2.1. La Réapparition des personnages

Le retour des personnages d’un roman à l’autre de La Comédie humaine, récurrence incessante de Vautrin, de Rastignac, de Rubempré …, constitue l’un des procédés remarquables de la technique balzacienne. Les apparitions et les réapparitions des mêmes personnages sont en quelque sorte pour Balzac un complément nécessaire du regroupement des romans qui forment l’ensemble de son univers romanesque.

Il en est de même pour P.-J. Remy, qui a toujours l’intention de donner vie et mouvements à un monde tout entier et de décrire la diversité d’un univers avec des points de vue différents. Le retour des personnages déjà présentés ailleurs nous rappelle leur existence, comme s’ils n’étaient plus imaginaires, comme s’ils devenaient des compagnons de route. Les personnages, survivant encore, reviennent successivement pour continuer à raconter leurs aventures ou à défier leur destin, ce qui enrichit largement l’oeuvre de notre metteur en scène.

Etant donné qu’il y a chez P.-J. Remy de nombreux personnages récurrents, nous en choisirons seulement quelques-uns pour analyser leur rôle. Nous retenons particulièrement Simon, Guillaume, Otrick, M. Liu, Chayral, Chessman, Lavenant, le héros-peintre …

Dans Le Sac du Palais d’Eté, Simon était un expert français qui travaillait depuis les années cinquante pour la Chine nouvelle. Il menait un exil voulu dans ce pays qui le fascinait autant que Victor Segalen. Dans Chine, Simon, devenu haut fonctionnaire, a désigné Guillaume comme ambassadeur de France à Pékin, tout en espérant pouvoir réaliser des projets en Chine. Par le retour de ce personnage, l’auteur nous a présenté en effet une des figures des aventuriers occidentaux, dont le destin personnel se liait à celui du groupe et aux événements historiques.

Nous avons déjà rencontré Guillaume dans Et Gulliver mourut de sommeil, où il a séjourné en Amérique. Ce personnage nous a fait connaître son goût du voyage et de l’aventure, imprégné toujours par la passion de la musique et de la peinture, la rencontre, la solitude, l’exil, l’écriture … Tous ces thèmes reviennent sans cesse dans l’oeuvre. Guillaume est en quelque sorte un précurseur qui, sorti des rideaux de la comédie de P.-J. Remy, a annoncé le programme et les thèmes principaux du spectacle.

Dans Midi ou l’attentat, Guillaume a fait un stage à Oran au début de la Guerre d’Algérie. Pour le jeune Guillaume, le but de ces deux voyages était de découvrir le monde. Son premier voyage était imprégné des passions, des idées et des rêves, et le deuxième, de la terreur aveugle, de la haine et du désespoir. Le contraste entre ces deux voyages est évident. La violence était cruelle et elle pouvait tout détruire sans laisser place au bonheur 28 . Par le biais de ce personnage, l’auteur voulait probablement condamner la violence et l’absurdité des hommes tout en appelant la paix: “un jour, plus personne ne tuera personne” (MA 120). Et Guillaume, qui, pour sa part, a connu la complexité du monde, ne pourrait plus vivre ni dans la naïveté, ni dans le rêve.

Guillaume a réapparu ensuite comme journaliste dans Le Sac du Palais d’Eté et comme diplomate dans Chine. Après Victor Segalen, Simon et d’autres Occidentaux, il tentait également un exil absolu en Chine.

Otrick qui a joué le rôle d’un diplomate étranger à Pékin était un personnage lourd de secrets et de mystères. Il s’est suicidé dans Le Sac du Palais d’Eté, mais réapparaît à maintes reprises dans Chine aux moments où ses amis évoquent des souvenirs.

L’auteur a attribué d’une façon évidente à ces trois personnages le rôle de successeur de Segalen pour renouveler la tentative de Chine, ranimer les aventures, reparler d’exil et retracer les destins humains. Tout ce à quoi les personnages s’attachaient est évoqué par petites touches dans le décor et le style du roman, ainsi qu’avec l’Histoire. A travers ces trois personnages venus ou revenus en Chine dans des périodes différentes, P.-J. Remy montre, d’une part, le paradoxe d’une Chine millénaire et contemporaine, d’autre part, la désillusion de la tentative chinoise des Occidentaux de plusieurs générations. La Chine reste toujours incompréhensible et inaccessible à tel point que tous les exilés occidentaux n’ont pas pu échapper à l’échec. En créant ces personnages, l’auteur a mis en évidence ses inquiétudes, ses angoisses, sa quête, ses déceptions, ses espoirs …

