentimentale, il les a transposées à partir des documents consultés sans porter de jugement. Il en est de même pour P.-J. Remy. A l’exception des paroles de ses personnages, il cite des articles de presse et des journaux muraux afin de montrer toutes les voix et tous les points de vue. Ainsi, il déploie des visions de la Chine par la voix et les yeux des autres sans porter de jugement.

La multiplicité des points de vue se présente également dans le projet d’écrire un livre sur la Chine. Non seulement Chessman tente de l’écrire, mais aussi d’autres personnages envisagent de le réaliser. Par exemple, Otrick a aussi envie d’écrire:

‘“l’idée de ce livre qui répandrait des images, des instantanés, des visions multicolores et diverses de ce pays et qui, sans juger ni démontrer, montrerait seulement.” (SPE 698) ’

Guillaume tente lui aussi de montrer la Chine:

‘“Je commence à entrevoir ce que je ferai. Seul un livre énorme où l’on se perde … Un livre à facettes, à images multiples. Mais surtout, ne pas juger. Montrer une Chine que j’ai vue et celle que j’aurais voulu voir. Utiliser mon témoignage et celui de ceux qui sont venus avant moi; ceux des Chinois eux-mêmes afin d’en tirer une vérité qui soit au-dessus de tous les témoignages …” (SPE 738)’

Leur idée est un résumé des grandes lignes des deux romans: Le Sac du Palais d’Eté et Chine. La multitude de visions et de témoignages y jouent le rôle essentiel.

La vision du romancier explore en fait le dedans et le dehors, les intersections, les réfractions dans un kaléidoscope où l’angle de vision, l’étendue et la perspective du champ varient constamment suivant un va-et-vient de personnages. P.-J. Remy recourt au résumé des idées sur l’écriture, ainsi au puzzle où se fondent ou se morcellent les flashes d’aventures de l’un et de l’autre, interrompus souvent par l’apparition d’un nouveau venu ou d’un nouvel événement. Ses personnages se complètent, et son oeuvre revêt un caractère d’ensemble.

Cette idée d’ensemble ou de totalité est maintes fois répétée dans l’oeuvre. C’est ainsi que le héros Gérard, qui veut rassembler la diplomatie de Gunther, la beauté de Marion, la désinvolture de Cyril et son propre goût du sérieux sans excès, envisage cette possibilité: “à nous quatre nous étions parfaitement complémentaires” (DEu 192).

La multiplicité des points de vue permet effectivement à l’écrivain “d’enrichir la diversité des approches d’une même réalité et de contribuer ainsi au mouvement baroque qui est celui du livre” (SJR 103) en rendant le sujet plus riche et le roman plus abondant. En fait, l’oeuvre explore le sujet de la multiplicité des “Moi” en déployant un enchevêtrement d’aventures, de drames, de sentiments et d’idées, vécus ou incarnés par les personnages. La vision de P.-J. Remy romancier est celle du vécu, et son monde devient celui des expériences acquises. Nous ne pouvons entendre une voix que lorsqu’elle répond en écho à celles des autres. L’écriture devient donc une synthèse qui englobe tous les personnages, les lieux, les mouvements, les aventures.

Notes
25.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.428.

26.

Victor Segalen, Stèles, Peintures, Equipée, Club du Meilleur Livre, Paris, 1955, p.13.