Quel est le rôle joué par M. Liu, lettré chinois qui intervient dans plusieurs livres concernant la Chine? Dans Une Mort sale, il était un malade en train de jouer au jeu de go avec Chayral, écrivain français, également malade. Malgré la dégradation de sa santé, M. Liu restait toujours lucide. Au fur et à mesure que l’écrivain français évoquait sa vie, M. Liu en faisait l’analyse et en a tiré une conclusion. L’impuissance de Chayral, tant au physique qu’en écriture (cf. MS 163 et 167) a entraîné en fin de compte sa mort, que notre auteur a considérée comme “une mort sale”. Il a traité cette mort, d’une façon symbolique, comme “la mort de l’Occident” 29 , puisque les forces militaires américaines voulaient à cette époque-là conquérir le Vietnam. M. Liu est mort à son tour. Selon P.-J. Remy, il y a des morts sales et

des morts propres, ce qui correspond bien à sa conception des personnages: positifs et négatifs. Même les personnages ayant des traits négatifs sont considérés par lui comme porteurs de sens significatifs, puisqu’ils veulent tous sortir d’eux-mêmes. Nous reviendrons plus tard sur ce point.

M. Liu a réapparu respectivement dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine, où l’auteur lui a accordé le rôle de témoin de l’exil mené successivement par Simon, son collègue de travail, et par Guillaume, son collaborateur aux projets en Chine. En même temps M. Liu a apporté un témoignage sur la Révolution culturelle et les événements de Tian An Men, dont il était lui-même deux fois victime: humilié, maltraité dans le premier cas; limogé dans le deuxième. M. Liu, lui non plus, n’a pas pu échapper à son destin.

Jean Chayral était l’écrivain malade et impuissant d’Une Mort sale. Nous le retrouvons dans Comédies italiennes en train d’écrire à son ami anglais. Il a inventé dans ses lettres un bonheur qu’il ne possédait pas et une Italie irréelle. Dans ce roman, l’auteur lui a donné une vie ressuscitée pour qu’il puisse continuer à écrire.

Jean Chayral est revenu, dans Désir d’Europe, comme conservateur à l’abbaye de Vaurs, où il écrivait un livre (DEu 446). Nous assistons chez ce personnage à une rédemption par l’acte d’écrire. Pour P.-J. Remy, cette rédemption est vitale. Grâce à elle, Jean Chayral peut survivre: à défaut de quoi, comme pour Gérard, héros du même roman, il lui serait impossible d’échapper au drame du suicide.

Nous retrouvons également la silhouette de Jean Chayral dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine sous le nom de Chessman. Il y a joué le rôle d’un écrivain anglais. Pourquoi l’auteur a-t-il voulu ce changement d’identité? Selon P.-J. Remy, d’une part, tous les écrivains se ressemblent plus ou moins, quelle que soit leur identité; d’autre part, Chessman est considéré comme le double de Jean Chayral. L’écriture était donc aussi importante pour l’un que pour l’autre. Ils pratiquaient le même travail de création littéraire et se sont heurtés aux même obstacles.

L’auteur a ainsi chargé Chessman d’exprimer toutes ses idées sur l’écriture et d’exposer les angoisses, les inquiétudes et les problèmes qu’un écrivain peut rencontrer. Dans Le Sac du Palais d’Eté, les idées et les procédés techniques d’écriture que Chessman a envisagés deviennent finalement les points essentiels de la création du livre. Ce personnage est en réalité le porte-parole de l’auteur. Dans Chine, Chessman était constamment hanté par son vieillissement et son impuissance à écrire. Il essayait d’en sortir, mais il n’a pas pu y arriver. L’échec de ce personnage est lié évidemment à ceux des autres et du groupe. A travers Chessman, P.-J. Remy montre également sa crainte de vieillir et son angoisse de ne plus écrire 30 . Chessman est une illustration parfaite du type que l’auteur a voulu incarner.

Lavenant, metteur en scène dans Chine, a été inspiré par Antoine Vitez, homme de théâtre, que P.-J. Remy apprécie énormément. Eprouvant toujours une passion particulière pour le théâtre, il souligne, par le biais de ce personnage, que le théâtre peut tout représenter et il tente de suivre Vitez pour “faire théâtre de tout” (Ch 10).

Dans Chine, Lavenant remet en scène non seulement des pièces de Claudel, mais aussi des actualités toutes récentes de la Chine. En réalité, l’auteur et son personnage sont tous deux metteurs en scène pour montrer les images concernant des aventures humaines et pour les faire revivre ensuite: l’un par le roman, l’autre par l’intermédiaire de pièces.

Il y a évidemment un lien entre la pièce écrite et celle qui est jouée en scène, entre l’écrivain et l’homme de théâtre. Selon notre romancier, le monde n’est-il pas un spectacle?

Nous avons rencontré à nouveau le personnage de Lavenant dans Désir d’Europe, où il continuait à diriger son théâtre. Cette fois, c’est sur la scène européenne, notamment concernant la chute du Mur de Berlin. P.-J. Remy a mêlé une fois de plus les événements historiques à la fiction et la réalité à l’imaginaire.

En ce qui concerne le retour du personnage-peintre, il y a dans l’oeuvre trois peintres qui retiennent notre attention: Binet dans Des Châteaux en Allemagne, Cyril de Désir d’Europe et le peintre âgé d’Aria di Roma. En fait, ces trois peintres ne font qu’un puisque notre romancier les a chargé de montrer successivement leurs cheminements et leur réflexion sur l’art.

En fin de compte, un des héros les plus récurrents de P.-J. Remy, celui qui est devenu l’incarnation de l’écriture, est sans aucun doute le narrateur-écrivain, apparu dans La vie d’Adrian Putney, Poète, qui recherche la maîtresse du poète, puis dans Rêver la vie , où il racontait sa vie dès la naissance 31 , ensuite dans Salue pour moi le monde, où il mêlait la Tétralogie de Wagner à la réalité, de même dans Un Voyage d’hiver, où il écrivait à son amante viennoise, puis dans Le Dernier été, où il évoquait sa vie adolescente, dans Toscanes où il a retrouvé l’énergie pour la vie et l’écriture, ensuite dans L’Autre éducation sentimentale, où il se rappelait toute sa jeunesse, et dans Algérie, bords de Seine, où il se souvenait de son séjour en stage à Oran.

A travers ce personnage central nous connaissons les étapes de l’apprentissage et du cheminement de l’écrivain, ses préoccupations, ses angoisses, sa passion et son désir. A partir de ce narrateur, P.-J. Remy a essayé de brosser le portrait de toute sa génération et de toucher tout un monde à la fois réel et imaginaire, un monde marqué par la diversité et la multiplicité et unifié par la réapparition des personnages.

Ainsi, pour comprendre Chine et les allusions faites à Segalen, à Simon, à Guillaume ou à Chessman, il nous suffit de lire Le Sac du Palais d’Eté où sont évoquées leurs aventures précédentes. Pour connaître les personnages déjà créés, il faut relire les romans dans lesquels ils ont déjà joué leur rôle. Grâce à la réapparition des personnages, les romans communiquent entre eux.

Le retour des personnages, c’est en quelque sorte la transposition dans le roman-fleuve. Mais qu’est-ce que le roman-fleuve sinon une perspective, l’intervention dans l’espace d’une autre aventure, d’un temps passé? Grâce aux aventures précédentes, nous connaissons mieux les personnages récurrents. A force de revenir, ils prennent du poids. Par exemple, lorsqu’on parle d’un écrivain impuissant à écrire, on pense à Chessman. Guillaume représente le diplomate-écrivain. Binet est la figure du peintre. Ces personnages deviennent types, et finissent par se familiariser avec nous. Ils donnent ainsi l’impression d’entrer dans un monde réel: ils voient de leurs propres yeux les événements historiques, ils racontent leur expérience, ils deviennent des personnages réels. Voilà un effet réel créé par l’auteur.

Le retour des personnages est en fait la présence d’un monde où les héros et les figurants se retrouvent et parlent de nouveau de leurs préoccupations et de leur recherche. D’une certaine façon, le personnage qui mène une recherche perpétuelle fait retour sur lui-même: on redouble constamment. Il s’agit en réalité du retour d’une écriture infiniment à refaire. La répétition est, à chaque fois, un commencement.

Notes
28.

P.-J. Remy, Midi ou l’attentat où Jean Claude, journaliste et ami de Guillaume, est tué par une bombe en laissant sa fiancée Marianne dans un deuil perpétuel.

29.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.434.

30.

cf. Entretien avec P.-J. Rémy du 11 janvier 1996, p.443.

31.

Dans Les Enfants au parc, sa mère Marie-Thérèse et son grand-père Jean-Baptiste ont été mentionnés, cf. p.51.